05 novembre 2022

Le super cycle du Léviathan prend fin

La « bulle » de la guerre en Ukraine est en train de se dégonfler alors que les États-Unis et l’Europe atteignent le fond du « tonneau » de stocks d’armes.

Les changements historiques dans la politique mondiale se produisent très lentement. Ce n’était toutefois pas le cas lorsque les États-Unis ont fait leur entrée sur la scène mondiale. Cela s’est produit assez soudainement en 1898, avec l’invasion de Cuba : la vieille Europe a assisté à la scène avec une anxiété palpable… Le Manchester Guardian de l’époque a rapporté que presque tous les Américains avaient adopté ce nouvel esprit expansionniste. Les rares critiques ont été simplement tournés en dérision. Le Frankfurter Zeitung mettait en garde contre « les conséquences désastreuses de leur exubérance » mais se rendait compte que les Américains n’écouteraient pas.

En 1845, un article non signé a donné naissance au slogan « Destinée manifeste », voulant dire que l’Amérique avait pour vocation de s’étendre et d’occuper les terres des autres. Sheldon Richman, dans America’s Counter-Revolution, a écrit que cette dernière vision avait clairement « l’Empire en tête » .

Cette philosophie de la « destinée » a marqué un tournant par rapport à l’ancienne dynamique de décentralisation, et le début de l’impulsion américaine vers le rayonnement impérial totalisant qui lui a succédé. (Bien entendu, tout le monde n’était pas de la partie – les premiers conservateurs américains étaient de tendance burkéenne, c’est-à-dire qu’ils se méfiaient de l’ingérence étrangère).

Aujourd’hui, le tableau ne pourrait être plus différent. Les doutes et les réticences sont partout ; l’élan et la confiance de l’« Empire » se sont estompés. Les États-Unis ressemblent davantage à l’Empire austro-hongrois épuisé d’avant la Première Guerre mondiale, entraînant toute une série de nations alliées dans un conflit qui, à l’époque, s’est transformé en Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, c’est l’Europe occidentale qui a été entraînée dans une autre guerre européenne – par défaut – en raison de son alliance ou de son allégeance à Washington.

À l’époque, comme aujourd’hui, tous les États ont désastreusement sous-estimé la durée et la gravité du conflit et ont mal interprété la nature et la signification des événements.

La guerre d’aujourd’hui (contre la Russie) est encadrée en Occident par un trope puéril et moral (qui semble néanmoins fonctionner pour un public anesthésié) – celui de la Seconde Guerre mondiale : chaque rival est un nouvel Hitler, chaque commentaire réfléchi, un autre exemple d’apaisement digne de Neville Chamberlain. Un tyran convoite les terres et la domination de l’Europe, et la seule question est de savoir si les bons et les justes peuvent rassembler la détermination nécessaire pour vaincre cette ambition maléfique.

Ce mème simpliste est manifestement destiné à dissimuler aux électeurs l’importance de la dynamique sous-jacente à l’œuvre : non seulement un cycle politique majeur est en mutation, mais cela se produit précisément au moment où le « modèle économique » occidental hyper-financiarisé se fissure. En d’autres termes, l’obscurcissement narratif (« nous sommes en train de gagner ») cache des risques (tant politiques qu’économiques) dont les dirigeants occidentaux semblent incapables (ou peu désireux) de saisir la gravité.

Les États-Unis – comme l’Autriche-Hongrie d’avant-guerre – s’effondrent lentement. On ne peut plus s’en cacher. Washington perd le contrôle des événements et commet des erreurs stratégiques. Une certaine classe de l’élite dirigeante occidentale semble cependant bloquée dans une lecture de l’histoire. Une interprétation qui voit dans la guerre le moyen de restaurer la santé de l’État : que tout conflit – tout « nous contre eux » , qu’il soit réel ou abstrait (comme la guerre contre la pauvreté, la drogue, le virus, etc.) – alimente la centralisation et renforce le Léviathan totalitaire. En effet, même conceptualisée comme une guerre interne « nous contre l’ennemi intérieur » , celle-ci est également considérée comme une consolidation du Léviathan.

C’est la leçon que l’élite prétend avoir tirée de l’État moderne. Dans un sens, cependant, cette politique a fini par s’enfermer dans sa propre bulle de récits abstraits : une bulle centralisatrice et totalitariste. Une bulle qui commence néanmoins à éclater.

Les classes dirigeantes occidentales ne comprennent pas – c’est-à-dire qu’elles ne veulent pas comprendre – les signes avant-coureurs qui montrent une autre direction – par exemple, le récent sommet de l’OCS à Samarkand. En bref : le courant du Léviathan a suivi son cours ; c’est tout. L’histoire évolue dans une autre direction, et les dirigeants occidentaux font semblant de ne pas s’en apercevoir.

