04 juillet 2022

Énarques ou prolos, qui sont les plus cons des deux ?

Cette semaine, ma productivité pour le Courrier a baissé, car j'ai occupé deux soirées à des missions "de terrain". Jeudi, j'ai participé aux vingt ans de ma promotion d'ENA. Vendredi, j'ai écumé les bars d'Abbeville, dont je suis un habitant intermittent. Deux lieux, deux événements, deux populations, deux ambiances. Et, en rentrant chez moi, je n'ai pas eu de peine à comprendre dans quel camp se trouvaient les plus cons.

Parfois, le passage d’un extrême à l’autre permet d’éclairer brutalement des aspects invisibles de la réalité. C’est en glissant d’un milieu à son contre-milieu que les ombres apparaissent sur des visages trop lisses, trop connues, et qu’une profondeur de champ inattendue se dégage sur ce que l’on croyait connaître. 

C’est un peu l’expérience qui m’est arrivée cette semaine, et qui explique que j’ai moins écrit pour le Courrier ces derniers jours. Jeudi soir, je participais à Paris à l’événement marquant le vingtième anniversaire de promotion d’ENA. Ce pince-fesses avait lieu dans un hôtel particulier du seizième arrondissement. Le lendemain soir, j’écumais les bars d’Abbeville, petite sous-préfecture de la Somme dont le député est François Ruffin. 

Cette confrontation des extrêmes donne au fond une belle photographie des divergences, des distances, des incompréhensions, qui fracturent notre pays. 

L’énarque, ce funambule en suspens qui n’a pas vérifié son harnais

Fêter les 20 ans de ma promotion ENA était, c’est vrai, une corvée, dont je me suis dispensé il y a dix ans, et à laquelle je me suis collé cette année par curiosité.

Je suis sorti de l’ENA en 2002, à une époque où l’on pouvait encore croire au destin de l’Europe et de l’euro, au progrès de la démocratie, et à quelques petites naïvetés de ce genre. Vingt ans plus tard, l’Europe est en guerre, les finances publiques sont en ruine, la zone euro est en quasi-récession, et l’abstention record illustre les tensions propres à notre démocratie : c’était le moment de prendre la température de la caste. 

Sans enthousiasme, donc, je me suis cherché un costume à peu près correct pour rejoindre mes anciens petits camarades et voir à quoi ils ressemblent désormais. Et le résultat m’a, je dois le dire, un peu consterné. 

Pour donner un tableau général de ce que j’ai vu, je dirais avec une petite paresse facile que l’événement se situait entre la scène de ripaille de E la nave va de Fellini et une soirée de voeu à la Chancellerie de Hitler en janvier 1943, c’est-à-dire quelques semaines avant la défaite de Stalingrad. Tout le monde affiche une mine réjouie, évoque les bons souvenirs, dresse un tableau épique et picaresque des grandes victoires engrangées, de la prospérité du pays retrouvée grâce au NSDAP, et surtout, les mouches à merde qui posent les questions qui fâchent sur les signaux de plus en plus nombreux d’une défaite imminente sont considérées au mieux comme de grossiers personnages, au pire comme des ennemis à fusiller dans la cour séance tenante. 

Bref, une soirée énarchique n’existe que comme célébration des grandes victoires remportées par la caste mondialisée sur l’obscurantisme, et toute forme d’esprit critique expose au bannissement. 

Combien de temps la béatitude peut-elle durer ? Je n’ai rencontré, ce soir-là, que peu de camarades prêts à reconnaître que la fête aurait peut-être une fin… plus rapide qu’ils ne l’imaginent. 

Triomphe de la platitude et de la cécité

Je ne me souviens plus de tout quant aux détails de ma scolarité à l’ENA (il me faudrait plus de temps pour rassembler mes souvenirs, sans doute), mais j’ai conservé intact la diatribe de l’une de mes camarades sortant de Sciences-Po et finalement sortie au Conseil d’Etat, dont la carrière a connu un bond spectaculaire grâce à François Hollande dont elle fut conseillère à l’Elysée. L’impétrante ne connaissait pas bien la différence entre Flaubert et Balzac et même, disons-le, confondait allègrement les deux. 

Ce flou culturel m’a toujours paru illustrer assez bien le niveau moyen des énarques, qui sont (parfois) de bons chefs d’atelier bureaucratiques, mais qui ont une culture limitée aux petites fiches ingurgitées au kilomètre à Sciences-Po. J’ai d’ailleurs toujours eu l’intime conviction qu’il fallait payer la petite fiche ingurgitée par le science-pipoteur de base au même tarif qu’une gâterie déroulée par une Brésilienne au bois de Boulogne : ils deviendraient tous très riches dès le plus jeune âge, se détourneraient en masse de la carrière bureaucratique, et libéreraient ainsi le pays d’une infestation toxique. 

De cette réduction massive de l’individu à un simple utilitarisme bureaucratique, on en trouve les preuves partout. Nous devions être moins de dix à ne pas porter, parmi les hommes, un complet bleu ou gris totalement passe-partout. Et, si je fais le compte de ma soirée, un seul de mes camarades a osé me parler de son opposition à la politique étrangère suivie par Emmanuel Macron.

