27 octobre 2022

Le mystérieux silence de l’Europe : L’étrange affaire du chien qui n’avait pas aboyé

Sir A. Conan Doyle, Holmes : "Curieux le fait que le chien n’ait pas aboyé quand on s’attendait à ce qu’il le fasse..."

Les médias occidentaux ne cessent de spéculer sur la question de savoir si nous sommes, ou non, à l’aube de la troisième guerre mondiale. En fait, nous y sommes déjà. La longue guerre ne s’est jamais arrêtée. À la suite de la crise financière de 2008, les États-Unis ont eu besoin de renforcer la base de ressources collatérales de leur économie. Pour le courant straussien (les faucons néoconservateurs si vous préférez), la faiblesse de la Russie à l’issue de la guerre froide était une « opportunité » pour ouvrir un nouveau front de guerre. Les faucons américains voulaient faire d’une pierre deux coups : piller les précieuses ressources de la Russie pour renforcer leur propre économie et fracturer la Russie en un kaléidoscope de parties.

Pour les straussiens, la guerre froide n’a jamais pris fin. Le monde reste binaire : « nous et eux, le bien et le mal » .

Mais le pillage néolibéral a finalement échoué, au grand dam des straussiens. Depuis 2014 au moins, (selon un haut responsable russe), le Grand Jeu s’est orienté vers la tentative des États-Unis de contrôler les flux et les corridors d’énergie et de fixer leur prix. Et, de l’autre côté, sur les contre-mesures de la Russie pour créer des réseaux de transit fluides et dynamiques à travers les pipelines et les voies navigables intérieures asiatiques et fixer le prix de l’énergie (Maintenant via l’OPEP+).

Le fait que Poutine organise des référendums en Ukraine, qu’il mobilise les forces militaires russes et qu’il rappelle au monde qu’il est ouvert aux pourparlers fait clairement « monter les enchères » . Si les Ukrainiens dirigés par l’OTAN tentent une percée dans ces zones après la semaine prochaine, cela constituera une attaque directe sur le sol russe. Cette menace de représailles est appuyée par la mobilisation de déploiements militaires massifs.

Ensuite, les pipelines Nordstream ont été dynamités. Pour faire simple, il s’agit d’un jeu dangereux à enjeux élevés centré sur l’énergie et sur les forces et faiblesses relatives de l’économie occidentale et de l’économie russe. Biden libère 1 million de barils par jour des réserves stratégiques et l’OPEP+ semble prête à réduire de 1,5 million de barils par jour.

D’un côté, les États-Unis sont une grande économie riche en ressources, mais ce n’est pas le cas de l’Europe, qui est beaucoup plus dépendante des importations de nourriture et d’énergie. Et avec l’éclatement final de la bulle d’assouplissement quantitatif, il n’est pas certain que l’intervention des banques centrales, qui ont créé cette bulle d’assouplissement quantitatif de plus de 30.000 milliards de dollars, soit en mesure d’apporter une solution. L’inflation modifie le calcul. Un retour à l’assouplissement quantitatif devient très problématique dans un environnement inflationniste.

Un commentateur financier perspicace a fait remarquer : « L’éclatement des bulles n’est pas seulement dû à la chute des prix gonflés, mais aussi à la reconnaissance du fait que tout un mode de pensée était erroné ». En d’autres termes, les straussiens ont-ils bien réfléchi à leur récente exaltation devant la destruction des pipelines ? Blinken vient de qualifier le sabotage de Nordstream et le déficit énergétique européen qui en découle de « formidable opportunité » pour les États-Unis. Curieusement, le sabotage a coïncidé avec des rapports suggérant que des pourparlers secrets étaient en cours entre l’Allemagne et la Russie pour résoudre tous les problèmes de Nordstream et relancer l’approvisionnement.

Mais que se passera-t-il si la crise qui en résulte fait s’effondrer les structures politiques en Europe ? Et si les États-Unis s’avéraient ne pas être à l’abri du type de crise financière à laquelle le Royaume-Uni est confronté ? L’équipe Biden et l’UE n’ont manifestement pas réfléchi, dans l’urgence qu’ils étaient de sanctionner la Russie. Ils n’ont pas non plus réfléchi aux conséquences de la perte de la Russie par leur allié européen.

Ces éléments de «guerre à la finnoise »1 seront probablement davantage au centre de l’attention que les victoires ou les revers sur le champ de bataille en Ukraine (où la saison des pluies a déjà commencé), et ce n’est pas avant début novembre que le sol sera gelé. Le conflit se dirige vers une pause, au moment même où la capacité d’attention de l’Occident pour la guerre en Ukraine semble s’estomper quelque peu.