Le ministre indien des affaires étrangères a récemment résumé ce changement clé de manière succincte. Accosté par un Européen qui voulait savoir s’il soutenait ou non l’Ukraine – c’est-à-dire confronté au binaire occidental standard : le mème « avec nous ou contre nous » – le diplomate indien a simplement rétorqué qu’il était grand temps que les Européens cessent de penser que « leurs guerres » étaient les guerres du monde : « Nous n’avons pas de camp : nous sommes notre propre camp » , a-t-il répondu.

En d’autres termes, les « intérêts » de l’Occident ne se « traduisent » pas nécessairement par les intérêts mandatés du monde non occidental. Le monde non occidental est son « propre camp » . Ces États insistent pour vivre dans un cadre tiré de leur propre expérience historique, pour créer des structures politiques façonnées en fonction de leur propre civilisation et de leurs propres intérêts, et des économies ajustées au contexte de leur propre cadre social.

C’est la signification de Samarkand : la multipolarité. Cette dynamique réfute la présomption occidentale d’un « droit » exceptionnel : attendre des autres qu’ils fassent passer leurs intérêts après ceux de l’Occident. Par-dessus tout, c’est un courant qui met l’accent sur la souveraineté et l’autodétermination.

Il est évident que de tels sentiments ne peuvent être qualifiés d’anti-occidentaux. Pourtant, la prédisposition binaire de l’Occident est si profondément ancrée que peu de gens « comprennent » (et ceux qui comprennent n’aiment pas ça).

C’est la principale raison pour laquelle la signification de la crise européenne actuelle est mal comprise sur le plan politique : le long cycle historique s’inverse, passant de la centralisation à la décentralisation (les États étant leur propre camp). De l’autre côté, il y a les États-Unis – divisés de l’intérieur, assaillis par la crise, laissant entendre qu’ils sont faibles et, par conséquent, s’en prenant à tout ce qui les entoure afin de s’accrocher à leurs racines expansionnistes originales.

Deuxièmement, la nature de la guerre est mal perçue en Occident car elle est vue uniquement à travers le prisme du conflit ukrainien. Ce dernier n’est qu’un petit épisode de la « longue guerre » menée par les Européens et les Anglo-Saxons contre la Russie. En soi, cela a fait resurgir les vieux fantômes revanchards de l’Europe ; c’est un fait qui aggrave les tensions et complique toute résolution éventuelle de la crise.

Un malentendu et une négligence flagrants concernent toutefois la nature de la politique et le rôle joué par les combustibles fossiles. L’énergie est en effet au cœur du problème. Comment la classe dirigeante actuelle à Washington a-t-elle pu « oublier » que l’économie réelle occidentale est un système de réseau basé sur la physique, alimenté par l’énergie ? La modernité est tributaire des combustibles fossiles. Une transition en douceur vers l’énergie verte au fil du temps dépend donc aussi largement de la disponibilité continue de combustibles fossiles abondants et bon marché. Sans le bon type d’énergie, les emplois disparaissent et la quantité totale de biens et de services produits chute brutalement.

Pourtant, les dirigeants occidentaux ont jeté aux orties cette compréhension de base. À quoi pensaient-ils lorsqu’ils ont préconisé que l’Europe sanctionne l’énergie russe bon marché et s’en remette plutôt au GNL américain coûteux ? À réaffirmer une hégémonie « fondée sur des règles » ? Aux « valeurs européennes » ? Ont-ils bien réfléchi à tout cela ?

Et, dans un autre acte de folie lié à l’énergie, l’administration Biden s’est maintenant aliénée l’Arabie saoudite et les producteurs de l’OPEP. L’OPEP est un cartel qui tente de gérer la production et la demande en fixant le prix du pétrole. L’équipe Biden aurait-elle oublié que le pétrole et le gaz sont, en réalité, l’essence même de la géopolitique ? Le prix, le flux et l’acheminement de l’énergie sont, au fond, la principale « monnaie » de la politique mondiale.

Pourtant, le G7 a décidé de retirer ce rôle à l’Arabie saoudite. Il a proposé à la place un « cartel d’acheteurs des États occidentaux » qui fixerait le prix du pétrole (et, à la suggestion de Mario Draghi, fixerait également un plafond au prix du gaz ). En clair : Il s’agissait d’asséner un coup de marteau au « modèle économique » de l’Arabie saoudite et de faire s’effondrer la principale fonction de l’OPEP – désormais renforcée sous le nom d’OPEP+.

Non contente de faire cela, l’administration Biden a commencé à vendre un million de barils par jour de ses réserves stratégiques, ce qui a encore affaibli le modèle économique saoudien, tout en cherchant à faire baisser les prix du brut par la manipulation du marché.

L’Arabie saoudite devait-elle céder au G7 le rôle durement gagné de l’OPEP en matière de fixation des prix ? Pourquoi devrait-elle le faire ? Le fait que le parti de Biden doive affronter des élections de mi-mandat difficiles en novembre le justifie-t-il ?

