La transformation en cours des relations politiques, commerciales et économiques dans le monde oblige les pays du continent eurasien à accorder une attention particulière à la coopération régionale, dont les éléments les plus importants sont le transport et la logistique. Les sanctions occidentales contre la Russie et la Biélorussie, le conflit en cours en Ukraine ainsi que l'instabilité de la situation au Moyen-Orient et dans le Caucase, poussent les pays de la région à développer des routes commerciales qui, ces dernières années, semblaient à beaucoup peu prometteuses et coûteuses.
L’un de ces projets peut être considéré comme le « corridor de transport international Nord-Sud », qui existe officiellement depuis plus d’une décennie. Mais son développement actif n’a commencé que récemment. On sait que ce corridor, « International North-South Transport Corridor (INSTC) », est apparu à l’époque soviétique. Il jouait un rôle de liaison entre les États baltes et les États du golfe Persique et de l’océan Indien, à travers le Caucase et l’Asie centrale.
Un accord stratégique qui a pris du temps à se concrétiser
Cependant, après l’effondrement de l’Union soviétique, la plupart des liens ont été rompus et ce n’est qu’à la fin du siècle dernier que le transport régulier le long de cette route a repris. En particulier, après des discussions menées en 1999, des entreprises indiennes, iraniennes et russes ont signé un accord général en septembre 2000 sur le transport export-import de conteneurs, le long du corridor. Cet accord intergouvernemental visait à relier le port de Saint-Pétersbourg (nord-ouest) à l’Inde via la mer Caspienne et l’Iran.
En mai 2002, l’ouverture officielle du corridor a été annoncée, même si à cette époque son développement restait douteux pour beaucoup. Car le transport principal s’effectuait le long de la route « Russie – Iran – Russie », et les conteneurs indiens étaient rares. Cependant, cela n’a pas empêché une dizaine de pays, incluant l’Azerbaïdjan, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Tadjikistan, la Géorgie, la Turquie, le Kirghizstan, Oman et la Syrie, de déclarer leur adhésion au projet les années suivantes. Ces derniers mois, l’Inde a officiellement invité l’Afghanistan et l’Ouzbékistan à la rejoindre également. L’Ukraine s’est également montrée intéressée par la route, jusqu’à ce que les autorités du pays tombent sous le contrôle de l’Occident qui considère négativement toute initiative visant à recréer des liens entre la Russie et les pays d’Eurasie.
Pendant deux décennies, le développement du corridor de transport Nord-Sud s’est déroulé à un rythme modéré, car l’intensification du processus s’est compliquée en raison d’un certain nombre de problèmes liés à la différence de largeur des voies ferrées, aux frais de port élevés sur la mer Caspienne, comme au manque de grands ports et d’autres capacités de la Russie dans la région, ainsi qu’aux infrastructures détruites et à divers conflits politiques et militaires. Par exemple, l’Arménie, qui a officiellement rejoint le projet, n’a en fait pas pu devenir un véritable participant en raison du fait que le chemin de fer qui reliait auparavant l’URSS à l’Iran a été partiellement démantelé et que le transit vers l’est est limité en raison de frontières fermées depuis 1993 avec la Turquie.
Ce n’est qu’en janvier 2021 que des groupes de travail trilatéraux ont été créés pour débloquer les couloirs de transport dans le Caucase du Sud. Cet été Erevan et Ankara ont annoncé leur intention d’ouvrir les frontières aux citoyens de pays tiers. Or, il n’y a toujours pas de précisions à ce jour, ce qui menace l’Arménie d’être exclue du projet Nord-Sud.
Un corridor multimodal à trois branches revêtant une grande importance, notamment pour la Russie, l’Iran, l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan
Dans le même temps, les événements de ces dernières années ont soulevé la question de la nécessité pour les pays de l’espace eurasien de reconsidérer leur attitude vis-à-vis de la route jusque-là presque oubliée.
Tout d’abord, ils ont commencé à parler de la formation et du développement de trois branches principales d’un corridor multimodal d’une longueur de plus de 7.000 kms. Il comporte des infrastructures de transport routier, ferroviaire, aérien, maritime et fluvial. Il s’agit de la branche dite « occidentale », qui longe la rive ouest de la mer Caspienne à travers la Russie et l’Azerbaïdjan, de la branche « orientale », le long de la rive orientale à travers le Kazakhstan et le Turkménistan, ainsi que de la branche « transcaspienne » pour les transports en ferry et lignes de conteneurs sur la mer Caspienne.
Ces dernières années, ces routes ont pris une importance particulière pour la Russie, l’Iran, l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan. Par exemple, en mars 2018, un accord a été signé entre Téhéran et Bakou pour financer la construction d’un tronçon de la voie ferrée Astara-Rasht, dont une partie a été mise en service l’année suivante. De plus, après des problèmes de logistique pendant la pandémie de coronavirus, puis des sanctions sans précédent de l’Ouest contre Moscou, l’Iran a proposé en juillet de cette année la création d’une « zone économique franche russo-iranienne » pour simplifier les processus logistiques dans le cadre du développement du CTI « Nord-Sud ».
