20 novembre 2022

De Gaulle et le S-300

L’affaire du S-300 ukrainien retrouvé en Pologne et brandi par les “orientaux” de l’OTAN comme un quasi-motif de guerre contre la Russie va laisser des traces. On a pu distinguer à cette occasion une nette fracture au sein de l’OTAN entre les hystériques de l’Europe de l’Est et les un-peu-moins hystériques du reste. On a pu vérifier que les Ukrainiens sont capables de mentir, – mais oui, mais oui, – dans des circonstances gravissimes. On a cru comprendre qu’en cas de situation vraiment très, très grave, les USA ne sacrifieront par Chicago pour sauver Hambourg.

Plus ça change... Pour justifier la force de frappe française dans le début des années 1960, le général de Gaulle avait coutume de dire “Les Américains ne sacrifieront pas Chicago pour sauver Hambourg”, signifiant par là qu’ils ne s’engageraient pas dans une guerre nucléaire avec l’URSS menaçant l’Allemagne (l’Europe), sachant parfaitement que cette guerre conduirait automatiquement à l’engagement stratégique nucléaire où Chicago serait vitrifié (à peu près en même temps que tout le monde). La même chose pour Paris, donc il fallait que la France s’équipât d’armes nucléaires et les brandisse selon la doctrine “du faible au fort” pour assurer seule sa protection.

Selon des commentateurs russes, c’est à la démonstration de cette immuable réalité stratégique que nous avons assisté avec l’incident du missile ukrainien de fabrication russe (il serait industriellement plus juste, et sémantiquement moins agressif, de dire “de fabrication soviétique”). Les grands principes et les vérités-de-situation restent inébranlables ; ce qui rend fort branlante le grand simulacre de principe de la solidarité des membres de l’OTAN dans le simulacre-‘Ukrisis’.

... Où Vladimir Vassiliev rejoint le général de Gaulle et dit ce qu’aucun membre de l’OTAN ne dit tout haut de crainte que le ‘Titanic’ heurte l’iceberg.

«“Nous avons approché le moment de vérité dans la confrontation entre l'Occident collectif et la Russie. Lorsque cela s'est produit [le S-300 en Pologne], il est devenu évident qu'une attaque de la Russie pouvait être revendiquée. Cette situation a mis à l'épreuve l'efficacité de la stratégie de l'OTAN pour assurer la sécurité de l'Occident collectif”, a déclaré à RT Vladimir Vasiliev, chercheur principal à l'Institut d'études américaines et canadiennes.

» Il a noté que l'incident en lui-même comportait un élément de hasard, mais qu'il a permis de faire la lumière sur une question de longue date : Dans quelle mesure l'Occident est-il prêt à invoquer l'article 5 pour défendre les membres de l'OTAN ? Comme l'a noté Vasiliev, dans cette situation, l'Occident “a freiné à fond” et les États-Unis se sont rapidement retranchés derrière la version selon laquelle il s'agissait d'un missile ukrainien.

» “On s'est toujours demandé dans quelle mesure les États-Unis seraient prêts à intervenir au nom de Riga, Vilnius ou Varsovie et, ce faisant, à sacrifier Boston, Chicago ou la Californie. Et maintenant, il devient clair qu'il y a un problème et que les États-Unis ne sont pas prêts à sacrifier leur propre sécurité, leurs propres territoires”. »

Dans un long texte, Scott Ritter détaille l’évolution de l’incident au travers les diverses réactions de différents pays de l’OTAN, essentiellement de ceux qui ont envisagé aussitôt un processus de confrontation avec la Russie, malgré l’évidence très vite apparue de la nationalité opérationnelle ukrainienne du missile S-300. Il s’attache essentiellement à mettre indirectement en lumière les différences abyssales de réaction selon les “groupes” de pays, mettant en évidence une énorme fracture existant aujourd’hui au sein de cette OTAN dont l’on proclame à l’envi qu’elle est aujourd’hui “plus uni que jamais”. Donc, pendant quelques heures, les masques sont tombés et l’on a pu se compter...

• Commençons par l’exposé général qui rend compte de cette “énorme fracture”. Rien de ce qui y est dit ne peut nous étonner mais il est bon que nous ayons pu vivre, en situation réelle, hors des arrangements des exercices préfabriqués et des conférences se réunissant après la rédaction du communique qui doit la couronner à la satisfaction de tous.

