L'Iran est traversé par une révolte de grande envergure. Elle ne ressemble pas encore à une révolution parce que la culture du pays est traversée par les contradictions de sa culture religieuse: l'ayatollah Khomeiny avait semblé, aux yeux de nombreux iraniens, annoncer la proximité de l'avènement du Mahdi, le "messie chiite". Quarante ans plus tard, lesprit révolutionnaire a cédé la p^lace à la grisaille d'un régime qui confond religieux et temporel. Les Iraniens semblent aspirer à une nouvelle séparation des domaines; même si la vieille culture persane prédispose à rechercher des perspectives plus grandioses...
Puisque nous sommes otages de nos médias qui s’obstinent à ne pas couvrir consciencieusement ce qui se passe en Iran depuis un mois et demi, nous ignorons que ce pays semble bel et bien entré dans une logique révolutionnaire. Commencé par une révolte des femmes, le mouvement a gagné l’ensemble de la société, peut-être à cause de la dégradation générale des conditions de vie : 40% de la population vivent dans des bidonvilles, les fonctionnaires du régime eux-mêmes souffrent d’une baisse drastique de leurs revenus, de sorte qu’en définitive, seule une petite élite vit confortablement.
Révolte, révolution et venue du Mahdi
Ce n’est donc plus seulement une révolte contre le port du voile islamique, mais contre la théocratie elle-même pratiquée ici depuis le renversement du roi (le « shah »). Sous cette perspective, il n’est pas inutile de rappeler que la question du rapport entre le religieux et le temporel est posée dans ce pays depuis très longtemps, au-delà même de la seule période islamique étendue du VIIe siècle à nos jours.
Dans la mythologie précédente, celle de la Perse antique et de la Mésopotamie, le dieu suprême Anou a engendré deux fils, auxquels a été donné successivement l’empire du monde : d’abord au dieu mauvais, Ahrimane, qui doit régner durant neuf mille ans ; ensuite au dieu bon, Ahura Mazda, dont l’attente est portée par le mazdéisme, et le zoroastrisme qui l’a complété, voire légèrement modifié[1]. Cette attente d’un libérateur du mal, qui instaurera son royaume de justice, se rencontre également chez les juifs en attente du Messie, lequel est à leurs yeux un libérateur aussi bien spirituel que temporel (« Est-ce maintenant que tu vas rétablir le royaume d’Israël ? » Actes 1-6) ; c’est pourquoi Judas fut déçu d’apprendre que le Royaume de Jésus n’était pas de ce monde (Jn 18-36).
En dépit de l’enseignement christique faisant la part des choses (« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » Mc 12- 17), après la montée au Ciel de Jésus ressuscité, de nombreux chrétiens ont attendu la Parousie (« Il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts… ») de manière hérétique, comme l’avènement d’un sauveur à la fois temporel et spirituel. Par ailleurs, cette parousie, second avènement du Christ, semblait imminente, de sorte que plusieurs grands courants religieux orientaux, notamment le proto-islam, étaient ouvertement apocalyptiques[2]. Puis, Jésus ne revenant pas, l’islam, originellement une théorie judéo-chrétienne[3], entreprit d’inaugurer lui-même le règne temporel du bien : au-delà de la figure du Mahdi, sorte de messie musulman que l’on rencontre à plusieurs reprises dans l’histoire, c’est la religion elle-même qui juge les hommes, et opère sa distinction entre le bien et le mal, de sorte que la violence de son prosélytisme – sans équivalent parmi les grandes religions – est comparable à celle d’un jugement dernier (« Vous êtes la meilleure communauté qu’on ait fait surgir pour les hommes, vous ordonnez le convenable, interdisez le blâmable » Sourate 3-110), au point que celui qui tue au nom d’Allah, non seulement se sauve de ses propres péchés[4], mais sauve également sa victime malgré elle. Il faut rappeler que le mot lui-même « islam », que l’on traduit le plus souvent par « soumission », est étymologiquement engendré par l’araméen hawei shelim, que l’on trouve dans la Genèse (17-1) quand Dieu dit à Abraham : « Sois parfait » : le mot arabe « islam » renvoie en fait à l’idée de la perfection. Dans cette logique, le calife Omeyade Abd el Malik (646-705) fait graver sur ses monnaies son titre de « lieutenant de Dieu », « ombre de dieu sur la terre »[5]. Ainsi l’islam lui-même, en tant que religion, agit à la place de Dieu en châtiant les mauvais et en bénissant les bons.
