01 septembre 2022

L’effondrement de la ville ou l’humanité en crise dans Ravage de Barjavel (1943)

Dans un futur lointain, rêvé par Barjavel depuis les années 1940, le progrès a permis à l’homme de développer une société où tout est technologique, et où la précision et l’efficacité des machines permettent de ne plus les voir : évoluant dans un univers de confort, l’être urbain s’est habitué à l’accompagnement permanent de tous ses gestes ; on ne manque de rien et chaque semaine voit émerger une nouvelle trouvaille, visant à améliorer encore le fonctionnement de la ville de Paris.

Pourtant, l’électricité, énergie fondamentale sur laquelle repose ce futur resplendissant, disparaît. Le black-out, fantasme cauchemardesque de la cité moderne, plonge alors cet espace dans le chaos, provoquant ainsi une crise qui est à la fois celle de la ville et celle des valeurs qu’elle métaphorise et porte en elle.

La Ville futuriste

Ville radieuse, Sans lieu, Le Corbusier (FLC/ADAGP, 1930)

Ville radieuse, Sans lieu, Le Corbusier (FLC/ADAGP, 1930)

Le Paris barjavélien de 2052 présente d’abord un univers du tout technologique et où l’espace urbain, à l’image de tout le reste, est totalement optimisé. La capitale est divisée en quatre « Villes hautes construites par Le Cornemusier », visant à décongestionner la ville : la Ville Radieuse – nom directement emprunté à l’un des projets de Le Corbusier –, la Ville Rouge, la Ville Azur et la Ville d’Or. En raison de la concentration démographique, dix autres Villes Hautes doivent suivre. Le Paris plus ancien conserve de vieux immeubles, et quelques monuments anciens, comme le Sacré-Cœur, subsistent après avoir été déplacés et surélevés. Réparti entre espaces motorisés à chaussée lumineuse et espaces piétons, le sol de la ville n’est pas le seul lieu de circulation. En effet, le ciel accueille également une sorte de périphérique aérien qui, à haute altitude, voit tourner hélicoptères et bus-avions comme des vautours au-dessus de Paris. Enfin, les usines semblent intégrées à la ville, qui s’est inexorablement étendue jusqu’à ce que la France ne compte plus qu’une seule immense agglomération connectée :

« Pendant les cinquante dernières années, les villes avaient débordé de ces limites rondes qu’on leur voit sur les cartes du XXe siècle. Elles s’étaient déformées, étirées le long des voies ferrées, des autostrades, des cours d’eau. Elles avaient fini par se rejoindre et ne formaient plus qu’une seule agglomération en forme de dentelle, un immense réseau d’usines, d’entrepôts, de cités ouvrières, de maisons bourgeoises, d’immeubles champignons. » (Ravage, p.43)

Résulte de cette organisation un bourdonnement incessant :

« L’air, le sol, les murs vibraient d’un bruit continu, bruit des cent mille usines qui tournaient nuit et jour, des millions d’autos, des innombrables avions qui parcouraient le ciel, des panneaux hurleurs de la publicité parlante, des postes de radio qui versaient par toutes les fenêtres ouvertes leurs chansons, leur musique et les voix enflées des speakers. Tout cela composait un grondement énorme et confus auquel les oreilles s’habituaient vite » (Ravage, p.43)

Les intérieurs individuels sont régis pas le même souci d’optimisation et de confort absolu, nécessitant une maîtrise du moindre élément extérieur. Ainsi, si le vieux Paris souffre au début du roman d’une canicule sans égale, les Villes Hautes n’en ont cure : les façades des immeubles sont en verre, et ne disposent pas de fenêtres, car « à l’intérieur circulait un air dépoussiéré, oxygéné, dont la température variait selon le désir de chaque locataire. Il suffisait de déplacer une manette sur un minuscule cadran pour passer en quelques secondes de la chaleur de l’équateur à la fraîcheur de la banquise. » (Ravage, p.47).

Enfin, les besoins vitaux du peuple de cette agglomération unique sont assurés, eux aussi, grâce au progrès technologique et électrique. « L’humanité ne cultivait presque plus rien en terre. Légumes, céréales, fleurs, tout cela poussait à l’usine, dans des bacs. » p.40 Les ondes, la lumière, la composition du sol, tout est calculé et maîtrisé par l’homme, grâce à l’électricité, afin d’optimiser le rendement des végétaux. Quant aux bêtes, elles n’existent plus sous forme de bétail : la viande est chimiquement cultivée, afin d’offrir, sans douleur pour les animaux, une viande « parfaite, tendre, sans tendons, ni peaux ni graisses, et d’une grande variété de goûts » (Ravage, p.41).