« Le monde a évité une balle mortelle  cette semaine, certains membres de l'OTAN ayant tenté, sans y parvenir, de déclencher l'article 4 pour faire face à la Russie en Ukraine. Nous n'aurons peut-être pas cette chance la prochaine fois.

» Le récent scandale entourant ce qui, de l'avis de la plupart des pays, était un missile sol-air ukrainien errant qui a atterri sur le sol polonais, tuant au passage deux citoyens polonais, a mis en lumière une réalité peu glorieuse concernant les frontières orientales de l'OTAN aujourd'hui : malgré l'attitude plus réservée de l'ancien establishment de l'OTAN (les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l'Allemagne), les nouveaux arrivants et activistes d'Europe orientale semblent déterminés à trouver un mécanisme qui justifierait l'intervention de l'OTAN en Ukraine.

» Cette prédilection pour l'anéantissement nucléaire (personne ne devrait avoir le moindre doute sur le fait qu'un conflit OTAN-Russie se terminerait d'une autre manière) devrait déclencher une sonnette d'alarme dans les allées du pouvoir à travers l'OTAN et le reste du monde, car, livrés à eux-mêmes, les fonctionnaires russophobes qui dominent les gouvernements de la Pologne et des trois républiques baltes agissent comme des troupeaux de lemmings courant vers la falaise ukrainienne, inconscients de l’abîme qui les attend, alors qu'ils poursuivent le fantasme de l'OTAN écrasant la Russie sur un champ de bataille européen.

» La hâte à juger qui a accompagné l'arrivée du missile sol-air ukrainien sur le sol polonais nous rappelle brutalement comment les caractéristiques prétendument défensives du traité de l’Atlantique-Nord peuvent être utilisées pour promouvoir un conflit, plutôt que de le décourager... »

• Dans une seconde partie, Ritter détaille les comportements, déclarations, affirmations du groupe “oriental” (Europe de l’Est) de l’OTAN. Les comportements sont extraordinairement détachés des réalités opérationnelles qui s’accumulent très vite pour montrer qu’il s’agit d’un missile ukrainien, – c’est-à-dire “au mieux” un accident de fonctionnement, au pire une provocation ukrainienne pour forcer à un engagement de l’OTAN.

« [Il n’y avait] aucun doute : l'OTAN savait que le missile qui s'est abattu près du village de Przewodów en Pologne était un missile sol-air ukrainien. L'espace aérien au-dessus de l'Ukraine est l'un des plus surveillés au monde. Sans révéler les sources et les méthodes, il suffit de dire qu'il n'y a rien qui se passe au-dessus de l'Ukraine qui ne soit enregistré en temps réel sur un écran de l'OTAN dans les quartiers généraux de toute l'Europe, – y compris la Pologne.

» Et pourtant... la Pologne a jugé bon de convoquer l'ambassadeur russe et de protester.

» De plus, la Pologne a déclaré qu'elle allait augmenter son niveau de préparation militaire tout en envisageant l'activation de l'article 4 du traité de l'OTAN, un mécanisme qui permet à l'alliance de discuter des menaces pour la sécurité des États membres en vue d'un éventuel recours à la force militaire de l'OTAN pour rectifier la situation. L'article 4 est à l'origine de chaque déploiement de combat de l'OTAN depuis sa création, de la Serbie à la Libye en passant par l'Afghanistan.

» Dans la foulée, le président lituanien Gitanas Nausėda, dont le pays est limitrophe de la Pologne, a tweeté que “chaque pouce du territoire de l'OTAN doit être défendu !”

» Le Premier ministre tchèque Petr Fiala s'est lui aussi tourné vers Twitter pour s'exclamer : “Si la Pologne confirme que les missiles ont également touché son territoire, il s'agira d'une nouvelle escalade de la part de la Russie. Nous soutenons fermement notre allié de l'UE et de l'OTAN.”

» Pour sa part, l'Estonie a qualifié la nouvelle de “très préoccupante”, et son ministre des affaires étrangères a déclaré sur Twitter : “Nous consultons étroitement la Pologne et d'autres alliés. L'Estonie est prête à défendre chaque pouce du territoire de l'OTAN.”

» Alors que toutes les parties s'accordaient à dire qu'il n'y avait aucune raison de déclencher l'article 5 de l'OTAN (c'est-à-dire la clause de sécurité collective), l'article 4 était bel et bien en jeu. La Pologne est catégorique : L’“attaque” au missile contre la Pologne était clairement un crime, qui ne pouvait rester impuni. En conséquence, en vertu de l'article 4, la Pologne a fait pression “pour que les membres de l'OTAN et la Pologne s'entendent sur la fourniture d'une défense antiaérienne supplémentaire, y compris sur une partie du territoire de l'Ukraine”.

