Dès la préparation du premier gouvernement post-Maïdan (anticipé par Victoria Nuland lors de sa célèbre conversation téléphonique du 22/01/2014 avec Geoffrey Pyatt, l’ambassadeur des USA à Kiev (1), un mois avant la révolution du 23/02, et confirmé par la suite), celle-ci avait fixé, pour le compte du Département d’État américain, la ligne politique à suivre par l’Ukraine pour les années à venir : « pousser les russes au conflit armé ».
Et de fait, toute la suite des actions avait été organisée dans ce but :
Sur le plan civil, « dérussifier » aussi brutalement que possible, afin de faire monter la pression et provoquer une réaction. Par ailleurs, après et malgré la signature des accords de Minsk 1 et Minsk 2 (2), le bombardement continu, pendant 8 ans, des provinces sécessionnistes, sans aucune pause et sans aucune velléité d’accord (3), avait le même objectif.
Sur le plan militaire, une organisation purement défensive, à travers la construction d’une immense et très solide « ligne Maginot » derrière la ligne de front du Donbass, ligne sur laquelle, ils l’espéraient, les russes viendraient un jour se casser les dents. A l’appui de cela, un partenariat très actif Ukraine/OTAN, le PPP (Partenariat pour la Paix) était censé assurer la coordination, la livraison des armes et la formation. Pour cela, après avoir consacré 5 Milliards de USD pour préparer la révolution et finalement faire sauter le gouvernement de Ianoukovytch, 3,5 autres milliards de USD avaient été dépensés pour cette militarisation (4).
Lorsque, le 24/02/2022, les russes lancent leur offensive, tout est prêt depuis longtemps, et tout est anticipé. Mais, première surprise, les russes n’attaquent pas de l’est vers l’ouest, à travers le Donbass, pour venir se faire massacrer comme prévu par la « Ligne Maginot » si bien construite, mais à la fois par le nord et par le sud, prenant ainsi les défenses ennemies partiellement à revers, et fixant sur place leurs meilleures troupes. Les plans occidentaux sont déjoués pour ce qui est de l’attaque immédiate, tout autant que ceux qui avaient prévu, en parallèle, d’infliger à la Russie, sur le plan économique, le sort réservé à la Grèce en la privant du système Swift et en coulant en peu de temps son économie. Mais la ligne politique générale demeurait la même, à savoir « vietnamiser » les russes, en leur infligeant des pertes militaires significatives et en les épuisant, sur le plan moral, social et économique, sur le long terme (5). Joe Biden l’avait lui-même annoncé, puisque lors de l’intense campagne médiatique occidentale qui avait précédé l’attaque russe, il avait mis en garde les russes à plusieurs reprises contre ce risque de « vietnamisation ».
L’autre surprise, c’est que la tactique adoptée par les russes n’entre pas dans ces plans américains. En effet, leur décision d’une guerre extrêmement prudente, où très peu de soldats, probablement, sont sacrifiés, et où tout se joue par d’intenses bombardements, terrestres et aériens, qui « liquident » les défenses ennemies, avant des avancées territoriales limitées, les met à l’abri, pour le moment, d’une telle « vietnamisation ». Plus que le gain territorial rapide, qui les obligerait à manœuvrer et à se mettre en risques, ils ont choisi, là où il y a de la résistance, de détruire en premier lieu les soldats ennemis, et d’abord les plus aguerris, de telle sorte qu’il n’y ait plus, à un certain moment, que des conscrits mal formés et peu efficaces, ou des « brigades internationales » en nombre insuffisant pour influer véritablement sur le cours de la guerre.
Sur le plan économique, la hausse des matières premières due aux sanctions permet aisément aux russes de financer leur guerre. Sur le plan moral et social, mis à part les oligarques certainement mécontents (6), pour le reste, Poutine n’a eu aucun mal à convaincre la population de la gravité géopolitique de la poursuite d’une politique d’attente, qui n’avait que trop duré, alors que l’OTAN ne cessait de le menacer de plus en plus près, et donc de l’opportunité de sa guerre. Sur le plan militaire enfin, deux décisions prises dès le début garantissaient une opération « à l’économie » : d’une part, le très petit calibrage de celle-ci, avec moins de 200.000 soldats, ce qui permet à la fois des rotations suffisantes (ce que les ukrainiens ne font pas) et une réserve d’hommes importante si nécessaire, d’autre part, l’emploi, pour l’artillerie, de très peu de matériel sophistiqué (qui ne sert que pour des tests), mais surtout d’armes et de munitions peu coûteuses datant de l’époque soviétique, dont ils disposent à foison, et qu’ils n’ont pas de mal à réapprovisionner à peu de frais.