La ville est donc lieu de concentration extrême de technologies et mécanisations à outrance de la vie quotidienne, du travail et des déplacements : se nourrir, s’habiller, communiquer, toutes les actions humaines sont relayées voire remplacées par des actions électriques. La ville devient un espace de fourmillement électrique, et l’urbanisation est rationalisée à outrance. Ce qui se trouve en-dehors de la ville, au contraire, est dépourvu de tout intérêt, et seuls des paysans provençaux, barbares ignorants du progrès, résistent à la mécanisation généralisée.

La ville du futur, dont nos villes sont parfois proches aujourd’hui, est donc cet espace symboliquement pétri d’un idéal unique : le progrès et l’optimisation. Chaque instant voit naître une version améliorée de celle qui était en cours, et les déplacements, l’hygiène, les espaces individuels, les communications, dès lors qu’ils sont urbains, doivent servir des aspirations de vitesse, d’efficacité, mais aussi de massification : Barjavel l’a bien senti, la ville, parce qu’elle se voit imprimer son rythme de développement par une croissance démographique incessante, demande une technologie toujours plus développée.

Chez Barjavel, mais aussi dans plusieurs autres fictions prenant pour objet la disparition de l’électricité, la catastrophe arrive par la faute des hommes, Prométhée modernes :

« Les hommes ont libéré les forces terribles que la nature tenait enfermées avec précaution. Ils ont cru s’en rendre maîtres. Ils ont nommé cela le Progrès. C’est un progrès accéléré vers la mort. Ils emploient pendant quelque temps ces forces pour construire, puis un beau jour, parce que les hommes sont des hommes, c’est-à-dire des êtres chez qui le mal domine le bien, parce que le progrès moral de ces hommes est loin d’avoir été aussi rapide que le progrès de leur science, ils tournent celle-ci vers la destruction. » (Ravage, p.85)

L’homme a ainsi cru dompter la mort en conservant ses ancêtres dans des caissons frigorifiques, se substituer à la Nature et s’élever au rang de dieu. La série télévisée américaine Revolution, près de soixante-dix ans plus tard, joue sur les mêmes motifs que l’œuvre de Barjavel : elle fait également du black-out son sujet premier, et l’électricité disparaît par la faute de chercheurs parvenus à créer des processeurs microscopiques capables d’absorber et d’enfermer cette énergie, destinés à un usage guerrier ; la démesure des ambitions humaines ne trouve donc plus ses limites dans l’Etat, entité supérieure et censément plus rationnelle que l’individu. Nous sommes devenus fous de notre propre puissance, et les fantasmes humains de maîtrise extrême, de rapidité et d’efficacité semblent ainsi pétrir ces villes du futur ou de demain, construisant une image rêvée de l’homme comme maître absolu des forces offertes par sa planète.

Pourtant, le monde urbain hyper-technologique, qui nous est présenté comme futuriste dans Ravages, ou encore comme notre monde de référence actuel dans la série Revolution construit de manière étonnante un rapport étrange entre humain et machine. En effet, il est frappant de constater que l’homme, censé avoir créé tous ces appareillages afin de rendre sa vie meilleure, semble happé, dévoré par le pouvoir des objets technologiques, de ces objets animés et aliénants : c’est précisément l’anima, l’âme ou l’esprit de l’homme qui est mise en sommeil du fait de cet environnement réglé et ouaté, où la machine est devenu le maître. La première scène du premier épisode de Revolution montre ainsi une fillette au visage angélique, les yeux rivés à la télévision : lorsque sa mère lui propose de parler au téléphone à sa grand-mère, la petite semble imperméable à toute communication, et ne réagit absolument pas à la sollicitation. Ses liens sociaux, et plus précisément familiaux, sont donc mis en péril par l’attrait technologique et le divertissement animé ; plus encore, c’est la création même de ces liens qui est menacée à travers ce personnage de jeune enfant.

Cette dimension aliénante de la ville hyper-technologique est plus sensible encore dans les toutes premières pages de Ravages, où l’on découvre comme premier avatar urbain la gare de Marseille.

