30 décembre 2022

Une île a essayé de se doter d’une production électrique 100% renouvelable : un échec abyssal !

Et bien oui. L’île de El Hierro (archipel des Canaries), a tenté de le faire. La presse mondiale a célébré cette tentative au démarrage du projet.

C’est un échec abyssal !

Sur le papier, l’île avait pourtant tout pour être un prototype idéal de la transition énergétique :

Moins de 300 km2 et de 11.000 habitants, isolée (pas de câble d’alimentation électrique venant d’ailleurs), mais un régime de vent favorable et un relief escarpé (sommet à 1.500 m) permettant d’installer une STEP (Station de Transfert d’Énergie par Pompage) à 700 m d’altitude à moindre coût, en utilisant un cratère de volcan inactif, dont avec peu de génie civil.

Une STEP est supposée être le moyen le plus efficace de stocker les surplus d’énergie éolienne : le surplus d’électricité produit par les éolennes est utilisé pour pomper de l’eau vers un réservoir en hauteur, agissant comme un lac de barrage, relâchant ensuite son eau vers une usine hydroélectrique en contrebas en cas de besoin.

La possibilité d’installer une STEP à « moindre coût », en l’absence d’autre alternative de stockage digne de ce nom (le stockage batterie ou hydrogène relève pour l’heure du fantasme technologique très loin de la faisabilité concrète, pour une autre fois), laissait espérer que les générateurs diesels de la centrale existante, qui ont été conservés par prudence, ne fonctionneraient que lors de périodes de creux de vent tout à fait exceptionnelles.

Voici le schéma de l’installation, inaugurée en 2015. Les 11,5 MW de puissance éolienne installée représentent 2,8 fois la puissance moyenne demandée sur l’île.

Les conditions de vent laissaient espérer un facteur de charge des éoliennes de 50 %, très loin au-dessus de ce qu’on observe généralement dans l’éolien continental (France ≈14 %, Allemagne Idem).

Et l’ensemble du projet, subventionné par l’Union Européenne, a été conçu sur des bases techniques conformes aux meilleurs standards du moment. Notamment, les éoliennes Enercon (allemandes) sont conçues pour « lisser » les à-coups du vent, limitant théoriquement leurs impacts sur la stabilité de la grille.

Une étude technique de 2012 concluait que la turbine hydraulique de la STEP serait un bien meilleur stabilisateur de réseau que les générateurs diesel de secours.

Bref, le projet naissait sous les meilleurs auspices, et lors du lancement du projet en 2015, la presse du monde entier a chanté les louanges d’El Hierro, « première île autonome grâce aux énergies renouvelables« .

L’investissement a tout de même coûté la bagatelle de 82 M €, pour 5 éoliennes, 16,5 M€ par turbine. Et ce sans compter l’usine diesel, pré-existante, juste améliorée pour l’occasion. Les détails du projet sont accessibles ici.

Par comparaison, en France, on estime le coût d’installation d’éoliennes de 2 à 3 MW avec simple raccordement à la grille (sans STEP ni aucun autre dispositif de lissage) entre 2 et 4M€.

La STEP, malgré des conditions favorables, car le réservoir supérieur est situé dans un ancien cratère volcanique, donc n’a pas nécessité de lourd génie civil, a tout de même représenté les 2/3 du programme.

Bref, toutes les chances étaient du côté du projet, qui a été mis en service en 2015.

Pourtant, les résultats ont été, c’est le moins qu’on puisse dire, très loin des attentes.

Tout d’abord, des ingénieurs ont noté que le réservoir de la STEP avait été très fortement sous-dimensionné, le cratère existant n’étant pas extensible. S’il avait fallu construire une STEP plus importante, en supposant qu’un autre site ait été possible, cette STEP aurait évidemment coûté beaucoup plus cher.


Or, le système complet turbines + STEP « à l’économie », on l’a vu, a quand même multiplié par ≈5 le prix moyen par éolienne installée. On n’ose imaginer ce qu’aurait coûté une STEP correctement dimensionnée…

Bien que les promoteurs du projet en eussent connaissance, le projet avait été vendu comme « net zéro » pour toucher les subventions, mais la taille du réservoir rendait inévitable l’entrée en marche plus fréquente que prévu des diesels de secours.

Mais ce point, pour important qu’il soit, n’explique pas l’ensemble des défaillances du système global.

En effet, les turbines étaient supposées être capables de produire 40 % d’électricité de plus que la demande totale de l’île (50 GWh contre 35), et l’on espérait que malgré le réservoir trop petit, la somme de l’électricité « vent+stockage » fournie à l’île soit supérieure à 65 %.

