Dans le Baopuzi, un vieux texte
chinois, un taoïste évoquant un lointain passé dit :
« Il n'y avait alors ni prince ni
vassal ; on creusait des puits pour boire et on labourait la terre
pour se nourrir. On réglait sa vie sur le soleil [...] De gloire et
d'infamie point. Nuls sentiers ni tranchées ne défiguraient les
montagnes. Il n'existait ni barques ni ponts sur les cours d'eau. Les
vallées ne communiquaient pas et personne ne songeait à s'emparer
de territoires. » Le monde était un paradis où « le phénix se
posait dans les cours des maisons et les dragons s'ébattaient en
troupeaux dans les parcs et les étangs [...] On pouvait marcher sur
la queue des tigres et saisir dans ses mains des boas. Les mouettes
ne s'envolaient pas quand on traversait les étangs ; les lièvres et
les renards n'étaient pas saisis de frayeur quand on pénétrait
dans les forêts. Malheurs et troubles, guerres et épidémies
étaient inconnus [...] On bâfrait et on s'esclaffait, on se tapait
sur le ventre et on s'ébaudissait ! »
Le taoïsme originel décrit un âge d'or où les hommes formaient une grande famille et constituaient ce que l'on appelle de nos jours une société communiste primitive. L'étude du communisme primitif passionna Rosa Luxemburg.
Le taoïsme originel décrit un âge d'or où les hommes formaient une grande famille et constituaient ce que l'on appelle de nos jours une société communiste primitive. L'étude du communisme primitif passionna Rosa Luxemburg.
Rosa Luxembourg
Par Michael Löwy
Comment expliquer l'intérêt
de Rosa Luxemburg pour les communautés primitives ?
D'une part, il
est évident qu'elle voit dans l'existence de ces sociétés
communistes anciennes un moyen d'ébranler et même de détruire «
la vieille notion du caractère éternel de la propriété privée et
de son existence depuis le commencement du monde . » C'est par
incapacité de concevoir la propriété communale et par
incompréhension pour tout ce qui ne ressemble pas à la civilisation
capitaliste que les économistes bourgeois ont refusé avec
obstination de reconnaître le fait historique des communautés. Il
s'agit donc, pour Rosa Luxemburg, d'un enjeu du combat théorique et
politique sur un aspect essentiel de la science économique.
D'autre
part, le communisme Primitif est à ses yeux un point de repère
historique précieux pour critiquer le capitalisme, pour dévoiler
son caractère irrationnel, réifié, anarchique, et pour mettre en
évidence l'opposition radicale entre valeur d'usage et valeur
d'échange. Comme le souligne à juste titre Ernest Mandel dans sa
préface, « l'explication des différences fondamentales entre une
économie fondée sur la production de valeurs d'usage, destinée à
satisfaire les besoins des producteurs, et une économie fondée sur
la production de marchandises, occupe la majeure partie de l'ouvrage.
» Il s'agit donc pour elle de trouver et de « sauver », dans le
passé primitif, tout ce qui peut, jusqu'à un certain point au
moins, préfigurer le socialisme moderne.
L'attitude de Rosa Luxemburg n'est pas
sans une certaine affinité avec les conceptions romantiques de
l'histoire, qui refusent l'idéologie bourgeoise du progrès, et
critiquent les aspects inhumains de la civilisation
industrielle/capitaliste (d'où, par ailleurs, son intérêt pour
l'œuvre d'un économiste romantique comme Sismondi). Tandis que le
romantisme traditionaliste aspire à restaurer un passé idéalisé,
le romantisme révolutionnaire dont Rosa Luxemburg est proche cherche
dans certaines formes du passé précapitaliste des éléments et des
aspects qui anticipent l'avenir post-capitaliste.