» Et nous y voilà : “Y compris sur une partie du territoire de l'Ukraine”. »

• Enfin, Ritter mentionne les réactions de ce que nous pourrions désigner comme le “ventre mou” de l’Alliance, en l’occurrence l’Allemagne et le secrétaire général Stoltenberg, c’est-à-dire les voix qui sont nécessairement “ultra” derrière l’Ukraine et la Pologne mais qui se demandent constamment s’il s’agit bien des consignes de Washington. Parfois, cette double servilité est bien lourde à porter et conduit à des impasses ou à des absurdités, comme les Allemands adversaires de longue date d’une ‘no-fly-zone’ et qui, pour le coup, s’affirme en soutien d’une idée polonaise qui conduit à une ‘no-fly-zone’ du type de facto.

« Après cet premier flot, l’Allemagne entre en scène : “En réaction immédiate à l'incident survenu en Pologne, nous allons proposer de renforcer la police du ciel par des patrouilles aériennes de combat au-dessus de son espace aérien avec des Eurofighters allemands”, a déclaré un porte-parole du ministère allemand de la Défense.

» Le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, a convoqué une réunion d'urgence des ambassadeurs de l'OTAN à Bruxelles pour discuter de l'incident polonais. Selon le ministre finlandais des affaires étrangères (la Finlande, bien que non membre de l'OTAN, a été invitée à la réunion), “la fermeture de l'espace aérien [au-dessus de l'Ukraine] sera certainement discutée. Diverses options sur la façon dont nous pouvons protéger l'Ukraine sont sur la table.”

» Alors que l'Allemagne rejette normalement l'établissement d'une zone d'exclusion aérienne au-dessus de l'Ukraine, notant qu'une telle action constituerait une menace de confrontation directe entre la Russie et l'OTAN, on peut se demander comment une telle discussion a pu avoir lieu en premier lieu: L'Ukraine a tiré un missile sol-air qui a été suivi par l'OTAN lors de son impact sur le sol polonais. En conséquence, les membres de l’OTAN finissent par discuter de la possibilité d'invoquer l'article 4 de la Charte de l'OTAN, afin d’étendre la défense aérienne de l'OTAN à l'espace aérien ukrainien, de concert avec l'établissement d'une zone d'exclusion aérienne contrôlée par les avions de l'OTAN. »

• Ritter termine par le rapport d’un jugement d’un expert (en gros : “même s’il n’y a pas lieu de convoquer l’Article 4, il faut convoquer l’Article 4”), – qui, à notre grande satisfaction paraît être un Français. La conclusion est donc que l’OTAN représente une menace pour le monde entier et que l’actuelle crise, ainsi démontré par le S-300 échoué en Pologne et ses suites, est caractérisée par la folie.

« “Même s'il s'agit d'un [incident] évident avec un missile ukrainien qui a atterri en Pologne, je pense qu'il y a encore suffisamment de raisons pour que la Pologne invoque l'article 4”, a déclaré Fabrice Pothier, ancien directeur de la planification des politiques de l'OTAN.

» Juste pour clarifier ce que dit M. Pothier : puisque l'Ukraine a tiré un missile sol-air qui a fini par atterrir sur le sol polonais, l'OTAN est en droit d'invoquer l'article 4, ouvrant la voie à un éventuel conflit OTAN-Russie en Ukraine qui pourrait conduire à l'annihilation nucléaire mondiale.

» S'il y avait encore un doute sur la menace que l'OTAN représente pour le monde entier, il n'y en a plus.

» Le fait que cela soit promulgué au nom d'un dirigeant ukrainien qui, malgré le consensus universel selon lequel le missile qui a frappé la Pologne était ukrainien, nie cette possibilité, tout en accusant la Russie dans l'espoir que l'OTAN intervienne, ne fait qu'ajouter à la folie de cette crise.