Le pays aspire-t-il à une nouvelle séparation du religieux et du temporel?
En Iran, l’ayatollah[6] Khomeiny n’a pas été identifié au Mahdi, mais au temps de son règne, sur les bancs de l’école, on faisait répéter aux enfants : « Dieu ! Dieu ! garde Khomeiny sous ta protection jusqu’à la révolution du Mahdi ! »[7]. Khomeiny était regardé par les chiites persans comme un précurseur du Mahdi, de la même façon que saint Jean-Baptiste était précurseur de Jésus… sinon que ni Jean-Baptiste ni Jésus ne se mêlaient du gouvernement civil, la différence est essentielle… Il se trouve que Khomeiny est mort en 1989 sans que sa disparition n’annonce « la révolution du Mahdi » : plus prosaïquement lui a succédé l’ayatollah Khamenei, conformément à la doctrine de la « velayat e faqih » (gouvernement par le savant religieux) qu’il avait substituée à la monarchie renversée.
La dissemblance, bien sûr, entre l’époque tragique que l’Iran traverse depuis 1979 et l’attente persane plurimillénaire d’un âge d’or ouvert par le dieu du bien Ahura Mazda, puis par la religion musulmane, éventuellement par un messie temporel musulman, tient à ce que, en reversant l’équilibre entre le spirituel et le temporel, assuré par la présence à la tête de la communauté civile d’une autorité politique séculière – le roi – l’islam depuis Khomeiny a fait entrer dans la réalité cette croyance en un royaume céleste qui pourrait se confondre avec le monde terrestre. Il faut reconnaître que les gens du clergé – de n’importe quel clergé – ont souvent du mal à distinguer les deux domaines spirituel et temporel, et peuvent être tentés de revendiquer leur autorité spirituelle pour imposer leurs vues politiques : ce qui peut être vrai dans la culture chrétienne en général l’est bien plus encore en islam.
Par-delà le drame de Mahsa Amini – battue à mort par la police religieuse parce que son voile n’était pas correctement ajusté – c’est à une véritable prise de conscience que les Iraniens sont appelés, s’agissant d’une eschatologie très ancienne. La montée dans l’opinion iranienne révoltée du prince Reza, héritier de son père renversé en 1979, que l’on voit désormais apparaître de plus en plus, pourrait être un signe de ce temps à venir.
[1] Notamment par sa condamnation de l’alcool, qui ne doit rien à l’islam.
[2] Rappelons que le mot apocalypse signifie « révélation », « dévoilement ».
[3] Contrairement à la légende, les peuples arabes, y compris à La Mecque, n’étaient pas païens mais étaient imprégnés de culture judéo-chrétienne, lire Christoph Luxenberg : The Syro-Aramaic reading of the Koran: a contribution to the decoding of the language of the Koran, éd. Hans Schiler, Berlin 2007, traduction du texte original allemand, dont il n’existe pas de traduction française. Luxenberg est un pseudonyme destiné à protéger l’auteur.
[4] Les médias s’étonnent toujours de ce que certains djihadistes aient été des noceurs avant d’être des assassins religieux, mais précisément, c’est leur homicide pratiqué « dans la voie d’Allah » qui assure leur rédemption.
[5] Les tout premiers califes, datant d’une époque où l’islam n’était encore qu’une variante judéo-chrétienne, se disaient simplement lieutenants du défunt Mahomet.
[6] Un ayatollah est un mollah – maître spirituel – d’un rang élevé. Certains portent un turban non pas blanc mais noir ou vert, indiquant leur descendance de Mahomet par sa fille Fatima mariée au calife Ali, au même titre que les souverains du Maroc.
[7] Souvenir de la poétesse iranienne Hengameh Hoveyda, Mediapart 1er jan 2021.
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