L'égalitarisme des anciens germains
Marx et Engels avaient déjà, dans
leurs écrits et leur correspondance, attiré l'attention sur les
travaux de l'historien (romantique) Georg Ludwig von Maurer sur
l'ancienne commune (Mark) germanique. Comme eux, Rosa
Luxemburg étudie avec passion les écrits de Maurer et s'émerveille
du fonctionnement démocratique et égalitaire de la Marche (Mark)
et de sa transparence sociale : « On ne peut imaginer rien de
plus simple et de plus harmonieux que ce système économique des
anciennes Marches germaniques. Tout le mécanisme de la vie sociale
est comme à ciel ouvert. Un plan rigoureux, une organisation robuste
enserrent ici l'activité de chacun et l'intègrent comme un élément
du tout. Les besoins immédiats de la vie quotidienne et leur
satisfaction égale pour tous, tel est le point de départ et
l'aboutissement de cette organisation. Tous travaillent ensemble
pour tous et décident ensemble de tout. » Ce qu'elle apprécie
et met en évidence sont les traits de cette formation communautaire
primitive qui l'opposent au capitalisme et la rendent, à
certains égards, humainement supérieure à la civilisation
industrielle bourgeoise : « Il y a donc deux mille ans et même
davantage.., régnait chez les Germains un état de choses
foncièrement différent de la situation actuelle, pas d'État avec
des lois écrites et contraignantes, pas de division entre riches et
pauvres, entre maîtres et travailleurs. »
Le communisme Inca
En s'appuyant sur
les travaux de l'historien russe Maxime Kovalevsky (qui avait déjà
vivement intéressé Marx), Rosa Luxemburg insiste sur l'universalité
du communisme agraire comme forme générale de la société humaine
à une certaine étape de son développement, qu'on trouve aussi bien
chez les Indiens des Amériques, les Incas, les Aztèques, que chez
les Kabyles, les tribus africaines et les Hindous. L'exemple péruvien
lui semble particulièrement significatif, et là aussi, elle ne peut
s'empêcher de suggérer une comparaison entre la Marca des
Incas et la société « civilisée » : « L'art moderne de se
nourrir exclusivement du travail d'autrui et de faire de l'oisiveté
l'attribut du pouvoir était étranger à cette organisation sociale
où la propriété commune et l'obligation générale de travailler
constituaient des coutumes populaires profondément enracinées. »
Elle manifeste aussi son admiration pour « l'incroyable résistance
du peuple indien et des institutions communistes agraires dont,
malgré ces conditions, des vestiges se sont conservés jusqu'au XIXe
siècle. » Une vingtaine d'années plus tard, l'éminent penseur
marxiste péruvien José Carlos Mariategui va avancer un point de vue
qui présente des convergences frappantes avec les idées de Rosa
Luxemburg (dont très probablement il ignorait les remarques sur le
Pérou) : le socialisme moderne doit s'appuyer sur les traditions
indigènes qui remontent au communisme Inca, pour gagner à son
combat les masses paysannes.
La voracité aveugle du capital
Mais
l'auteur le plus important dans ce domaine est pour Rosa Luxemburg —
comme pour Engels dans L'Origine
de la famille —
l'anthropologue américain L. H. Morgan. En s'inspirant de son
ouvrage classique (Ancient
Society, 1877) elle va
plus loin que Marx ou Engels et développe toute une vision grandiose
de l'histoire, une conception novatrice et hardie de l'évolution
millénaire de l'humanité, dans laquelle la civilisation actuelle «
avec sa propriété privée, sa domination de classe, sa domination
masculine, son État et son mariage contraignants » apparaît comme
une simple parenthèse, une transition entre la société communiste
primitive et la société communiste du futur. L'idée
romantique/révolutionnaire du lien entre le passé et l'avenir
apparaît ici de façon explicitée : « la noble tradition du
lointain passé tendait ainsi la main aux aspirations
révolutionnaires de l'avenir, le cercle de la connaissance se
refermait harmonieusement et, dans cette perspective, le monde actuel
de la domination de classe et de l'exploitation, qui prétendait être le
nec plus ultra de la civilisation, le but suprême de l'histoire
universelle, n'était plus qu'une minuscule étape passagère dans la
grande marche en avant de l'humanité.
»
Dans cette perspective, la colonisation
européenne des peuples du Tiers monde lui apparaît essentiellement comme
une entreprise socialement destructrice, barbare et inhumaine ; c'est
le cas notamment de l'occupation anglaise des Indes, qui a saccagé et
désagrégé les structures agraires communistes traditionnelles, avec des
conséquences tragiques pour la paysannerie. Rosa Luxemburg partage avec
Marx la conviction que l'impérialisme apporte aux pays colonisés le
progrès économique, même s'il le fait « par les méthodes ignobles d'une
société de classes. » Toutefois, tandis que Marx, sans cacher son
indignation devant ces méthodes, insiste surtout sur le rôle
économiquement progressiste des chemins de fer introduits par
l'Angleterre en Inde, l'accent, chez Rosa Luxemburg, est mis plutôt sur
les conséquences socialement néfastes de ce « progrès » capitaliste : «
les anciens liens furent brisés, l'isolement paisible du communisme à
l'écart du monde fut rompu et remplacé par les querelles, la discorde,
l'inégalité et l'exploitation. Il en résulte, d'une part d'énormes
latifundia, d'autre part des millions de fermiers sans moyens. La
propriété privée fit son entrée aux Indes et avec elle le typhus, la
faim, le scorbut, devenus des hôtes permanents des plaines du Gange. »
Cette différence avec Marx correspond bien entendu à une étape
historique distincte, qui permet un regard nouveau sur les pays
coloniaux, mais elle est aussi l'expression de la sensibilité
particulière de Rosa Luxemburg aux qualités sociales et humaines des
communautés primitives.
Cette problématique est abordée non seulement dans l'Introduction à l'Economie politique mais aussi dans l'Accumulation du capital,
où elle critique à nouveau le rôle historique du colonialisme anglais
et s'indigne du mépris criminel que les conquérants européens ont
manifesté envers l'ancien système d'irrigation : le capital, dans sa voracité aveugle, « est incapable de voir assez loin pour reconnaître la valeur des monuments économiques d'une civilisation plus ancienne »
; la politique coloniale produit le déclin de ce système traditionnel,
et en conséquence, la famine commence, à partir de 1867, à faire des
millions de victimes en Inde. Quant à la colonisation française en
Algérie, elle se caractérise, à ses yeux, par une tentative systématique
et délibérée de destruction et dislocation de la propriété communale,
aboutissant à la ruine économique de la population indigène.