« [François] goûtait maintenant la fraîcheur de la buvette de la gare Saint-Charles. Le long des murs, derrière les parois transparentes, coulaient des rideaux d’eau sombre et glacée. Des vibreurs corpusculaires entretenaient dans la salle des parfums alternés de la menthe et du citron. Aux fenêtres, des nappes d’ondes filtrantes retenaient une partie de la lumière du jour. Dans la pénombre, les consommateurs parlaient peu, parlaient bas, engourdis par un bien-être que toute phrase prononcée trop fort eût troublé. […] En face de lui, la caissière, les yeux mi-clos, poursuivait son rêve.

Sur chaque table, un robinet, un cadran semblable à celui de l’ancien téléphone automatique, une fente pour recevoir la monnaie, un distributeur de gobelets de plastec, et un orifice pneumatique qui les absorbait après usage, remplaçaient les anciens « garçons ». Personne ne troublait la quiétude des consommateurs et ne mettait de doigt dans leur verre.

Cependant, pour éviter que les salles de café ne prissent un air de maison abandonnée, pour leur conserver une âme, les limonadiers avaient gardé les caissières. Juchées sur leurs hautes caisses vides, elles n’encaissaient plus rien. Elles ne parlaient pas. Elles bougeaient peu. Elles n’avaient rien à faire. Elles étaient présentes. Elles engraissaient. » (Ravage, pp.11-12)

Le personnage s’installe dans cette buvette au sortir d’un « antique convoi rampant », rendu suffocant par l’ « ardeur » du soleil : le contraste est brutal, entre la violente chaleur de l’ancien, et la fraîcheur apaisante de la modernité. Mais d’emblée un paradoxe apparaît. D’un côté cet espace est travaillé par l’homme et perçu comme un lieu d’harmonie parfaite : circulation et apaisement des sens (synesthésies, transparence, douceur), illusion de nature (présence de trois éléments : air, eau, terre ; personnification des machines en éléments indépendants et doués de conscience), suspension du temps. De l’autre, cet espace pensé par l’homme et pour l’homme ne laisse finalement que peu de place à ce dernier, puisque le « bien-être », visée affichée de toute cette mise en scène, devient la raison d’un « engourdissement » général qui interdit à l’humain de marquer trop fortement sa présence.

Le bien-être cotonneux est l’objet de cette salle centrale de buvette : l’homme doit impérativement s’y sentir exactement comme cela est prévu, au risque de « troubler » cette harmonie artificielle. Même les présences vivantes sont plus proches des machines que de l’humain ; rendues inutiles, elles peuvent soit disparaître complètement au profit d’outils bien plus efficaces et hygiéniques, ou alors être « conservées », à peu près comme on conserve des apparences superficielles dans un musée de cire. Ainsi, les caissières, immobiles, muettes, inactives, sont réduites à l’état de tableaux endormis, et deviennent le symbole de la torpeur d’une humanité qui se croit à l’abri derrière un confort artificiel, enfermée dans un cocon confortable et inconsciente de sa soumission.

La disparition de l’électricité : la crise

« … et les villes des nations tombèrent, et Dieu se souvint de Babylone la grande, pour lui donner la coupe de vin de son ardente colère. »

Apocalypse selon saint Jean, cité en exergue du ch.2 « La chute des villes », Ravage

Pour le dire vite, le black-out, c’est la disparition de l’électricité, mais ce phénomène prend des formes différentes dans les fictions qui s’y intéressent, selon le parti pris narratif de chacune. A première vue, Barjavel est dans ce domaine le plus radical : l’électricité disparaît définitivement dans Ravage, imposant une permanence de la crise, une temporalité radicalement rectiligne, là où elle peut être de nouveau suscitée par de petites amulettes dans Revolution, et où il ne s’agit que d’une coupure de courant temporaire dans des films comme New York Black-out (Eddie Matalon, 1978) ; de même chez Arthur Hailey (Black-out, 1979), où c’est une attaque terroriste qui fait disparaître l’électricité. Dans ces fictions cinématographiques, la crise est donc envisagée plutôt comme un événement à durée déterminée, ou alors comme un fonctionnement cyclique. L’on pourrait alors être tenté, en considérant les dates de parution de ces différentes fictions, de s’appuyer sur les systèmes de représentation de leurs auteurs : au-delà des années 1950, il serait impossible de se figurer un monde dépourvu d’électricité de manière définitive. Dans les faits, la conception de Barjavel de ce black-out futuriste est plus nuancée : dans une note de bas de page du Voyageur imprudent (1943), il signale que « l’électricité n’a pas disparu, elle a simplement cessé, en un instant et dans le monde entier, de se manifester sous ses formes habituelles. », modifiant les lois de la physiques connues jusqu’ici.