» S’il semble que le monde ait échappé à la condamnation à mort potentielle déclenchée par l'article 4 de l'OTAN cette fois-ci, l'aspect sursaut du mécanisme de réponse pavlovien de l'OTAN lorsqu'il s'agit de chercher une justification causale à une intervention militaire en Ukraine devrait mettre tout le monde en état d'alerte. »

Mensonge et solidarité

Il s’agit donc d’une démonstration parfaite. L’“aile orientale” de l’OTAN, activiste, russophobe jusqu’à l’hystérie, montre que la réalité stratégique, la vérité-de-situation, la logique nucléaire, ne constituent en aucune façon des arguments sérieux face à leurs emportements passionnés. Tous ces pays vivent dans le simulacre le plus complet, même s’ils n’entretiennent pas nécessairement entre eux les meilleures relations du monde. (Les relations entre la Pologne et l’Ukraine ne sont pas nécessairement idylliques, et tout le monde sait que la Pologne lorgne avec intérêt sur le rattachement à elle-même d’une partie de l’Ukraine.)

Ce qui unit tous ces pays, c’est une haine extraordinaire de la Russie, qui finit  même par surprendre les USA. Dans cette rapide séquence, les règles de la logique nucléaire, – y compris l’isolationnisme américaniste en matière nucléaire, – ont joué à plein essentiellement du côté des nations à capacités nucléaires. Cela ne signifie absolument pas un retour à une attitude équilibrée des américanistes-occidentalistes dans la crise et dans la guerre, d’autant que le parti belliciste US (neocons et les autres) devrait chercher à rattraper ce qu’il considère comme du terrain perdu à Washington en développant un regain de soutien des pays “orientaux” les plus russophobes. (Il semble bien que le rôle important joué ces dernières semaines par Sullivan, le directeur du NSC et l’effacement au moins temporaire du secrétaire d’État Blinken aille dans ce sens.) Nous verrions plutôt dans l’épisode un retour très momentané d’une vision stratégique plus équilibrée...

Il n’empêche, et c’est un fait essentiel qu’on doit absolument noter, il n’empêche donc que c’est la première fois depuis si longtemps que le souvenir s’en perd, que les Ukrainiens sont pris sur le fait d’un mensonge considérable...

« Il y a même un article du Financial Times qui reconnaît que l’Ukraine a menti, ce qui est une première... Aussi se pose la question, après tant d’exemples, pourquoi continuer à assumer que, dans ce conflit, tout ce que dit l’Ukraine est vrai ? Bien sûr, il faut être absolument clair : dire que ce que l’Ukraine dit très souvent n’est pas vrai, qu’elle peut mentir à propos de ce conflit, ne signifie pas que l’autre côté dit toujours la vérité... Dire que la Russie dit toujours la vérité serait absurde... Mais la tendance depuis le début du conflit, de tous les médias et gouvernements occidentaux, a été que la Russie ment tout le temps et que les Ukrainiens disent toujours la vérité... Eh bien, nous voyons un moment extrêmement embarrassant où la vérité est exactement à l’opposé. » (Mercouris, vidéo du 17 novembre 2022.)

Ce fait de ce « moment extrêmement embarrassant » ne changera rien du côté des hystériques russophobes d’Europe de l’Est et contribuera surtout à mettre un peu plus d’embarras chez les autres, où le soupçon du mensonge peut éventuellement se développer. Il nous semble bien improbable que quoi que ce soit changera dans le soutien aveugle à l’Ukraine « dans les allées du pouvoir à travers l'OTAN » (dans le “reste du monde”, c’est autre chose). On a déjà décrit l’atmosphère dans les couloirs de la bureaucratie de l’UE et on ne doit pas douter que règne la même atmosphère dans celle de l’OTAN (or ce sont les bureaucraties qui règnent finalement)... On se rappellera ce que nous disions le 5 juillet 2022 de la “terreur bureaucratique” régnant dans les allées du pouvoir” (bureaucratique) à l’UE :

« On n’imagine pas ce que c’est, dit une de ces sources, on croise des Polonais dans les couloirs, on se met à parler à voix basse, on se pousse pour les laisser passer. On ressent presque comme une pression physique, et cela se sent aussi dans les réunions. Il est évident que ce climat influe sur les décisions, donc sur la politique elle-même, et celle de l’UE et celles des États-membres par conséquent... »

• Il n’empêche (bis et suite), l’épisode peut semer les graines de la méfiance “entre alliés” à propos de la vertu ukrainienne, c’est-à-dire commencer à distinguer la béance qui sépare certains membres de ‘OTAN de certains autres.

• Il n’empêche (bis-bis et fin), l’épisode peut faire s’interroger sur le fait de notre conviction aveugle et bêlante, à nous Européens et fiers de l’être, selon laquelle, s’il le faut, Washington est prêt à sacrifier New York et Los Angeles pour sauver La Seine-Saint-Denis et Barbès-Rochechouart.

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