Cependant, ce qui est « curieux » pour beaucoup, c’est le silence étrange qui émane de l’Europe après que ses pipelines énergétiques vitaux se soient brisés au fond de la mer Baltique en cette période de crise financière. C’est le « chien » qui n’a pas aboyé dans la nuit, alors que l’on s’y attendait. La presse européenne n’a pas dit un mot à ce sujet, et l’Allemagne n’a rien dit… C’est comme si cela ne s’était jamais produit. Et pourtant, les euro-élites savent qui est le coupable.

Pour comprendre ce paradoxe, nous devons examiner l’interaction des trois principales dynamiques à l’œuvre en Europe. Chacune d’entre elles se considère comme une « carte gagnante », la « quintessence » de l’avenir. Mais en réalité, ces deux courants ne sont que des « outils utiles » aux yeux de ceux qui « tirent les leviers » et « actionnent les sifflets », c’est-à-dire ceux qui contrôlent les opérations psychologiques derrière le rideau.

En outre, il existe une forte disparité de motivations. Les straussiens, derrière le rideau, sont en guerre, une guerre existentielle pour maintenir leur primauté. Les deux autres courants sont des projets utopiques qui ont montré qu’ils étaient facilement manipulables.

Les « straussiens » sont les disciples de Leo Strauss, le principal théoricien néoconservateur. Beaucoup sont d’anciens trotskystes qui sont passés de la gauche à la droite (appelez-les « faucons » néocons si vous préférez). Leur message est une doctrine très simple sur le maintien du pouvoir : « Ne jamais le laisser échapper » ; empêcher tout rival d’émerger ; faire tout ce qu’il faut.

Le principal straussien, Paul Wolfowitz, a inscrit cette doctrine simple consistant à « détruire tout rival émergent avant qu’il ne vous détruise » dans le document officiel de planification de la défense des États-Unis de 1992 ; en y ajoutant que l’Europe et le Japon, en particulier, devaient être « découragés » de remettre en question la primauté mondiale des États-Unis. Ce squelette de doctrine, bien que remanié par les administrations Clinton, Bush et Obama, est resté inchangé dans son essence.

Et, puisque le message, « bloquer tout rival », est si direct et convaincant, les straussiens passent facilement d’un parti politique américain à un autre. Ils ont aussi leurs auxiliaires « utiles » profondément enracinés dans la classe élitaire américaine et les institutions du pouvoir d’État. La plus ancienne et la plus fiable de ces forces auxiliaires est toutefois l’alliance anglo-américaine en matière de renseignement et de sécurité.

Les « straussiens » préfèrent comploter « derrière le rideau » et dans certains groupes de réflexion américains. Ils évoluent avec leur temps, « campent sur leurs positions », mais ne s’assimilent jamais aux tendances culturelles dominantes. Leurs alliances restent toujours temporaires, opportunistes. Ils utilisent ces impulsions contemporaines principalement pour élaborer de nouvelles justifications de l’exceptionnalisme américain.

La première de ces impulsions importantes dans le recadrage actuel est la politique identitaire libérale, activiste et orientée vers la justice sociale. Pourquoi le wokisme ? Pourquoi le wokisme devrait-il intéresser la CIA et le MI6 ? Parce qu’il est révolutionnaire. La politique identitaire a évolué au cours de la Révolution française afin de bouleverser le statu quo, de renverser son panthéon de héros-modèles, de déloger l’élite existante et de porter une « nouvelle classe » au pouvoir. Cela excite définitivement l’intérêt des straussiens.

Biden aime vanter l’exceptionnalité de « notre démocratie ». Bien entendu, Biden fait ici référence, non pas à la démocratie générique au sens large, mais à la re-justification woke de l’Amérique libérale pour l’hégémonie mondiale (définie comme « notre démocratie »). « Nous avons une obligation, un devoir, une responsabilité de défendre, de préserver et de protéger « notre démocratie »… Elle est menacée » , a-t-il déclaré.

La deuxième dynamique clé, la transition verte, est une dynamique qui cohabite, sous l’égide de l’administration Biden, avec la philosophie très radicale et distincte de la Silicon Valley, une vision eugéniste et transhumaine qui s’aligne à certains égards sur celle de la bande de « Davos » , ainsi que sur les simples activistes de l’urgence climatique.

Pour être clair, ces deux dynamiques distinctes, mais complémentaires de « notre démocratie », ont traversé l’Atlantique pour s’enraciner profondément dans la classe dirigeante de Bruxelles. Et, pour dire les choses simplement, la version européenne de l’activisme libéral woke maintient intacte la doctrine straussienne de l’exceptionnalisme américain et occidental, ainsi que son insistance pour que les « ennemis » soient décrits dans les termes manichéens les plus extrêmes.

Le but du manichéisme (depuis Carl Schmitt) est d’exclure toute médiation avec les rivaux en les dépeignant comme suffisamment « mauvais » pour que le dialogue avec eux soit inutile et moralement défaillant.