Mais au-delà de tel ou tel exemple,
c'est l'ensemble du système colonial - espagnol, portugais, hollandais,
anglais ou allemand, en Amérique Latine, en Afrique ou en Asie - qui est
dénoncé par Rosa Luxemburg, qui se place résolument du point de vue des
victimes du « progrès » capitaliste : « Pour les peuples primitifs
dans les pays coloniaux où dominait le communisme primitif, le
capitalisme constitue un malheur indicible plein des plus effroyables
souffrances. » Ce souci de la condition sociale des populations
colonisées est un des signes de l'étonnante modernité de ce texte -
notamment si on le compare avec l'ouvrage équivalent de Kautsky (publié
en 1886) dont les peuples non-européens sont pratiquement absents.
De cette analyse découle la solidarité
de Rosa Luxemburg avec le combat des indigènes contre les métropoles
impérialistes, combat dans lequel elle voit la résistance tenace et
digne d'admiration des vieilles traditions communistes contre la
recherche du profit et contre « l'européanisation » capitaliste. L'idée
apparaît ici en filigrane d'une alliance entre le combat anticolonial de
ces peuples et le combat anticapitaliste du prolétariat moderne comme
convergence révolutionnaire entre le vieux et le nouveau communisme...
Selon Gilbert Badia, dont le remarquable
ouvrage sur Rosa Luxemburg est un des rares à examiner critiquement
cette problématique, dans l'Introduction à l'Économie Politique
les structures anciennes des sociétés colonisées sont trop souvent
présentées de façon figée, « et opposées radicalement, par un contraste
en blanc et en noir, au capitalisme ». En d'autres termes : « A ces
communautés parées de toutes les vertus et conçues comme quasi
immobiles, Rosa Luxemburg oppose la fonction destructrice d'un
capitalisme qui n'a absolument plus rien de progressif. Nous sommes loin
de la bourgeoisie conquérante évoquée par Marx dans le Manifeste. » Ces objections ne nous semblent pas justifiées, pour les raisons suivantes :
1) Rosa Luxemburg ne conçoit pas les communautés comme immobiles ou figées : au contraire elle montre leurs contradictions et transformations. Elle souligne que « par sa propre évolution interne, la société communiste primitive conduit à l'inégalité et au despotisme. »
2) Elle ne nie pas le rôle économiquement progressif du capitalisme, mais dénonce les aspects « ignobles » et socialement régressifs de la colonisation capitaliste ;
3) Si elle met en relief les aspects les plus positifs du communisme primitif, en contraste avec la civilisation bourgeoise, elle n'occulte nullement ses limitations et défauts : étroitesse locale, bas niveau de la productivité du travail et du développement de la civilisation, impuissance face à la nature, violence brutale, état de guerre permanent entre communautés, etc.
4) En effet, l'approche de Rosa Luxemburg se situe très loin de l'hymne à la bourgeoisie de Marx en 1848 ; par contre, elle est très proche de l'esprit du chapitre XXXI du Capital (« Genèse du capitalisme industriel ») où Marx décrit les « barbaries » et « atrocités » de la colonisation européenne.
1) Rosa Luxemburg ne conçoit pas les communautés comme immobiles ou figées : au contraire elle montre leurs contradictions et transformations. Elle souligne que « par sa propre évolution interne, la société communiste primitive conduit à l'inégalité et au despotisme. »
2) Elle ne nie pas le rôle économiquement progressif du capitalisme, mais dénonce les aspects « ignobles » et socialement régressifs de la colonisation capitaliste ;
3) Si elle met en relief les aspects les plus positifs du communisme primitif, en contraste avec la civilisation bourgeoise, elle n'occulte nullement ses limitations et défauts : étroitesse locale, bas niveau de la productivité du travail et du développement de la civilisation, impuissance face à la nature, violence brutale, état de guerre permanent entre communautés, etc.
4) En effet, l'approche de Rosa Luxemburg se situe très loin de l'hymne à la bourgeoisie de Marx en 1848 ; par contre, elle est très proche de l'esprit du chapitre XXXI du Capital (« Genèse du capitalisme industriel ») où Marx décrit les « barbaries » et « atrocités » de la colonisation européenne.
En réalité, au sujet de la commune
rurale russe, Rosa Luxemburg a une vision beaucoup plus critique que
Marx lui-même. En partant des analyses d'Engels, qui constatait, à la
fin du XIXe siècle, le déclin de l'obchtchina et sa
dégénérescence, elle montre, par cet exemple, les limites historiques de
la communauté traditionnelle et la nécessité de son dépassement. Son
regard se tourne résolument vers le futur, et elle se sépare ici du
romantisme économique en général et des populistes russes en
particulier, pour insister sur « la différence fondamentale entre
l'économie socialiste mondiale de l'avenir et les groupes communistes
primitifs de la préhistoire.
Michael Löwy, Rosa Luxemburg aujourd'hui.
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