Massivement, l’énarchie aujourd’hui applique de façon zélée la politique gouvernementale, dans ses pires excès, sans se poser de questions métaphysiques. Certes, il y a bien des jeux de carrière, certains sont plus républicains ou plus socialistes que le Président, comme Vichy comptait des adeptes de Darlan, de Laval, ou de Bousquet. Mais, de même qu’aucun ne remettait en cause le Maréchal, aucun énarque aujourd’hui, parmi ceux qui sont en fonction dans l’active, n’exprime publiquement, sereinement, honnêtement, le moindre malaise vis-à-vis du naufrage en cours, considérant même que l’affaire est entre de bonnes mains, et que nous tenons le bon bout. 

Les trois sphères de l’ENA aujourd’hui

De façon étonnante, quand même, il me semble que la morphologie générale de l’ENA a changé significativement en vingt ans. C’est peut-être une impression trompeuse, mais, sous l’effet des changements globaux, la biologie mute. 

L’immense majorité des énarques (90% d’entre eux, pourrions-nous dire, à grosses mailles) exerce, vingt ans après sa sortie d’école, des fonctions subalternes de plus en plus marginalisées par la mondialisation. Il faut ici comprendre à quoi correspond la montée en puissance des Mc Kinsey et consorts : la définition stratégique de l’action publique est confisquée par la caste, et ceux qui en étaient chargés autrefois sont de plus en plus réduits au rôle de simples exécutants de feuilles de route définies ailleurs. 

La règle de ces 90% est d’obéir aux ordres sans se poser de question. J’ai désespérément tenté d’obtenir d’un camarade juge administratif la moindre réflexion critique sur la soumission générale et silencieuse du corps auquel il appartient aux pires excès du macronisme, je n’ai obtenu que du déni mordicus, un sourire sardonique et une demande timide d’indulgence pour le jour où tout cela se terminera mal. Mais sa réponse ostinée est : “j’obéis, et je ne peux qu’obéir”. 

Plus teigneux sont les anciens cadors du système qui n’ont pas bien négocié le virage de la mondialisation : les conseillers d’Etat devenus des dinosaures d’un vieux droit français balayé par l’Europe et les Etats-Unis, les inspecteurs des finances mal à l’aise en anglais, qui doivent se contenter de postes bidons de “chef de la mission d’audit interne de truc ou de machin”, qui sont autant de chômeurs déguisés à 15.000€ nets par mois, confortables donc, mais d’autant plus arrogants et haineux qu’ils sont aigris par leur progressive mise sur la touche. On en compte trois ou quatre par promotion, et ceux-là sont dangereux car leur ressentiment les bouffit de haine contre les “riens” de la France ordinaire, taxés de tous les maux. 

Enfin, j’ai dénombré une poignée de vainqueurs, de membres réels de la caste mondialisée, qui fréquentent les forums de Davos, les réunions de Bilderberg, les instances onusiennes où l’argent coule à flot pour acheter les dernières résistances au système. 

Mais, sur une cohorte de cent personnes, s’ils sont cinq, c’est déjà énorme, et peut-être même ne compte-t-on parmi eux qu’un ou deux oligarques réel(s). 

Les progrès fulgurants de l’atlantisme

Je manquais peut-être de lucidité il y a vingt ans, mais il me semble quand même que, en 2002, j’eusse anticipé beaucoup plus de résistance assumée et ouverte à l’ordre américain que je n’en ai vu ou entendu jeudi soir. Face à la manipulation américaine en Ukraine ou mondialiste sur le coronavirus, je crois bien que, au moins dans mes souvenirs, une part plus importante d’élèves aurait protesté ou aurait même contesté. 

Désormais, l’attitude la plus audacieuse est de se taire, d’éviter le sujet, de ne pas voir qu’à force de prétendre que la France n’est plus rien, ils ont eu gain de cause : l’énarchie est devenue la force la plus active pour dissoudre la nation dans un bain de multilatéralisme et de mondialisme où nous nous pesons plus rien. 

Avec beaucoup de naïveté, l’un ou l’autre est venu m’expliquer qu’aucun pays n’était libre, et que l’ordre américain était le bon, à condition d’être débarrassé de Trump, bien entendu. Ceux-là osent dire ce que les autres font mine de ne pas savoir, par confort, par facilité, par paresse : qu’ils ne sont plus rien, qu’ils ont cassé le jouet qui a fait leur carrière, leur prospérité, leur rang social. Au fond, la France disparaît, et ils se sentent honorés de pouvoir éteindre la lumière en partant. 

Bouffée d’oxygène à Abbeville

Le lendemain, heureusement, je suis parti à Abbeville, et fait exceptionnel, j’y étais sans ma fille. J’ai donc proposé à ma femme d’écumer les soirées d’Abbeville en couple débutant, en quelque sorte. 

Je profite de cette occasion pour mentionner les très sympathiques soirées du vendredi à la Brasserie Alsacienne à Abbeville, devant le marché couvert. Chaque vendredi, on y danse le disco dans une ambiance bon enfant où les habitués vous accueillent à bras ouverts et se souviennent de vous d’une semaine à l’autre. 