Affiche de la série Revolution, 2012.

Affiche de la série Revolution, 2012.

Quoi qu’il en soit, l’absence d’électricité modifie la ville en profondeur, mettant à mal tous les idéaux de clarté, de sécurité et de soutien technique à la vie quotidienne qu’elle incarnait avant la catastrophe : la ville était un lieu où l’homme glissait, un espace à la fois rapide et apaisé ; elle devient tout à coup un milieu rêche, violent et imprévisible. La nuit est propice à la coupure de courant, et elle se peuple des peurs les plus anciennes : des créatures violentes et inidentifiables (The Blackout, 2009) ou encore des criminels échappés (New York Black-out, 1978, et Blackout, 2011). La ville se gonfle de recoins sombres, change totalement d’aspect, et devient un espace terrifiant envahi non seulement par la nuit, moment de doutes et de peurs redécouvert par les citadins ahuris, mais aussi parfois par la nature sauvage. On se rapproche de la symbolique traditionnelle de la forêt, où la verticalité extrême met l’homme et ses sens en difficulté. La ville perd donc ce caractère rassurant du lieu où tout est visible tout le temps, et où l’orientation ne dépend pas des sensations mais du déchiffrage d’un certain nombre de codes ou de signes, intériorisés et maîtrisés par ses habitants. L’homme ne peut plus se fier qu’à ses sens, son intuition voire son instinct, et l’esprit surchauffé est alors enclin aux hallucinations, thème récurrent dans ces fictions apocalyptiques.

Lorsque la ville s’éteint, la situation surprend, et crée une débandade subite au sein de la population ; la crise s’étend alors tout à coup à la gestion politique de la ville : en haut lieu, chez Barjavel, la poignée d’hommes qui avait le pouvoir de décision pour vingt-cinq millions d’âmes est totalement dépassée. Un autre aspect de cette crise de la ville est donc celui de la nécessité des technologies dans le fonctionnement d’une démocratie en ville : la démographie urbaine crée un ratio incroyable entre la masse du peuple et le nombre toujours restreint de ses dirigeants, et sans la technologie, ce système devient une aberration. Non seulement la communication devient impossible, mais, parce que Barjavel choisit de faire également disparaître la force naturelle qui rendait possible le fonctionnement des armes, la force exécutive du gouvernement devient également dérisoire ; les dirigeants ne sont alors plus que quelques hommes flasques et désemparés, tout aussi terrifiés que les autres, et effarés de voir leur pouvoir et leur prestige s’évaporer aussi vite que l’électricité.

Dans les heures qui suivent la disparition de l’électricité, c’est tout le système de fonctionnement de la ville qui entre en crise. Tout d’abord, la nourriture devient un enjeu majeur puisque les moyens de conservation comme de production ont disparu avec le courant, et que les denrées alimentaires se trouvent donc en quantité finie. Il s’agit alors d’amasser des vivres et de les défendre coûte que coûte. Puis, vient le problème de l’eau : le citadin ne sait où trouver de l’eau potable lorsqu’elle ne sort plus de son robinet. L’eau assainie et filtrée se tarit rapidement et les habitants des villes désemparés se tournent vers celle des cours d’eau qui traversent leur espace ; de là naissent des épidémies, comme dans Ravage où le choléra, maladie désuète et suscitant de sombres souvenirs, s’abat sur la population après quelques jours à peine sans électricité. Les citadins commencent donc par mourir de soif, de faim, de maladie ; s’organise alors une fuite, un exode massif visant à fuir un espace conçu avec de l’électricité, et qui devient un espace mort et mortifère lorsqu’elle a disparu. Les villes se dépeuplent alors, jetant leurs habitants sur les routes en quête d’un ailleurs inconnu,

Redistribution des hiérarchies

Illustration de Constantin, Ravage éditions Denoël, Folio (1997)

Illustration de Constantin, Ravage éditions Denoël, Folio (1997)

L’homme moderne, l’homme urbain, a perdu le simple geste de mettre un pied devant l’autre pour avancer, et se retrouve dénudé, dénué de tout appendice technique et technologique.

