Les
auteurs ont commencé à travailler sur le sujet en 2011, avec la
rencontre de Mimi, une ancienne adepte de Sogyal Rinpoché (à droite).
Son témoigne relate des faits "d’une violence inouïe", assurent les
journalistes.
Un livre, "Bouddhisme, la loi du silence",
et un documentaire lèvent le voile sur une longue série de viols et de
maltraitances commis par des lamas. Rencontre avec les journalistes
Élodie Emery et Wandrille Lanos.
L’enquête menée par les journalistes Élodie Emery et Wandrille Lanos est implacable. Elle révèle que le dalaï-lama et le moine Matthieu Ricard étaient au courant des agressions commises par des lamas sur des femmes et des enfants depuis les années 1990 dans des temples bouddhistes européens, mais que les deux autorités spirituelles bouddhistes se sont défaussées de leurs responsabilités. Pire : elles ont continué d’entretenir des relations avec de puissants lamas, alors même qu’ils étaient déjà mis en cause par des victimes.
Le bouddhisme évoque généralement la bienveillance, l’altruisme, la compassion. Pourquoi avez-vous décidé d’enquêter durant onze années sur cette religion ?
ÉLODIE EMERY ET WANDRILLE LANOS : Le sujet nous est tombé dessus par hasard. En 2011, nous faisions la rencontre de Mimi, une ancienne adepte de Sogyal Rinpoché. Elle a été la première à s’exprimer sur ce qu’elle avait vécu aux côtés de ce maître très proche du dalaï-lama, qui est aussi l’auteur d’un best-seller de littérature spirituelle : le Livre tibétain de la vie et de la mort. Ce qu’elle racontait était d’une violence inouïe. Au départ, nous pensions enquêter sur un phénomène isolé. Il a fallu des années et un empilement de témoignages successifs pour que nous comprenions l’ampleur du phénomène auquel on s’attaquait. Et qui, effectivement, est en opposition radicale avec l’image que nous cultivons du bouddhisme sous nos latitudes.
"Les européens et américains du nord ont voulu croire qu’un peuple, les Tibétains, détenait les clés de ce bonheur qui les obsède."
Vous racontez dans votre enquête comment, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le dalaï-lama a su habilement convertir les besoins spirituels des Occidentaux en pouvoir politique afin de bâtir une hégémonie culturelle et poursuivre son combat contre la Chine. Pourquoi a-t-il si bien réussi là où d’autres religions ou promesses politiques ont échoué ?
On peut dire que nécessité fait loi. Sans le soutien du reste du monde, le Tibet et sa culture risquaient d’être rayés de la carte sans que personne ne sache le situer sur un planisphère. Le dalaï-lama a endossé la responsabilité de faire entendre la cause de son peuple, et il l’a fait avec beaucoup de talent. Il faut écouter son discours de remerciement lorsqu’il reçoit le prix Nobel de la paix en 1989 : il aborde notre responsabilité à l’égard de la planète, l’impact de la science sur nos vies, l’importance de la spiritualité. C’est absolument précurseur à l’époque, et il a coché une à une toutes les aspirations d’un Occident désillusionné par ses propres religions, fatigué du matérialisme à tous crins. Les Européens et Américains du Nord, qui ont accueilli des lamas dès les années 1970, ont voulu croire qu’un peuple, les Tibétains, détenait les clés de ce bonheur qui les obsède. C’est aussi cette projection très naïve qui a permis le silence autour des abus pendant trente ans.
Votre investigation rassemble les témoignages de 32 victimes du bouddhisme. Les abus sexuels que vous documentez sont-ils des cas isolés, des « dérives » ? Ou s’agit-il d’un problème systémique de cette religion ?
Nous avons trouvé des cas aux États-Unis, en Australie, au Canada, en Inde, en France, en Belgique, au Royaume-Uni, en Espagne, au Portugal, en Allemagne, aux Pays-Bas… Partout où les centres bouddhistes se sont implantés. Partout, les abus sont défendus par la mobilisation des mêmes concepts doctrinaux – la dévotion à l’égard du maître, l’idée que tous les moyens sont bons pour casser ses carcans mentaux et atteindre l’Éveil. À cette échelle, il devient compliqué de défendre l’idée de quelques fruits pourris qui ne doivent pas gâcher le beau verger, pour reprendre une image chère à Matthieu Ricard.
Dans le chapitre de votre livre consacré à Matthieu Ricard, le traducteur officiel du dalaï-lama, on apprend que ces deux hommes ont eu connaissance de cas de viols dans des temples bouddhistes, mais qu’ils se sont défaussés de leurs responsabilités. Ricard qualifie même ces faits de « potins de la commère ». Quels intérêts défend Matthieu Ricard lorsqu’il minore en ces termes la gravité des faits ?
Matthieu Ricard refuse absolument de s’exprimer sur ces sujets. Et lorsqu’il y est acculé, son argument est toujours le même : il n’occupe pas de fonction officielle dans le bouddhisme, son rôle n’est pas de dénoncer qui que ce soit, la charge en incombe aux disciples et à eux seuls. En s’abstenant d’intervenir malgré son statut de figure publique du bouddhisme, il défend sa propre réputation et celle de sa religion. Il respecte aussi un principe bouddhiste qui consiste à ne jamais dire du mal d’autres lamas, quelles que soient les circonstances.
"Nous constatons que les centres et lamas mis en cause par les victimes sont bien loin du mea-culpa."
Le dalaï-lama a-t-il été plus courageux ?
Il a été averti à maintes reprises des affaires qui gangrènent le bouddhisme en Occident. Il en existe une trace incontestable : en 1993, vingt maîtres occidentaux viennent le trouver à Dharamsala pour lui demander de publier un communiqué précisément à ce sujet. Les discussions sont filmées. Pour finir, une résolution commune a été rédigée à l’issue des rencontres… Sauf que le dalaï-lama ne l’a pas signée. Vingt-cinq ans plus tard, d’autres victimes l’ont sommé d’agir ; à nouveau, il leur fait des promesses, à nouveau, il se dédit.
Avez-vous fait l’objet de pressions au cours de votre enquête ?
Il est certain que l’enquête a été difficile. Le mot est passé dans les communautés que deux journalistes avaient entrepris une entreprise de « destruction du bouddhisme tibétain ». De manière ironique, les témoins qui nous ont parlé, dont beaucoup se disent encore bouddhistes eux-mêmes, considèrent au contraire que le fait d’exposer ces dérives relève plutôt du sauvetage que de la mise à mort.
Nous constatons que les centres et lamas mis en cause par les victimes sont bien loin du mea-culpa. Ils ont fait pression sur Arte, qui diffuse notre film, en exigeant le retrait du documentaire de la plateforme de diffusion ou en exprimant leur intention d’aller en justice. Notre statut de journaliste et le droit à l’information nous protègent – c’est plus que peuvent en dire les victimes qui ont été ostracisées, harcelées et menacées lorsqu’elles ont eu le courage de prendre la parole.
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