01 juin 2022

Le chemin qui conduit des sanctions à l’escalade militaire est pavé de conceptions erronées

Qu’est-ce qui se cache derrière ce gâchis ? Eh bien, d’une part, l’hubris, mais aussi l’incapacité à effectuer un travail de fond – et un manque de prévoyance stratégique.

Il semble que la guerre en Ukraine soit en train de se transformer, à la fois en s’élargissant, avec l’ouverture d’un front Moldavie-Transnistrie et d’un front polonais et en s’approfondissant, avec les États-Unis qui se préparent à une longue guerre d’usure de type Idlib destinée à affaiblir et émasculer la Russie.

Les « nouveaux fronts » sont les stratagèmes classiques pour disperser la concentration militaire précise de l’adversaire, en forçant l’attention sur des feux de brousse fragmentés allumés autour du périmètre et qui exigent une action et peut-être le déploiement de troupes.

L’initiative polonaise (coordonnée directement avec les États-Unis) est à la fois plus grave et plus sinistre. L’objectif, tel qu’il a été décrit par le chef des services de renseignements extérieurs russes (SVR), Sergei Naryshkin, serait d’établir le contrôle militaire et politique de Varsovie sur « ses territoires historiques » qui font aujourd’hui partie de l’Ukraine.

La Pologne introduirait ses troupes dans les régions occidentales du pays sous couvert d’une mission de « protection du territoire contre l’agression russe » . À terme, cela devrait conduire à une partition de l’Ukraine. Les Polonais installeraient un gouvernement ami sur le territoire qu’ils contrôlent.

Sinistre ? Eh bien, très probablement oui. Rappelez-vous le modèle d’Idlib. La Turquie (avec la coordination de la CIA) a envahi la province syrienne d’Idlib (revendiquant également ses « territoires historiques » ), soi-disant pour protéger les « forces d’opposition » (c’est-à-dire les djihadistes liés à la CIA et à la Turquie) contre le « méchant régime d’Assad » .

Idlib est alors devenu un refuge semi-autonome, sous l’œil vigilant des postes d’« observation » turcs installés dans tout Idlib. Les djihadistes ont été « normalisés » en tant qu’opposition politique luttant pour la démocratie, tout en étant entraînés et armés par des forces d’opérations spéciales extérieures pour tenter de renverser le président Assad.

S’agit-il du plan américain pour la prochaine phase d’une « longue guerre [contre la Russie], qui pourrait durer des années » ?

C’est fort possible.

Quoi qu’il en soit, l’UE et les États-Unis sont susceptibles de se mettre d’accord sur un budget de 33 milliards de dollars pour l’Ukraine pour les cinq prochains mois – c’est-à-dire jusqu’aux élections de mi-mandat du Congrès américain ! (un calendrier qui en dit long). Ceci vise à faire entrer en Ukraine des quantités massives d’armes de plus en plus lourdes et des flots d’argent liquide, si la Russie les laisse faire (ce qu’elle ne fera peut-être pas, préférant détruire les armes à leur arrivée).

On peut dire que la guerre de l’Occident contre la Russie a évolué d’une guerre financière ratée – qui n’a pas entraîné l’effondrement précoce du rouble ni du système financier russe – vers le monde trop familier de la mise en place, du financement et de l’armement d’une insurrection d’usure.

Mais est-ce le cas ? Peut-être est-il toujours vrai que la lutte financière/par les sanctions/économique reste primordiale. Cela ne signifie pas du tout, bien sûr, que les résultats militaires sont insignifiants. Ils ne le sont pas. Mais c’est plutôt parce que l’Occident a tellement mal interprété et mal conçu la conduite de l’opération militaire russe (en essayant de la lire à travers le prisme d’une OTAN aveugle reflétant sa propre façon de faire la guerre) qu’une sous-estimation grossière du risque de perte catastrophique de l’UE dans l’espace de bataille économique est possible.

Si les risques d’une guerre de sanctions sont potentiellement si dévastateurs, pourquoi les dirigeants européens les ignorent-ils ?

Cette sous-estimation des risques auxquels l’Europe est confrontée résulte principalement d’une atmosphère de grande euphorie à Washington et à Bruxelles quant au déroulement du conflit militaire, à laquelle s’ajoute le plaisir d’infliger à Poutine une défaite civilisationnelle humiliante.

Cette combinaison a donné lieu à une évaluation optimiste de la « balance des forces économiques » de l’espace de combat entre l’UE et la Russie.

En voici l’essentiel : au départ, l’UE s’attendait à ce que le rouble russe s’effondre rapidement en raison de la saisie des réserves de change russes par l’UE et les États-Unis, et des sanctions imposées à la banque centrale russe. Et cet effondrement de la monnaie, pensait-on, ferait tomber les institutions financières russes les unes après les autres.

Mais cela ne s’est pas produit. L’UE avait calculé uniquement sur la base de son expérience de la crise financière russe de 1998 et de la tentative américaine de crash du rouble en 2014. La raison de l’échec de leur plan est qu’entre-temps, la Russie a remédié à la vulnérabilité de son système financier aux attaques monétaires.

Aujourd’hui, le système financier russe est stable, sa monnaie a plus que récupéré les chutes initiales et sa balance commerciale a explosé en raison de la hausse actuelle des prix du pétrole et des matières premières.