Le passage des politiques libérales woke de l’autre côté de l’Atlantique ne devrait pas surprendre. Le marché intérieur « trusté » de l’UE a été précisément conçu pour remplacer le débat politique par le managérialisme technologique. Mais la stérilité même du discours économico-technique a donné naissance à ce que l’on appelle le « déficit démocratique ». Ce dernier devenant de plus en plus la lacune incontournable de l’Union.

Les euro-élites avaient donc désespérément besoin d’un système de valeurs pour combler cette lacune. Ils ont donc sauté dans le « train » du wokisme libéral. En s’inspirant de cela et du « messianisme » du Club de Rome pour la désindustrialisation, les euro-élites ont obtenu leur nouvelle secte étincelante de pureté absolue, un avenir vert, et des « valeurs européennes » inoxydables pour combler la lacune de la démocratie.

En fait, ces deux derniers courants, la politique identitaire et l’agenda vert, étaient et sont toujours à la tête de l’UE, les straussiens se tenant derrière le rideau, tirant le levier de l’axe renseignement-sécurité.

Les nouveaux zélotes étaient profondément ancrés dans l’élite européenne dans les années 1990, notamment à la suite de l’importation par Tony Blair de la vision du monde de Clinton, et étaient prêts à renverser le Panthéon de l’ordre ancien pour établir un nouveau monde vert « désindustrialisé » qui laverait les péchés occidentaux que sont le racisme, le patriarcat et l’hétéronormativité.

Le point culminant est la constitution d’une « avant-garde révolutionnaire » , dont la fureur prosélyte est dirigée à la fois vers « l’Autre » (qui se trouvent être, par un heureux hasard, les rivaux de l’Amérique), et vers ceux qui, chez nous (que ce soit aux États-Unis ou en Europe), sont définis comme des extrémistes menaçant « notre démocratie (libérale) » ; ou encore, le besoin impératif d’une « révolution verte ».

Voici l’essentiel : à la pointe de la « lance » européenne se trouvent les zélateurs Verts, en particulier le parti allemand des Verts, véritablement révolutionnaire. Ils détiennent le leadership en Allemagne et sont à la tête de la Commission européenne. C’est le zèle des Verts fusionné à la volonté de « ruiner la Russie » ; un cocktail enivrant.

Les Verts allemands se considèrent comme les légionnaires de cette nouvelle « armée » impériale transatlantique, abattant littéralement les piliers de la société industrielle européenne, rachetant ses ruines fumantes et ses dettes impayables grâce à un système financier numérisé et à un avenir économique « renouvelable » .

Puis, la Russie étant suffisamment affaiblie, et Poutine étant en place, les vautours s’attaqueraient à la carcasse russe pour y trouver des ressources ; exactement comme cela s’est produit dans les années 1990.

Mais ils ont oublié… Ils ont oublié que les straussiens n’ont pas d’« amis » permanents : la primauté des États-Unis l’emporte toujours sur les intérêts des alliés.

Que peuvent dire les zélateurs Verts européens ? Ils voulaient de toute façon jeter à bas les piliers de la société industrialisée. Eh bien, ils ont réussi. L’« issue de secours » du Nordstream pour échapper à la catastrophe économique a disparu. Il n’y a rien d’autre à faire que de marmonner de manière peu convaincante : « C’est Poutine qui l’a fait » . Et de contempler la ruine de l’Europe et ce que cela peut signifier.

Et ensuite ? Les faucons vont probablement jouer leur prochaine carte dans ce jeu dangereux et à enjeux élevés menant à la troisième guerre mondiale. L’envolée du dollar est un vecteur. La question est de savoir qui détient les cartes les plus fortes. L’Occident pense qu’il détient la carte de l’Ukraine. La Russie pense qu’elle a la carte économique de la sécurité alimentaire, énergétique et des ressources et qu’elle a une économie stable. L’Ukraine représente un espace de combat totalement différent : l’ambition straussienne à long terme de dépouiller la Russie de sa « ceinture de sécurité » historique, qui a débuté au lendemain de la guerre froide avec la fragmentation de l’Union soviétique.

Les répercussions de l’éclatement de la bulle seront déterminantes. Comme l’a dit une commentatrice : « Le moment est venu pour les banquiers centraux de resserrer et de dénouer les diverses distorsions du marché : l’impact a déjà été catastrophique » , a déclaré Lindsay Politi, gestionnaire de fonds. « Et les banques centrales n’ont pas encore fini. L’inflation modifie le calcul : de nombreuses banques centrales n’ont tout simplement plus la possibilité de revenir à l’assouplissement quantitatif » .

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

1- Référence à la 1e guerre entre l’URSS et la Finlande survenue après le refus par la Finlande de céder des territoires en échange d’autres territoires. Le but pour la Russie était de disposer d’un périmètre de sécurité suffisant autour de Leningrad. 

Source

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.