C’est exactement ce contre quoi les États se sont élevés lors du sommet de Samarcande : le sentiment occidental d’être dans son bon droit. Bien sûr, Mohammad ben Salmane devrait s’en remettre aux perspectives électorales de Biden, et sourire alors que son atout géopolitique lui est retiré.

Au lieu de cela, cela a suscité une franche défiance. Un ancien ambassadeur indien, MK Bhadrakumar, écrit :

… l’OPEP se défend de manière proactive. Sa décision de réduire la production de pétrole de 2 millions de barils par jour et de maintenir le prix du pétrole au-dessus de 90 dollars le baril tourne en dérision la décision du G7 [d’imposer un plafond sur les prix]. L’OPEP estime que les options de Washington pour contrer l’OPEP+ sont limitées. Contrairement à l’histoire énergétique passée, les États-Unis n’ont pas un seul allié aujourd’hui, au sein du groupe OPEP+.

En raison de la hausse de la demande intérieure de pétrole et de gaz, il est tout à fait concevable que les exportations américaines de ces deux produits soient réduites. Si cela se produit, l’Europe sera la plus touchée. Dans une interview accordée au FT la semaine dernière, le Premier ministre belge Alexander De Croo a averti qu’à l’approche de l’hiver, si les prix de l’énergie ne baissent pas, « nous risquons une désindustrialisation massive du continent européen et les conséquences à long terme de cette situation pourraient être très graves ».

Il a ajouté ces mots qui font froid dans le dos : « Nos populations reçoivent des factures qui sont complètement insensées. A un moment donné, ça va craquer. Je comprends que les gens soient en colère. . . les gens n’ont pas les moyens de payer. » De Croo mettait en garde contre la probabilité d’une agitation sociale et de troubles politiques dans les pays européens.

C’est le vieux « péché » impérial. Attendre la déférence et insister sur celle-ci, tout en laissant transparaître une faiblesse inhérente. Washington et ses alliés tentent d’imposer la servilité sur tous les fronts. Pourtant, la rhétorique belliqueuse se retourne contre eux ; les États ont progressivement perdu leur appréhension vis-à-vis de Washington.

Ainsi, les menaces américaines inspirent de plus en plus non pas la déférence mais la défiance. Le problème est que la trame des récits de guerre binaires « nous et eux » est devenue de plus en plus artificielle et invraisemblable ; et par conséquent, il est presque impossible pour l’Occident de la maintenir en place.

Cette tendance mondiale à la défiance pourrait finalement s’avérer être le tournant décisif – dépassant de loin toute issue de la guerre en Ukraine – vers un ordre mondial modifié. D’autant plus que Biden a choisi un moment délicat pour faire la guerre aux producteurs de pétrole. Nous avons donc trois bulles distinctes qui semblent prêtes à éclater en tandem, créant une tempête « incontrôlable » qui pourrait engloutir ce qui reste de la « force » occidentale.

Voilà où nous voulons en venir : non seulement un super-cycle politique est en transition, mais les bulles éclatent sur tous les fronts.

La « bulle » de la guerre en Ukraine est en train de se dégonfler alors que les États-Unis et l’Europe atteignent le fond du « baril » d’armes, que les finances de Kiev se dégradent et que ses forces subissent de lourdes pertes. Kiev et l’OTAN sont plutôt confrontés à la perspective intimidante d’une offensive russe majeure, peut-être bientôt, début novembre.

La deuxième bulle qui éclate est celle du « modèle économique » de l’Europe. Une grande partie de l’industrie européenne n’est tout simplement plus compétitive, ayant « perdu » le gaz et le pétrole russes bon marché. En d’autres termes, le coût de l’énergie met l’industrie européenne en faillite.

La troisième est la plus importante de toutes : c’est la bulle « inflation zéro-taux d’intérêt zéro/QE » qui a commencé à éclater. Elle est énorme. Et d’un point de vue stratégique, le Golfe représente la dernière réserve de véritables « liquidités » qui, historiquement, ont été des acheteurs et des détenteurs fiables de bons du Trésor américain.

Plus important encore, cette hyperfinanciarisation qui a duré des décennies a commencé à se résorber, avec la montée en flèche des taux d’intérêt. Ce que nous observons au Royaume-Uni n’est qu’un signe avant-coureur : de nombreux fonds sont à nouveau fortement endettés (comme avant 2008) et exposés à des produits dérivés utilisant des mathématiques éblouissantes pour faire croire que des rendements supérieurs à la référence peuvent être créés sans risque, à partir de rien (comme avant 2008). Cela se termine toujours mal. Tout cet effet de levier à haut risque et non couvert devra être dénoué à un moment donné.

Et à ce moment précis, Biden choisit d’entrer en guerre avec les États producteurs d’énergie du Golfe qui entretiennent presque exclusivement la crédibilité des obligations du Trésor américain. Washington ne semble pas avoir conscience de la gravité de ces événements combinés, ni de la nécessité de faire preuve de prudence.

Alasteir Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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