Mais qu’en est-il « en face » ?
Dans un premier temps, pensant, là aussi, que la masse des armes livrées aux ukrainiens allaient permettre de submerger les russes rapidement, les occidentaux ont « mis le paquet » (7). Mais là aussi, sous-estimant sans doute les difficultés au regard de leur puissance, ils n’ont pas bien évalué quatre facteurs importants : d’abord, la vulnérabilité de leurs chaînes logistiques, obligeant à acheminer ces armes sur plus de 1500 km à découvert jusqu’au front, ce qui permet aux russes de tirer sur les convois et les dépôts comme à la foire… Ensuite, la « démarque inconnue », la « perte » et la revente sous le manteau d’une partie de ces armes, une grande tradition de l’armée ukrainienne, l’une des plus corrompues au monde (8). En troisième lieu, le peu de professionnalisme de la part de l’armée ukrainienne pour manipuler les armes les plus sophistiquées, rendues nécessaires pour contrer l’avancée russe en détruisant avec précision ses dépôts à l’arrière de ses positions. Enfin, le fait que, au moment où ces armes-là ont été livrées, c’est-à-dire très tard, les soldats aguerris et formés n’étaient déjà plus assez nombreux, suite aux destructions russes, pour les intégrer rapidement. Au total donc, d’énormes dépenses, avec un résultat très limité.
Aujourd’hui, le moral occidental est un peu à la baisse… Les dépenses ont été telles, aux USA, que les stocks sont entamés, malgré leur importance, ce qui fait que le dernier « plan » de 3 Milliards de USD annoncé le 24/08 par Biden ne concerne plus l’envoi d’armes prélevés sur ces stocks, mais une commande aux sous-traitants de l’armée, qui ne livreront, au mieux, que d’ici un an… De plus, dans l’attente des midterms, les voix républicaines (9) s’élèvent de plus en plus pour dénoncer le scandale de cette politique folle (mais pas du tout désintéressée…) des néoconservateurs et du lobby militaro-industriel, qui poursuivent encore et toujours un rêve de conquête vers l’est, alors même que les américains du peuple sont de plus en plus pauvres.
En Europe, aussi, on tousse… « Seule la victoire est jolie », dit-on, mais quand elle n’est pas là, les choses deviennent vite compliquées : nos stocks d’armement sont bien entamés, les promesses, malgré les discours martiaux, sont de moins en moins suivies d’effets. En Italie, le gouvernement Dragui a démissionné, aux Pays-Bas, les émeutes paysannes se multiplient. En Allemagne, les manifestations commencent (10), et on craint terriblement l’effet de la pénurie complète de gaz russe qui se profile, ce qui mettrait à l’arrêt, en quelques jours, une bonne partie de l’industrie. Comment, dans ces conditions, justifier les milliards d’Euros prêtés à l’Ukraine, sans aucun espoir de remboursement ? Et surtout, comment justifier la poursuite des sanctions et « l’économie de guerre », pour « aider l’Ukraine jusqu’au bout », lorsqu’on le paye d’un prix pareil, alors qu’aucune menace directe contre nous ne le justifie ?
Partout, la révolte gronde. Les voix s’élèvent contre l’inflation généralisée, qui ne doit rien aux russes, et tout à notre laxisme financier. Mais aussi contre la hausse vertigineuse des carburants, résultat direct de nos sanctions, qui va imposer à nos gouvernements des « chèques sociaux » de plus en plus lourds… Sans compter qu’il faut, en plus, renflouer le gouvernement ukrainien en faillite, ce qui nous coûte entre 5 et 8 Milliards d’Euros par mois….
On se trouve ainsi, paradoxalement, à front renversés : la puissance « moyenne », la Russie, qui devait être « vietnamisée », semble poursuivre son chemin de grignotage, comme une chenille, sans jamais s’arrêter. A l’inverse, la « très grande » puissance composée des USA et de l’Europe, excusez du peu, semble, malgré ses gigantesques moyens, s’approcher progressivement du bout de sa logique. Et face à cela, Poutine, visiblement, ne fait aucun effort pour « accélérer la cadence » (11). Il montre qu’il a tout son temps. Il semble bien s’être organisé pour une guerre longue, voire très longue, que nous-mêmes ne pourrons pas tenir. Il devait être englué, et c’est nous qui le sommes. A la politique américaine (« nous allons te vietnamiser ! »), il semble répondre : « chiche ! ». De fait, plus le conflit dure, et plus nous y laissons nos forces vives, nous européens d’abord, mais aussi les américains, malgré qu’ils soient moins vulnérables que nous (12).
