La première définition de l’emblème qui figure sur le drapeau de l’Organisation des Nations Unies se trouve dans un rapport du Secrétaire général en date du 15 octobre 1946 :
«Une carte du monde figurée en projection azimutale équidistante; le pôle Nord servant de centre; autour de la carte, une couronne de branches d’olivier stylisées et croisées; le tout en or sur un champ gris-bleu, les mers en blanc. La projection de la carte s’étend jusqu’au 40e degré de latitude sud, et comprend quatre cercles concentriques.» [1].
1. Badge des participants à la conférence de San Francisco d’avril 1945 (cliché: V. Capdepuy) | 2. Couverture de la Charte des Nations Unies (cliché du 27 juin 1945, document photo: Associated Press) |
Cet emblème, qui est alors largement utilisé dans les papiers des Nations Unies (laissez-passer, en-têtes, enveloppes, etc.), est dérivé d’un dessin créé en avril 1945 par les membres de la Section des présentations graphiques du Bureau des services stratégiques des États-Unis en vue de créer un badge pour les participants à la conférence de San Francisco qui, réunie d’avril à juin 1945, s’est achevée par la création de l’Organisation des Nations Unies (fig. 1).
On retrouve le même dessin sur la couverture et sur la première page de la Charte adoptée le 26 juin 1945 (fig. 2 et 3). On remarquera que la carte, centrée sur le pôle Nord, est axée sur les États-Unis, ce qui peut s’expliquer par la localisation de la conférence inaugurale et par le rôle des États-Unis dans la seconde guerre mondiale. La puissance mondiale a incontestablement basculé de l’Europe aux États-Unis.
3. Page de titre de la Charte des Nations Unies (cliché du 28 juin 1945, document photo: Associated Press) |
Mais ce même rapport du 15 octobre 1946 dresse le constat du caractère provisoire de cet emblème et de la nécessité pour les Nations Unies de se doter d’insignes officiels:
«Cependant, en traitant de l’adoption d’un sceau et d’un emblème officiels pour les Nations Unies, il importe d’insister sur ceci: les Nations Unies ne sont nullement engagées à employer ce dessin ou tout autre dessin déterminé, et l’Assemblée générale doit se considérer comme libre d’adopter le dessin quel qu’il soit, qu’elle juge le meilleur.» [1].
En réalité, de cette liberté, il ne sera guère usé tant l’emblème définitif ressemblera au premier dessin. Cependant, c’est dans les quelques détails de la divergence que je voudrais trouver le sens d’une analyse géohistorique.
Un premier projet est proposé le 18 novembre 1946 par la Sixième Commission, en charge des questions juridiques [2]; puis un second quelques jours plus tard, le 26 novembre [3], adopté le 7 décembre 1946 [4]. La différence entre les deux projets est minime (fig. 4). En revanche, le projet du 18 novembre marque une rupture par rapport au dessin initial: «Il a été modifié de manière à comprendre tous les pays jusqu’au soixantième parallèle, au lieu du quarantième, et il a été axé sur le méridien de Greenwich, de manière à ne pas tronquer les pays et à les représenter, autant que possible, dans la position qu’ils occupent par rapport aux points cardinaux.» [5].
L’extension de la carte du 40e au 60e degré de latitude Sud se comprend aisément. L’ensemble des terres habitées sont, en effet, situées en deçà du 60e parallèle. Cela laisse toutefois de côté l’Antarctique, alors terra nullius, qui ne fit l’objet d’un traité juridique international qu’en 1959, quoique toujours en marge de l’ONU [6]. Quant à la justification qui est donnée du pivotement appliqué à la carte, elle est étonnante et n’a tout bonnement aucun sens: dans une projection polaire, les points cardinaux n’ont aucune valeur.
4. Comparaison entre les deux projets du 18 novembre 1946 (à gauche) et du 26 novembre 1946 (à droite) (source: http://www.un.org/fr/aboutun/flag/pdf/ac675.pdf http://www.un.org/fr/aboutun/flag/pdf/ac675rev1.pdf) |
Ce qu’il faut évidemment comprendre, c’est que la nouvelle carte, beaucoup plus proche d’une carte traditionnelle de type Mercator, heurte moins la vision européenne du monde: l’Europe est toujours «au centre», l’Amérique «à gauche», l’Afrique «en bas» et l’Asie «à droite». Était-ce une manière de rééquilibrer la balance des pouvoirs au profit de l’Europe une fois la guerre terminée? On peut le penser mais il faudrait, pour répondre à la question, un véritable travail de recherche dans les archives de l’ONU. On peut également voir là une forme de rééquilibrage cartographique entre les États-Unis et l’URSS. Le premier dessin avait été créé aux États-Unis au début de l’année 1945, en pleine guerre. Un an plus tard, le contexte géopolitique n’est plus le même. Les tensions s’exacerbent et ne se cachent plus sous le voile d’une alliance de circonstance.