« Les hommes se perdirent justement parce qu’ils avaient voulu épargner leur peine. Ils avaient fabriqué mille et mille et mille sortes de machines. Chacune d’elles remplaçait un de leurs gestes, un de leurs efforts.(…) Ils ne savaient plus faire effort, plus voir, plus entendre. Autour de leurs os, leur chair inutile avait fondu. Dans leurs cerveaux, toute la connaissance du monde se réduisait à la conduite de ces machines. » (Ravage, p.309)

Le black-out urbain est synonyme de redistribution des forces : à l’intelligence et l’appareillage technologique viennent de nouveau se substituer la force et la ruse, l’instinct et l’acuité des sens. Le corps de l’homme reparaît subitement, pourtant gommé et poli par la société moderne. Ce corps est alors frappé d’une grande malédiction : créé par la nature pour se mouvoir, courir, se tendre, il a été amolli et affaibli par la civilisation électrique ; dès lors, il devient un poids terrible pour le citadin en fuite. De même, la société sécurisée, faite de caméras de surveillance, de téléphones ultra-rapides, de boutons d’alarmes laisse des traces : le courage, la témérité, la maîtrise de sa propre peur deviennent des défis gigantesques pour certains personnages.

Dans la série Revolution, un personnage incarne particulièrement ce drame du corps humain : Aaron Pittman (Zak Orth), à la tête de Google avant la disparition de l’électricité, se trouve dépourvu de tout savoir utile ; son corps empâté dans la consommation, le travail intellectuel et le luxe lui pèse ; enfin, il finit par abandonner sa femme, rongé par l’angoisse de ne pouvoir protéger, tel un homme primitif, l’être auquel il tient le plus. Dans Ravage, c’est le personnage de Jérôme Seita, directeur millionnaire de la gigantesque « Radio-300 » qui incarne cette terreur désemparée face au monde physique. À l’occasion de la descente des quatre-vingt seize étages qui séparent son bureau de la terre ferme, Jérôme Seita fait la douloureuse rencontre de son corps :

« Seita, tout son amour-propre et sa volonté bandés, s’efforçait de résister à l’étourdissement. De son corps qu’il n’avait jamais senti si présent, il éprouvait maintenant le poids de chair et de sang. A chaque choc du talon sur les marches, ses muscles semblaient vouloir s’arracher de ses os, ses viscères donnaient des coups de bélier contre ses côtes et contre la peau de son ventre, ses genoux cherchaient à plier, à céder sous ce poids qui les écrasait, toute sa chair demandait à échapper au contrôle de son esprit, pour obéir enfin, librement, à la force qui la sollicitait. » (Ravage, p.141)

Le citadin privé d’électricité est donc projeté dans un nouvel âge de pierre, où la loi redevient celle du corps, c’est-à-dire celle de la violence et de la force ; celui qui, comme Aaron Pittman ou Jérôme Seita, est un pur produit du monde technologique et urbain moderne, est handicapé, incapable de considérer et de jauger le monde et ceux qui l’entourent sans outils électriques. Le black-out pointe ainsi du doigt une société moderne malade, oublieuse de son rapport à la nature, et celle de son propre corps en premier lieu : la ville est le lieu d’une maladie larvée, bien plus ancienne que la catastrophe, et elle est, par définition, chez Barjavel comme chez Kripke, l’image d’une faiblesse, d’une vulnérabilité que la crise ne vient que révéler et exacerber.

Dans la France futuriste de Barjavel, un clivage s’est créé sur le territoire national : le Nord, c’est Paris, ville gratte-ciel à terrasses et dense de circulations en tous genres ; le Sud abrite au contraire une poignée de résistants, qui continuent à travailler la terre pour se nourrir. Entre les deux, le rien, un espace vide, inutile, en friche car abandonné par les villes comme un extérieur sans intérêt. La crise de la ville de Paris, ravagée par le feu, le choléra et la folie humaine, entraîne une modification de la hiérarchie entre ces deux territoires : le Sud devient jardin d’Eden, le paysage en friche un long dédale de cheminements et d’errances proches du purgatoire, et la Ville devient l’Enfer de flammes et de dénuement de la race humaine. La ville de Paris se transforme alors en un symbole fort, celui de l’hybris, et plus précisément de sa punition par le ou les dieux : « That’s why God caused the blackout, why he whipped away out (…) batteries, computers and phones. Because we built ourselves an electric tower of Babel.» (Revolution, 2012)1.