Paradoxalement, la situation financière de la Russie est plus solide que celle de nombreuses économies européennes. Bien sûr, la Russie souffre. Vendredi, la directrice de la Banque centrale a déclaré que la Russie pourrait connaître une baisse de 8 à 10 % de son PIB cette année en raison des perturbations des lignes d’approvisionnement, les États occidentaux ayant retiré leurs entreprises de Russie. Et l’inflation est élevée. Elle a indiqué un chiffre de 10-12 % pour l’inflation réelle (à peu près équivalent à celui de l’Europe). Mais elle a également réduit les taux d’intérêt, pour la deuxième fois, afin de stimuler l’investissement intérieur.

Loin d’un tableau d’effondrement économique imminent, elle a dépeint une situation douloureuse gérable à court terme, qui serait en grande partie corrigée d’ici 2024, malgré des incertitudes persistantes.

Après que l’Union européenne se soit demandée pourquoi son plan initial d’effondrement de l’économie avait échoué, l’ampoule s’est allumée : Ah ! La Russie accumulait tellement de devises étrangères en vendant du pétrole et du gaz à des prix élevés que les entrées de devises faisaient grimper le rouble. Solution : l’UE doit cesser d’acheter du pétrole et du gaz russes. Elle doit priver Moscou de devises étrangères. Le rouble sera alors contraint de plonger comme il se doit.

Encore une fois, c’est faux : en fait, la plupart des entrées de devises sont « stérilisées » sur les comptes de la Banque centrale, précisément pour qu’elles ne fassent pas grimper davantage la valeur du rouble. Lors du même événement où la directrice de la Banque centrale, Elvira Nabiullina, a présenté son rapport économique, Nikolai Patrushev, chef du Conseil de sécurité nationale de Russie, expliquait exactement pourquoi le rouble ne s’est pas effondré et les moyens par lesquels il a été « souverainisé » .

Mais bien sûr, Mme von der Leyen a interdit la diffusion de toutes les nouvelles (et de telles explications) en provenance de Russie dans l’UE ; et sous sa houlette, l’UE se rapproche de plus en plus de l’interdiction d’acheter du pétrole à la Russie. L’UE a repris l’escalade des sanctions et semble satisfaite de cette situation.

Les experts ont clairement indiqué que l’interdiction du « tout » russe est synonyme de catastrophe pour l’Europe : inflation galopante, rationnement probable de l’énergie, désindustrialisation, récession et troubles sociaux.

Pourquoi l’UE ne change-t-elle pas de cap ?

Eh bien, en dehors de l’euphorie liée à la perspective d’un changement idéologique majeur dans le monde, c’est parce que les dirigeants européens ont la réalité militaire en face d’eux.

Les dirigeants occidentaux affirment que le calendrier militaire de la Russie, sa stratégie et son objectif d’« absorber l’Ukraine dans la Russie » sont une véritable pagaille. Si vous croyez cela, alors prendre le risque économique de « sauver l’Ukraine » et l’« ordre » libéral peut être considéré comme acceptable.

Si vous croyez également que l’armée dysfonctionnelle de la Russie pourrait « perdre la guerre » dans les deux semaines à venir, voire dans quelques mois tout au plus, les dirigeants de l’UE pourraient alors considérer la flambée des prix de l’énergie – et même l’inflation – comme un simple phénomène transitoire. Et qu’à la fin de l’été, la normalité des prix reviendrait.

Le postulat sur lequel se fonde cette évaluation occidentale fantaisiste repose sur une interprétation totalement erronée de la façon dont une force russe plus petite pourrait utiliser une « stratégie de manœuvre et de feinte » pour façonner un champ de bataille sur lequel des forces ukrainiennes plus importantes seraient manipulées dans des positions défensives fixes et immobilisées et coupées de tout soutien, renforcement et réapprovisionnement.

La doctrine clausewitzienne veut que la victoire soit obtenue en réduisant l’armée de l’adversaire en poussière (et en contournant les zones urbaines, si possible). Les forces russes réduisent en poussière les positions fixes et encerclées de l’armée ukrainienne principale dans le Donbass, en ce moment même. S’agira-t-il d’une victoire ? Non. L’Ukraine semble destinée à un ultime démembrement (certains États européens cherchant à obtenir un morceau de son ancien territoire). Ce sera un moment lourd de risques d’escalade. Avec le recul, il sera probablement considéré comme un chapitre parmi d’autres d’une longue guerre.

Que se cache-t-il derrière ce désordre ? Eh bien, d’une part, l’hubris mais aussi l’incapacité à faire un travail de fond et un manque de prévoyance stratégique. De nombreuses idées fausses ont été alimentées par les pressions de l’infoguerre. Les affirmations absurdes de l’infoguerre, aussi fausses soient-elles, ne pouvaient pas être contrées car… « Nous sommes dans une infoguerre avec la Russie, n’est-ce pas ? » . Présenter un point de vue alternatif revient à « aider l' »ennemi » russe dans sa désinformation. Où étaient les experts qui comprennent réellement la Russie ? Exclus. Toutes les erreurs d’appréciation semblent avoir été commises par des membres du staff animés d’une pure animosité : des militants engagés, dirigés par un commandant suprême qui est personnellement et émotionnellement investi dans la lutte, lui aussi.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par, pour le Saker Francophone

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