Dès les premières années, ce résultat n’a pas été atteint, l’électricité décarbonée ne représentant que 40 % du total entre 2015 et 2017.

 

Et comme l’électricité ne représente que 23 % de la consommation d’énergie primaire de l’île, l’installation décarbonée n’a représenté que moins de 10 % de la consommation énergétique de l’île. Très loin de l’autonomie chantée par la presse, donc.

2018 et 2019 ont été meilleures, avec 56 et 54 % d’électricité non carbonée. On a cru que le projet était sur de bons rails. Mais en 2020, la situation s’est à nouveau détériorée, puisque d’après le site de l’exploitant, l’usine diesel (Llanos Blancos) représente toujours 58 % de l’électricité produite dans l’île.

L’exploitant, GdV, essaie de publier les chiffres sous un jour flatteur en « nb d’heures 100 % renouvelables ». 2300 en 2018, 1293 en 2020.

Sauf que cela ne représente que 26 et 14,7 % du temps. Le reste: mix Diesel et vent, et souvent 100 % diesel.

Et vous noterez à quel point cette performance déjà médiocre une « bonne » année est erratique du fait de la variabilité du vent d’une année sur l’autre.

L’ingénieur allemand Benjamin Jargstorf a réalisé un examen détaillé des 2 premières années de fonctionnement du système.

Ses conclusions sont surprenantes:

Les 5 éoliennes ont rarement fonctionné à leur capacité maximale. Leur production a fréquemment dû être réduite de 11,5 à 7 ou 8 MW de puissance pour des problèmes de stabilité de la grille. De fait, le facteur de charge réel des éoliennes se situe nettement sous 40 %.

Pire, une partie des problèmes d’instabilité proviennent de la STEP. Les « temps de réaction » des turbines de la STEP sont trop élevés par rapport aux variations parfois quasi instantanées de la production liée au vent, malgré les capacités de lissage des turbines Enercon.

Résultat, alors que les promoteurs du projet espéraient pouvoir « éteindre » complètement les diesels, ils ont dû se résoudre à les laisser tourner le plus souvent au ralenti, comme dans un backup classique éolien-gaz, de façon à ce que l’énergie cinétique des turbines permette des redémarrages quasi instantanés en cas de variation de charge rapide de l’éolien sur le réseau.

L’étude de 2012 (citée plus haut) qui soutenait que la STEP ferait un meilleur job que le diesel s’est donc lourdement plantée.

Pire, l’usine hydroélectrique n’a produit que 4 % de l’électricité fournie au réseau (en 2016) au point que Jargstorf estime qu’un fonctionnement purement « diesel-vent » serait plus efficace en termes de réduction totale de la consommation de fuel.

Le site « Energy Matters » tient à jour un portail qui listait et commentait les rapports de performance d’El Hierro jusqu’en 2019 (le site a cessé de publier depuis). Parmi d’autres voici un exemple de diagramme de production d’électricité sur l’île du 16 au 19 juin 2017.

On voit clairement: que malgré le surplus de vent le 16, le diesel n’est jamais arrêté, que l’hydraulique ne pourvoit qu’à une fraction du déficit de vent les 17 et 18, et que c’est le diesel qui « tient la baraque«  du 17 au 19.

La période de fonctionnement la plus favorable du système semble avoir eu lieu de juillet à septembre 2018 : Visiblement, la STEP, malgré son coût, n’absorbe que de très courtes périodes sans vent. Dès que le calme se prolonge, le diesel reste absolument indispensable.

Les éoliennes n’ont pas été capables d’assurer le remplissage du réservoir (bien que trop petit) en permanence, du fait de leur incapacité de produire au max de leur capacité lorsqu’il y avait assez de vent, et de périodes sans suffisamment de vent plus longues que prévu.

En 2018, les 18 employés de l’usine de backup diesel de Llanos Blancos ont fait grève, le nombre d’opérations nécessaires pour assurer le maintien du fonctionnement de la grille de l’île ayant été multiplié par 4 depuis la mise en service du système combiné vent+STEP – Apparemment, le maintien de la stabilité de la grille demande bien plus de travail aux salariés de l’opérateur qu’une grille classique.

Bref, pour une demande instantanée moyenne de 4,6 GW, l’île dispose d’éoliennes de 11,5 MW, d’une centrale hydroélectrique de 11,32 MW (cf twitt n°6), et d’un backup diesel de 11,2 MW. Trois installations redondantes qui n’ont décarboné que 40 % de l’électricité de l’île.