Plus tard, Téhéran a alloué 300 conteneurs pour le transport de marchandises vers la Fédération de Russie et a commencé le transit régulier de marchandises de l’Inde vers la Russie puis au retour. De plus, le 10 novembre, après une longue accalmie, l’Iran a repris ses négociations sur le développement des transports le long de cette route avec la Biélorussie. Nous parlons aujourd’hui d’un système de permis pour le transport routier international entre les deux pays.
Cependant, la route Nord-Sud a un rôle particulier, surtout, pour la Fédération de Russie, qui est aujourd’hui confrontée à la tâche de restructurer complètement la logistique de son commerce international. Ce n’est donc pas un hasard si cette année, Moscou a pris plusieurs mesures très importantes pour développer davantage le projet. Ainsi, en mai, le ministre du Développement économique de la Fédération de Russie, Maxim Reshetnikov, a demandé d’élaborer des tarifs ferroviaires sur cet INSTC. En juillet 2022, la partie russe a décidé de nommer un opérateur unique pour la branche transcaspienne de la route. En octobre, cette proposition a été envoyée à l’Iran et à l’Azerbaïdjan.
En outre, « JSC Russian Railways » s’est impliqué plus activement dans le développement de l’itinéraire. Toujours en juillet, les chemins de fer russes ont commencé à tester un itinéraire en particulier reliant Tchekhov près de Moscou et le port iranien de Bandar Abbas, via le Kazakhstan et le Turkménistan. Fin octobre, on a appris que le premier train de conteneurs INSTC régulier y avait été lancé, au rythme d’un aller-retour par mois.
En novembre, un autre événement important a eu lieu lorsque la société kazakhe « KTZ Express », ainsi que « RZD Logistics » et « OJSC Transport and Logistics Center of Turkmenistan », ont signé un mémorandum de coopération dans le trafic de fret international et de transit. Selon cet accord, il est prévu d’organiser le trafic de fret en trafic trilatéral et de transit, d’augmenter le volume de marchandises transportées, ainsi que de lancer de nouveaux trains réguliers entre les pays et de « développer la coopération visant à réaliser le potentiel du chemin de fer du couloir Nord-Sud ». De l’avis des parties, tout cela devra amener la mise en œuvre du projet à un tout autre niveau.
Un projet cohérent avec le déplacement des centres d’activité économique vers l’Eurasie
La volonté des pays de l’espace eurasiatique de faire du corridor Nord-Sud l’une des principales artères de transport du continent n’est pas fortuite. Cela est dû non seulement aux sanctions antirusses, mais aussi au déplacement progressif des centres d’activité économique vers la Chine, ainsi que vers les pays du golfe Persique et de l’Asie du Sud-Est.
En outre, cet INSTC réduira de moitié le délai de livraison des marchandises de l’Inde vers la Russie : de 30 à 45 jours le long de la route traditionnelle via le canal de Suez, l’on passera de 15 à 24 jours par le corridor. Potentiellement, selon les analystes, cela entraînera une forte augmentation du trafic de conteneurs, ce qui intéresse les pays de l’UEE, car leurs principaux produits d’exportation sont adaptés à ce type de transport : aliments, métaux, bois et papier, machines et équipements, engrais minéraux, etc.
Il est prévu que le potentiel de trafic de conteneurs le long de toutes les routes du CTI « Nord-Sud » soit de 325 à 662.000 EVP (volume équivalent vingt pieds) d’ici 2030, soit de 5,9 à 11,9 millions de tonnes, alors qu’il n’est actuellement que d’un peu plus de 20.000 EVP.
Une telle augmentation du volume de transport de fret augmentera non seulement le commerce mutuel des pays de l’espace eurasien, mais créera également une incitation au développement d’infrastructures tout au long de l’itinéraire, entrainant un impact positif sur les économies des pays à travers lequel il passera.
L’essor de la « Grande Eurasie »
Au total, la volonté de la Russie, de l’Iran, du Kazakhstan, de l’Azerbaïdjan ou encore de l’Arménie de développer le corridor Nord-Sud est l’un des symboles de la transformation des chaînes économiques mondiales. Le retour à la mise en œuvre d’un projet, jusque-là oublié, a déjà commencé à porter ses fruits. Ainsi, le long de la branche « ouest », au cours des neuf premiers mois de cette année, 5,3 millions de tonnes de marchandises ont été transportées, soit 55 % de plus qu’à la même période de l’année dernière.
À l’avenir, l’INSTC Nord-Sud, lorsqu’il sera associé à un projet similaire Est-Ouest, pourrait faire partie de tout un réseau de corridors de transport interconnectés, ce qui contribuera à la mise en œuvre pratique de l’idée de la « Grande Eurasie ».
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