5. Le drapeau de l’ONU |
6. Planisphère terrestre (source: J. Cassini, 1696, BNF, Gallica) |
Le 20 octobre 1947, un drapeau est adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies [7]; son dessin reprendra celui de l’emblème de l’ONU, au centre d’un fond bleu pâle (fig. 5). La carte est devenue drapeau.
À côté de cette rotation, un autre aspect particulier de la cartographie appelle réflexion: le choix de la projection azimutale, qui n’est pas banal. La plus ancienne projection azimutale, équidistante et centrée sur le pôle Nord, est due à Guillaume Postel, dont la carte a été éditée en 1581. Ce type de planisphère a été relativement peu utilisé et l’un des exemples les plus célèbres est la carte de Jacques Cassini, qui date de 1696 (fig. 6).
La projection azimutale a le mérite de montrer la totalité du globe dans sa rotondité. C’est l’argument mis en avant par Christian Grataloup dans son choix de ce type pour représenter la mondialisation (Grataloup 2005, 2007). En revanche, à la lueur de ce qui a été dit précédemment, on se rend compte que la neutralité cartographique est utopique. Si la carte est bien centrée sur le pôle Nord, elle n’en demeure pas moins orientée par un axe et privilégie donc un point de vue. C’est précisément ce que l’on retrouve dans l’Atlas de l’Europe dans le monde, sous la direction de Clarisse Didelon, Claude Grasland et Yann Richard (2008): les cartes sont de projection polaire, mais axées sur l’Europe de l’Ouest. À l’inverse, Christian Grataloup n’hésite pas à jouer avec son lecteur en désaxant ses cartes du monde d’une figure à l’autre de sa Géohistoire de la mondialisation (2010).
Pourquoi alors cette projection pour le dessin de la conférence de San Francisco? On peut évidemment penser qu’il y a un lien avec la forme de l’objet, la circularité d’une telle carte s’inscrit parfaitement sur le bagde. Mais le choix d’une projection azimutale révèle surtout l’influence d’un cartographe «non conventionnel», Richard E. Harrison (Schulten, 1998), qui, durant la seconde guerre mondiale, a produit un grand nombre de cartes publiées dans la revue Fortune Magazine, dont certaines ont été rééditées avant même la fin du conflit (Harrison, 1944). Parmi ces cartes, une en particulier a connu un très grand succès. Réalisée en août 1941, elle montre le monde selon une projection azimutale équidistante centrée sur le pôle Nord, ce qui permettait d’embrasser le globe, et donc la guerre, d’un seul coup d’œil (fig. 7). Une deuxième version, actualisée, fut réalisée en mars 1942, avec pour titre: «One World, one War» (fig. 8). Cette nouvelle vision du monde est à mettre en relation avec le conflit en cours, mais également avec le développement de l’aviation. En effet, l’époque est à une prise de conscience nouvelle de la mondialisation, comme l’atteste l’apparition du terme «globalization» en 1943 [8].
Ainsi, en 1942, Wendell Willkie, l’ancien candidat républicain aux élections présidentielles de 1940, désormais rallié à Franklin Roosevelt, fut chargé en tant que représentant spécial du président américain de faire un tour du monde en avion pour rencontrer quelques-uns des principaux alliés des États-Unis. Il réalisa son périple en quarante-neuf jours, du 26 août au 14 octobre 1942 — ce qui correspond, comme il le souligne lui-même, à seulement 160 heures de vol, pour 31 000 miles parcourus. Dans le livre qu’il publia à son retour, il écrit ceci:
«Si j’avais eu quelques doutes sur le fait que le monde était devenu petit et complètement interdépendant, ce voyage les aurait complètement dissipés.» [9].
8. One World, one War (R.E. Harrison, Fortune Magazine, mars 1942) |
Et il ajoute:
«Quand je dis que la paix doit être planifiée sur une base mondiale, j’entends littéralement qu’elle doit embrasser la terre. Continents et océans ne forment pleinement que des parties d’un tout, vues, comme je les ai vues, des airs.» [10].
