L'ancien secrétaire d'État américain Henry Kissinger, 99 ans, a écrit un éditorial pour le magazine conservateur britannique The Spectator. Il y explique comment le conflit russo-ukrainien pourrait se terminer et quelle place d’après lui les deux pays prendraient dans le monde. RTVI rapporte ici les idées de Kissinger et explore la faisabilité de ces propositions.
Comme l’écrit Kissinger dans un éditorial, l’Ukraine possède désormais l’une des forces terrestres les plus efficaces d’Europe, équipée par les États-Unis et leurs alliés. Par conséquent, après la fin des hostilités, l’Ukraine sera en quelque sorte « connectée » à l’OTAN. « L’alternative de la neutralité n’a plus de sens, surtout après l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Otan », note l’ancien secrétaire d’Etat.
Les propositions de Kissinger pour un règlement pacifique du conflit
Tout d’abord, il a rappelé qu’en mai de cette année, il avait recommandé d’établir une ligne de cessez-le-feu le long des frontières qui existaient au moment où l’opération militaire russe a commencé. Dans le cadre de la négociation, un premier scénario consisterait à ce que la Russie quitte les territoires occupés, mais pas « le territoire qu’elle occupait il y a près de dix ans, y compris la Crimée ». Selon Kissinger, ces territoires pourraient faire l’objet de négociations après le cessez-le-feu.
Il a présenté également un autre scénario, dans lequel la frontière entre l’Ukraine et la Russie, qui existait avant le début de l’opération militaire, « ne pourrait être obtenue par des moyens militaires ou par des négociations ». Partant de cette situation, Kissinger propose d’organiser des référendums d’autodétermination supervisés au niveau international « dans des territoires particulièrement conflictuels qui ont changé de mains à plusieurs reprises au cours des siècles ».
Selon l’ex-secrétaire d’Etat, l’objectif d’un règlement pacifique devrait être à la fois de confirmer la liberté de l’Ukraine et « de définir une nouvelle structure internationale, principalement pour l’Europe centrale et orientale ». Et dans ce nouvel ordre, « la Russie doit trouver sa place », écrit-il.
Kissinger apporte quelques commentaires concernant ce dernier point : « Pour certains, le résultat préféré serait une « Russie affaiblie » après les hostilités. Je ne suis pas d’accord avec cela. Malgré toute sa propension à la violence, la Russie apporte une contribution décisive à l’équilibre mondial et à l’équilibre des pouvoirs depuis plus de mille ans et demi. Son rôle historique ne doit pas être sous-estimé. Les échecs militaires de la Russie n’ont pas éliminé sa capacité nucléaire, lui permettant de menacer l’escalade en Ukraine. Même si cette capacité diminue, la désintégration de la Russie ou la destruction de sa capacité de politique stratégique pourrait transformer la région en un vide contesté couvrant onze fuseaux horaires. Des puissances concurrentes au sein d’un pays peuvent résoudre leurs différends par la violence. D’autres pays peuvent essayer d’étendre leurs revendications par la force. Tous ces dangers seront exacerbés par la présence de milliers d’armes nucléaires ».
Un plan irréalisable pour les experts russes
Andrey Kortunov, directeur général du Conseil russe des affaires internationales (RIAC), lors d’une conversation avec RTVI a réagi dans les termes suivants : « Kissinger est un homme d’État et un politologue respecté. En même temps, tout le monde comprend qu’il est déjà le patriarche de l’establishment politique américain. Certains sont d’accord avec lui, mais d’autres considèrent qu’il n’est plus dans le coup ». Néanmoins, le point de vue exprimé par Kissinger existe. « Peut-être que beaucoup aux États-Unis sont prêts à le rejoindre », s’interroge Kortunov. « Mais à quel point Kissinger peut-il influencer l’administration de Joe Biden ? C’est difficile à dire », ajoute-t-il. « Kissinger a traditionnellement travaillé avec l’administration républicaine, alors que Biden est un démocrate. Par conséquent, je ne surestimerais pas son influence. Bien que sa figure, bien sûr, reste emblématique » souligne Kortunov.
Selon l’expert, il n’est guère possible pour le moment de parler de la mise en œuvre de l’option proposée par Kissinger : cela nécessiterait de trop grandes concessions de part et d’autre. « Pour la Russie, cela signifierait un rejet de ces décisions constitutionnelles qui ont été prises sur l’annexion de nouvelles régions. Pour l’Ukraine, une telle décision signifierait qu’elle refuse – du moins pour un avenir assez long – de restaurer son intégrité territoriale à l’intérieur des frontières de 1991, qui est proclamée comme l’objectif officiel de l’Ukraine pendant ce conflit », déclare Kortunov.
Concernant les perspectives d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, de nombreuses questions se posent également, estime l’expert : tous les pays de l’alliance voudront-ils voir l’Ukraine dans leurs rangs ? Et qu’est-ce que cela signifiera en termes de nouvelle architecture de sécurité en Europe ? « Eh bien, il est naturel qu’en Russie, l’idée d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ne soit guère bien accueillie », a conclu Kortunov.
Kissinger reflète la position de l’élite américaine mais pas celle de l’administration Biden
Interrogé par RTVI, Pavel Sharikov, chercheur de premier plan à l’Institut d’Europe de l’Académie des sciences de Russie, considère que l’opinion de Kissinger reflète largement la position de l’élite américaine. Il décrit Kissinger comme « un classique vivant qui, en tant que secrétaire d’État et conseiller à la sécurité nationale, a défini les éléments fondamentaux de la politique étrangère américaine ». L’expert poursuit : « Vous pouvez discuter avec lui, être en désaccord autant que vous le souhaitez. Mais en tout cas, c’est lui l’architecte de ce système ».
De plus, toujours selon l’expert, il y a trois ou quatre ans, Kissinger jouait le rôle d’un « ambassadeur informel ». En particulier, après l’arrivée au pouvoir du président américain Donald Trump, il est venu à Moscou et a rencontré Vladimir Poutine. « Ce que dit Kissinger ne reflète pas la position officielle, mais une certaine volonté et une certaine position de l’establishment », estime Sharikov.
Les propositions de l’ancien secrétaire d’Etat tranchent quelque peu avec la rhétorique officielle de Washington, poursuit l’expert. « Il est en son pouvoir, en tant qu’autorité informelle, de proposer quelque chose et de voir comment ils y réagiront. La Maison Blanche et le Département d’État vont maintenant s’asseoir et regarder comment la rhétorique de Moscou peut changer », a ajouté Sharikov.
Le Kremlin n’a pas encore lu l’article de Kissinger…
Le secrétaire de presse présidentiel, Dmitri Peskov, a déclaré aux journalistes, lors d’un point de presse, que le Kremlin n’a pas encore lu l’article de Kissinger. « Sans aucun doute, le talent, l’expérience et l’expertise de Kissinger sont toujours demandés. Et particulièrement dans ces situations aiguës. Nous étudierons ces propositions avec grand intérêt. Jusqu’à présent, malheureusement, nous n’en avons pas eu la possibilité », a précisé Peskov, selon RIA Novosti
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