Ma femme en a profité pour faire la connaissance de Gégé, célébrité locale qui fête ses cinquante ans aujourd’hui, et qui anime avec beaucoup de bonne humeur et de bienveillance la vie locale. C’est l’un des plaisirs de la vie abbevilloise, que de humer les premières effluves de notre bon Nord, où les gens se mélangent par-delà leurs différences, et se respectent sans se préoccuper des classes sociales auxquelles ils appartiennent. 

Comme nous étions dans la soirée “j’écume les bars”, j’ai ensuite emmené ma femme au Saint-Pierre, où les tribus de la jeunesse abbevilloise se rassemblent avant d’aller en boîte de nuit. En commandant un rhum arrangé pour moi, une bière pour ma femme attablée dans la petite salle d’à-côté, un jeune homme regarde mon alliance et me dit : “avec ça au doigt, tu ne vas pas pouvoir rester longtemps. Madame va te faire ton affaire si tu rentres trop tard”. 

La fascinante intelligence de Sullivan, rencontré au bar

Ce gaillard est un petit blondinet avec une barbichette de salafiste. Ce doit être la mode. Il a vingt-six ans, le regard rieur et taquin des petits gars de chez nous. Je plaisante avec lui et je vais retrouver ma femme avec mes verres à la main. Quelques minutes plus tard, le gaillard arrive dans la même salle, me voit assis à côté de ma femme et s’esclaffe. 

Il s’assied à côté de ma femme, en m’expliquant qu’il la trouve vraiment très belle et vraiment plus jeune que moi. Il se présente : il s’appelle Sullivan. Il est du coin. Son père ne l’a pas gâté avec un prénom pareil. Il n’en est pas à sa première bière, et son groupe de copains et de copines, dont aucun n’a trente ans, le regard entre admiration, stupeur et amusement de le voir se coller aux “vieux” de l’assistance. 

Sullivan commence à raconter sa vie. Il a passé cinq ans dans l’armée. Il a fait des missions, notamment au Mali. Il se souvient d’y avoir accroché deux frères combattant dans les rangs d’AQMI, dont un gamin de douze ans, blessés, qu’ils ont emmené à l’hôpital de campagne. Le petit de douze ans s’est pris un éclat de grenade, et la gangrène a vite gagné. Le chirurgien a demandé au grand frère dans le lit à côté s’il pouvait amputer le petit pour éviter qu’il ne meure. Le grand frère a refusé : un handicapé ne sert à rien dans une famille islamiste du désert. Alors le chirurgien français a laissé mourir le petit, sous les yeux de Sullivan qui aidait à faire des pansements. 

Quand Sullivan est revenu, sa fiancée l’a quitté. Sullivan fait la fête malgré tout, mais il se réveille souvent la nuit. Il a peur du noir. Il a besoin d’allumer la lumière. Il ne sait pas pourquoi le sommeil l’a quitté. L’armée lui a parlé des troubles post-traumatiques. Il ne sait pas trop, mais il a va aller voir un psychothérapeute parce qu’on lui a dit que ça pourrait lui faire du bien. 

Sullivan ne doute pas de quelque chose : de son goût pour une société où l’on honore l’héritage des anciens et où l’on honore ce qu’ils ont fait de bien. Et lui, dont la France a été le combat, il sent bien que le combat qu’on mène en Ukraine, ce n’est pas le nôtre. 

“Je suis un intuitif”, dit-il. “Et là, je sens bien que l’Ukraine, ce n’est pas notre combat. On ne fait pas la guerre pour nous là-bas, mais pour autre chose. Je ne sais pas quoi, mais pour autre chose. “

Il n’y a pas de haine chez Sullivan, ni d’idéologie, ni de dogme. Il y a des intuitions guidées par la liberté de conscience et le sens sincère du bien. Ce qu’on appelait à une époque la foi du charbonnier. 

Obéissance de la caste et liberté du peuple

Je ne pouvais évidemment m’empêcher de confronter ici les deux images extrêmes, et extraordinairement contradictoires, d’une caste imbue d’elle-même, hypnotisée, dépersonnalisée, qui ne “sent” rien et s’imagine connaître la réalité, sans jamais chercher à la comprendre, face à un peuple ordinaire resté extraordinairement libre et sincère, à la recherche de sa vérité dans une dense forêt de propagande officielle. 

Il est beau ce peuple qui s’appuie sur ses intuitions, il est grand, il est prometteur. C’est sur lui que nous devons nous appuyer pour combattre la fausse monnaie de la caste, qui prétend que les vessies sont en réalité des lanternes. 

“Les masses françaises sont analphabètes”, disait Zemmour récemment. Je voudrais terminer ce reportage par un éloge de l’analphabétisme et de l’illettrisme. Pour être intelligent, je crois bien qu’il ne faut savoir ni lire ni écrire. L’éducation, parce qu’elle est le lieu de l’hégémonie propagandiste, est un obstacle, au fond, pour réussir notre rapport au monde, aux choses, et à la vérité. 

Bon voilà, en fait, les cons ne sont pas ceux qu’on croit. 

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