Or, c’est précisément à partir de l’année 1942 que l’on constate aux États-Unis un véritable engouement pour les représentations cartographiques et pour les atlas. Les titres et les couvertures sont explicites: Toward New Frontiers of Our Global World (Engelhardt, 1943), Our Global World. A Brief Geography for the Air Age (Hankins, 1944), Atlas of Global Geography (Raisz, 1944), Our Air-Age World, A Textbook in Global Geography (Packard et al., 1944). Une illustration, en tête de ce dernier ouvrage, est assez représentative de ce nouveau regard porté sur le monde et de cette fascination pour les cartes (fig. 9). On y voit un garçon, enthousiaste, brandissant une carte représentant une projection polaire axée sur les États-Unis. Le commentaire invite à comparer les distances par avion. Cette carte révèle l’influence majeure du travail de Richard E. Harrison et c’est sans aucun doute qu’on peut dire que c’est elle également que l’on retrouve dans la carte du monde de l’ONU, du moins dans sa version d’avril 1945.
9. Illustration introductive du livre Our Air-Age World, A Textbook in Global Geography (Packard et al. 1944) |
La trame cartographique qui constitue l’essentiel du drapeau de l’ONU et qui pourrait sembler assez neutre en apparence est donc porteuse de sens, car un fond de carte reste une carte, avec tous les choix que cela implique. Ainsi, au regard de ce que représente l’ONU, le choix d’une projection azimutale centrée sur le pôle Nord permettant de montrer le Monde dans sa globalité se comprend assez bien. Mais la carte obtenue, même si elle n’est centrée sur aucun pays, ne peut pas pour autant prétendre être neutre. D’une part, cette projection a pour conséquence de marginaliser l’hémisphère Sud, même s’il ne représente que 25% de l’ensemble des terres émergées. D’autre part, elle axe le regard et, en ce sens, le pivotement du «Monde de l’ONU» en novembre 1946 apparaît clairement comme un recentrement européen, montrant le poids de l’Europe dans le découpage du monde et généralement dans la fabrication de l’image du monde, et garde tout son sens à l’opposition Est/Ouest, avec d’un côté l’URSS et de l’autre les États-Unis (fig. 10).
10. La rotation du monde de l’ONU, 1945-1946: le retour de l’Europe au centre (réalisation: V. Capdepuy) |
Il est intéressant de mettre ceci en relation avec l’évolution des projections élaborées en France par Jacques Bertin. La première projection, qui date de 1950, reste proche d’une projection classique de type Mercator; la deuxième, réalisée en 1953, est une projection polaire à compensation régionale (fig. 11). Bertin se rapprochait ainsi de la projection polaire choisie par l’ONU, mais celle-ci restait peut-être encore trop déconcertante à l’époque. La carte était bien pour un drapeau, pas pour des atlas où les lecteurs devaient se retrouver. Aujourd’hui, la projection de Bertin 1953 est une des plus usitées en France. Elle apparaît sans doute comme un bon compromis. Cependant, on se rend bien compte que les habitudes changent peu à peu et que le public est prêt à regarder le monde autrement. Les cartographes ont un rôle important à jouer. L’influence de Richard E. Harrison dans la création de la carte-drapeau de l’ONU en est une preuve.
11. Les cartes créés en 1950 et en 1953 par Jacques Bertin: l’adoption progressive d’une projection polaire (source: Atelier de Cartographie de Sciences Po). |
Bibliographie
ENGELHARDT N.L. (1943). Toward New Frontiers of Our Global World. New York: Noble and Noble Inc, 140 p.
GRATALOUP Ch. (2005). «L’identité de la carte». Communications, n° 77, p. 235-251.
GRATALOUP Ch. (2007). Géohistoire de la mondialisation. Paris: Armand Colin, coll. «U. Série Géographie», 255 p. ISBN: 978-2-2003-4759-8
GRATALOUP Ch. (2009). L’invention des continents. Paris: Larousse, 224 p. ISBN: 978-2-03-582594-0
DIDELON D., GRASLAND C., RICHARD Y. (2009). Atlas de l’Europe dans le Monde. Montpellier: Reclus; Paris: CNRS GDRE S4, La Documentation Française, 260 p. ISBN: 978-2-11-007524-6
HANKINS G.C. (1944). Our Global World. A Brief Geography for the Air Age. New York: The Gregg Publishing Company, 89 p.
HARRISON R.E. (1944). Look at the World. The Fortune Atlas for World Strategy. New York: Alfred A. Knof, 66 p.
PACKARD L.O., OVERTON B., WOOD B.D. (1944). Our Air-Age World. A Textbook in Global Geography. New York: The Macmillan Company, 838 p.
RAISZ E. (1944). Atlas of the Global Geography. New York: Global Press Corporation, 64 p.
SHULTEN S. (1998). «Richard Edes Harrison and the Challenge to American Cartography». Imago Mundi, vol. 50, p. 174-188.
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