Trois installations pour le prix d’une !

Il faut bien payer pour toute cette redondance. Le prix de revient du KWh sur l’île est estimé à 80 Cts d’€ (d’autres estimations parlent de 1,38 € du KWh)
4 fois plus que la moyenne européenne, 7 fois plus qu’aux USA.

Ce prix est très subventionné par le gouvernement espagnol et l’UE. L’habitant ne paie que le tarif national, 25 cts. Le conseil de l’île, qui possède les 2/3 de GdV, a négocié une subvention de 12M€ basée sur la capacité installée et non sur les résultats réels !

Résultat, le conseil de l’île réalise un excédent de 14 M€ sur une centrale qui ne contribue qu’à réduire de 10 % la part totale d’énergie primaire carbonée consommée par une île de 10 000 habitants.

GdV indique une économie de Fuel de ≈6000t en 2020, et 7600 en 2018. Soit entre 15 500 et 18 200 t de CO2 économisées. Une subvention de 12M€ correspond donc à un prix de la tonne de CO2 entre 659 et 774€.

Sur les marchés des crédits carbone, la tonne vaut 87 euros en Europe (et en valait moins de 30 en 2020). Elle vaut moins de 30 USD en Californie. De là à parler de hold up…

 

Jargstorf relaie l’hypothèse parfois émise que les politiciens de l’île et les promoteurs ont délibérément grugé les subventionneurs en leur faisant miroiter un faux Net Zéro qu’ils étaient certains de ne pas accomplir.

Bref, malgré des conditions de vent hyper favorables au départ, et un relief permettant d’installer une STEP, ce projet peut être qualifié de désastre technologique et économique, alors qu’il était supposé montrer la faisabilité d’une grille 100 % renouvelables même si les habitants et élus de l’île continuent de chanter ses louages et clamer qu’il s’agit d’un succès, ce qui, de leur point de vue (€€€), est exact…

Quelles leçons tirer de ce projet ?

  1. Les STEP ne sont pas, en l’état actuel de la technologie, une solution miracle pour lisser l’intermittence de l’éolien. Bien qu’elles soient malgré tout moins chères que des batteries ou qu’une chaîne logistique à hydrogène, elles multiplient par un lourd facteur le prix unitaire des éoliennes et ne remplissent pas correctement leur rôle d’amortisseur d’intermittence et d’à-coups de grille. Et le prix d’une STEP correctement dimensionnée serait encore plus élevé que dans le projet espagnol et de toute façon, le nombre d’endroits où on peut en installer n’est pas illimité, un relief important est indispensable. En France, le potentiel de production par STEP est de 6 à 7 TWh par an au plus, soit moins de 5 jours de consommation d’électricité au rythme actuel, et bien moins si on prétend électrifier un grand nombre d’opérations actuellement assurées par des « processus flamme »
  2. À partir d’un certain pourcentage d’éolien dans une grille, en l’état actuel des meilleures technologies de turbines, la stabilité du réseau devient problématique et nécessite de faire opérer les éoliennes très en dessous de leur capacité nominale. Sachant que seules les centrales fossiles semblent avoir la réactivité nécessaire pour amortir les à-coups des parcs éoliens, et que peu de sites présentent une géographie de vent aussi favorable que El Hierro, on peut donc dire que l’électricité éolienne est une électricité fossile, légèrement décarbonée par un peu de vent. C’est particulièrement évident en Allemagne, où depuis mi-Novembre, les backups charbon et gaz tournent à plein régime pour compenser une longue période sans vent ni soleil.
  3. Les promesses « sur le papier » des projets d’énergies renouvelables ont une valeur inversement proportionnelle aux subventions qu’ils peuvent rapporter. Aveuglés par le hype écolo-correct, les gouvernements perdent tout discernement… avec l’argent du contribuable.

Sources de cet article :

2015, « le système énergétique durable de El Hierro » https://www.researchgate.net/publication/282575056_Sustainable_energy_system_of_El_Hierro_Island
2012, « la stabilité d’un système basé sur les renouvelables, le cas de El Hierro » https://oa.upm.es/16149/1/INVE_MEM_2012_132470.pdf

L’étude de Jargstorf

Les rapports de performance trimestriels de l’installation analysés par Energy Matters

Les stats de GdV

L’état des lieux de la faisabilité économique et technologique du stockage d’électricité (El Hierro à partir du chapitre 7), par Francis Menton:

Posté par José Martí pour le Saker Francophone

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