Lorsqu’après la longue fuite des villes la vie s’organise de nouveau avec les survivants, les humains choisissent de changer de modèle sociétal : les nouvelles organisations sont patriarcales et restreintes, mais aussi autocratiques, machistes et phobiques de tout progrès, y compris le progrès intellectuel, ce qui mène les hommes à brûler tous les livres – sauf la poésie. Tout est ramené à l’échelle humaine puisqu’il est défendu « à un homme de posséder plus de terre qu’il n’en puisse faire le tour à pied du lever au coucher du soleil, au plus long jour de l’été ». La ville et ses valeurs sont donc profondément rejetées dans Ravage, au profit d’un mode de vie présenté comme plus sain – bien que d’une certaine violence –, d’un retour radical à la terre dont on ne peut nier le fort écho contemporain : en écrivain visionnaire, Barjavel a imaginé un événement d’une incroyable ampleur qui pousserait les hommes à éradiquer le modèle citadin de leurs modes de vies, à faire disparaître la ville moderne de leur horizon.

Mais ce retour à la terre pose des problèmes d’interprétation : les critiques ne s’accordent pas concernant l’aspect potentiellement didactique de cette fin de roman. Si le titre même, et le choix de son affichage en ouverture de la série Revolution ne laisse pas de doute sur le sens de ce changement radical2, Barjavel semble au contraire chanter les louanges d’une vie paysanne simple et hors des villes, et la dédicace initiale semble aller dans le sens d’une nostalgie d’un art perdu de la vie simple : « A la mémoire de mes grands-pères, paysans ». La ville est clairement pointée du doigt comme une organisation humaine dangereuse, comme le creuset de toutes les démesures ; en revanche, la société soi-disant paradisiaque décrite finalement laisse aujourd’hui perplexe : certes la catastrophe du progrès à outrance semble éradiquée grâce à la disparition du système urbain moderne ; certes le bonheur semble assuré dans chaque bourg, chaque chaumière, l’homme réapprenant à se satisfaire d’un travail physique bien mené et d’une vie honnête et tournée vers la famille et la communauté ; mais l’événement qui clôt l’œuvre est étrange : un paysan offre au patriarche le fruit de nombreuses années de travail, une machine à vapeur pour s’épargner le dur labeur des champs. Ce paysan n’a jamais connu la ville, la modernité extrême du progrès électrique, et pourtant ; la ville, en crise par définition pour Barjavel, semble donc un avatar, un symptôme parmi d’autres d’un esprit humain par nature malade du progrès : de même que l’innovation est une donnée constitutive de l’esprit humain, la ville devient un espace à la fois dangereux et inévitable. Amer constat si l’on en reste là ; mais pourquoi ne pas y voir plutôt, au prisme de notre modernité, l’illustration désabusée de deux extrêmes, qu’il s’agirait d’équilibrer afin de trouver une juste place de l’homme dans son monde ?

BAHIA DALENS

Bahia Dalens enseigne la littérature française en lycée dans le Val-d’Oise et à l’université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle. Spécialisée dans la littérature de la fin du XIXème et du début du XXème siècle, elle recherche une approche de la littérature transversale et ouverte à de nombreuses autres disciplines.

Bibliographie

Barjavel R., 1943, Ravage, éd. Denoël, coll. Folio (1972), 315p.

Barjavel R., 1943, Le Voyageur imprudent, éd. Gallimard, coll. Folio (1973), 244p.

David Sanders R., 2009, The Blackout

Hailey A., 1979, Black-out, éd. Le Livre de poche (1990), 672p.

Keach J., 2001, Blackout

Kripke E., 2012, Revolutions

Loup G.M., 2012, « Ravage », <barjaweb.free.fr>

Matalon E., 1978, New York Black-out

  1. Revolution, saison 1, épisode 2, 05’00. « Voilà pourquoi Dieu a créé le blackout, pourquoi il a brusquement coupé (…) batteries, ordinateurs et téléphones portables. Parce que nous nous sommes construit une tour de Babel électrique. » []
  2. Générique de Revolution : apparition du mot « evolution » et seulement dans un deuxième temps du « r », combinant les deux sens de retournement complet de la situation et de retour dans l’évolution, c’est-à-dire de régression. []

Source

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