Ceci ne pourra pas durer éternellement, et notre puissance n’y fera rien. Si nous voulons la surenchère, nous y laisserons notre chemise. Les russes ont tiré les leçons de l’Afghanistan, mais pas nous celles du Vietnam.
Car en effet, cette affaire ukrainienne ressemble fort à celle du Vietnam. D’un côté, les russes se battent sur leurs terres historiques, et dans leur arrière-cour directe. Ils connaissent parfaitement le terrain. Ils défendent « leur peau » contre un ennemi lointain et puissant qui tente de venir coloniser « leur » terre et de les tuer. Cette guerre est, pour eux, existentielle, une question de vie ou de mort. Ils sont le Nord Vietnam. De l’autre, les ukrainiens sont des vassaux et des valets, un État fantoche et corrompu. Ils font la politique d’une puissance étrangère, qui a pris le pouvoir chez eux, et y fait sa guerre, pour son propre intérêt. Ils sont le Sud Vietnam. La révolution du Maïdan de Février 2014, c’est le coup d’État du 2 Novembre 63, où les américains ont éliminé le Président du Sud Vietnam Ngo Dinh Diem pour le remplacer par Duong Van Minh, un homme à leur botte. Ils jouent le même rôle dans les deux cas : la conquête coloniale sous couvert de « liberté ». La différence, c’est qu’ici, les soldats américains ne sont pas présents en masse, mais qu’ils envoient les locaux pour se faire massacrer à leur place. Mais pour le reste, c’est bien le même scénario. Qui, alors, vietnamise l’autre ? Dans le conflit vietnamien, qui a gagné ?
Nous refaisons l’erreur du Vietnam. Nous ne vaincrons jamais les russes. Ils sont historiquement « chez eux », pas nous. Ils se battent pour de vraies raisons, la défense de leur territoire, pas nous. Ils se sont organisés pour une guerre de 50 ans, pas nous. Comme au Vietnam, plus nous resterons, plus nous le paierons cher. Ils nous épuiseront, et nous chasseront, la queue entre les jambes. Sans un « discours de Phnom Penh » (13), nous n’en sortirons jamais. Nous ne sommes pas Bobby Fischer. Au jeu d’échecs patient et défensif, à l’économie, pion après pion, les russes sont beaucoup plus forts que nous.
Notes :
- Cf Conversation entre l’assistante du secrétaire d’État et l’ambassadeur US en Ukraine, par Andrey Fomin (voltairenet.org)
- Qui n’étaient, de l’aveu même de Kiev, que des « trèves » pour se réorganiser après les défaites militaires subies.
- Honte à nous, français et allemands, garants de ces accords, qui avons laissé faire, en toute connaissance de cause ! Et en plus, pendant cette période, nous autres français avons été l’un des principaux fournisseurs d’armes à l’Ukraine, en contradiction totale avec ces accords, qui prévoyaient la démilitarisation de la zone !
- On peut penser que les 30 laboratoires de recherche microbiologiques opérés sur le territoire ukrainien par les américains (et financés partiellement par Hunter Biden, le fils de Joe Biden…), censés étudier les meilleurs souches de virus à envoyer en Russie via les oiseaux migrateurs, avaient le même objectif, ainsi, peut-être, que les travaux qui semblent avoir été découverts récemment dans la centrale de Zaporijia pour doter l’Ukraine du nucléaire militaire.
- Pour cette raison, il était très important pour les américains de torpiller dès le début toute tentative de médiation entre ukrainiens et russes. Deux des négociateurs de la délégation ukrainienne des premiers pourparlers en Biélorussie ont été assassinés le lendemain de leur retour à Kiev. Puis, le massacre de Boutcha est arrivé fort à propos pour fermer cette porte définitivement.
- D’où le Forum International de Saint Pétersbourg du 24/06, pour leur « remonter le moral » et essayer de les entraîner dans la « nouvelle économie » à l’est
- Au total, les occidentaux ont déjà dépensé jusqu’ici près de 80 Milliards de USD !, sans résultat très convaincant… Cf https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/07/25/ukraine-il-y-a-aussi-une-guerre-economique-par-francois-martin/
- Cf https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/07/25/ukraine-il-y-a-aussi-une-guerre-economique-par-francois-martin/
- Notamment celle, récente, de l’ex-député Ron Paul, une « conscience » de la politique américaine. Ron Paul — Wikipédia (wikipedia.org)
- https://www.youtube.com/watch?v=FZo_MtKHHKg
- Et ceci déconcerte nos analystes, s’il n’ont pas compris cette stratégie
- C’est leur population, et le contexte électoral, qui constituent leur « maillon faible »
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