Le monde (la France comprise) est devenu le champ clos d’une fantastique pression en termes de communication. L’accumulation des crises s’accompagne, ou même est provoquée, par cette formidable surtension des psychologies soumises à cette pression.
L’élection française est vécue comme un épisode un peu plus sophistiquée d’une colossale guerre psychologique des rues, une guerre psychologique civile à la fois interne et externe. Le résultat importe peu, il s’agit de la montée continue de la tension. Macron aurait-il été battu hier que la tension aurait bien entendu été aussi forte, paralysée à son paroxysme d’insupportabilité. Dans ce cas de la victoire de Macron, toutes les tensions accumulées durant les 5 dernières années ne sont pas écartées ; elles étaient en attente d’autres et nouvelles tensions qu’avait suscité la possibilité de l’élection de Le Pen ; Macron élu, elles constituent une base active de tension persistance qui va être renforcée, accélérée, transmutée en quelque chose d’encore plus fort, d’encore plus pressant et déstabilisant. Il s’agit d’un effet collectif qui, désormais, enfantent les événements qui le renforcent plus qu’elle en est l’effet.
Ukrisis suit la même voie, comme par exemple la situation intérieure aux USA. Toutes ces crises s’enchaînent et se déchaînent toutes ensembles, comme libérant simultanément toute leur puissance et s’avérant emprisonnées par cette puissance. Les événements, lorsqu’on croit les identifier et distinguer une esquisse de forme et d’équilibre dans la description, pour permettre à l’esprit d’envisager un jugement, sont parallèlement désintégrés par la tempête déferlante des “émotions standardisées”, des “émotions usinées” par la communication. Les acteurs sont à la fois prisonniers et complices de ces excès permanents de ce qui est devenu un hyper-affectivisme, lui-même devenu littéralement le “nouveau normal”. Ceux qui distinguent cette folie cognitive qui nous est imposée, le plus souvent y succombent parallèlement, – sauf quelques ‘happy fews’, – adhérant en même temps à ce que leur raison intuitive condamne absolument.
Alastair Crooke écrivait le 9 septembre 2021 :
« Nous nous trouvons donc aujourd'hui dans un état critique de ce que Paul McCulley appelle une “stabilité du déséquilibre”, où tous les acteurs s'efforcent de maximiser leurs résultats personnels et de réduire leur exposition aux risques déchaînant l’instabilité. Mais plus le jeu se prolonge, dit Paul McCulley, plus il risque de se terminer par un violent déferlement, car les risques de l’instabilité ont plus de temps pour se renforcer dans leurs effets et l’état de stabilité du déséquilibre devient de plus en plus critique... »
“Plus le jeu se prolonge” et même s’accentue, se creuse, plus la “stabilité du déséquilibre” se transforme en une sorte de monstruosité. Le déséquilibre devient si grand, si fort, si puissant, que la prétendue-“stabilité” devient un piège qui nous condamne à subir de plus en plus fortement une sorte de fixation paradoxale de l’instabilité mise à son paroxysme permanent. On a l’impression de se trouver dans ces océans de tempêtes éternelles, tournant selon les cercles des latitudes lointaines, vers le Sud réel, extrême et glacé comme un trou noir, qui sembleraient ne jamais devoir s’arrêter de produire circulairement cette même instabilité rugissante et hurlante...
« ...comme les marins des légendes d’antan baptisèrent les mers furieuses entre les “Quarantièmes rugissants” et les “Cinquantièmes hurlants” des latitudes correspondantes vers le Sud extrême des étendues glacées où jamais le vent ne s’arrête de souffler et la mer de déferler, où les marins disent qu’au-delà, vers l’au-delà du Sud, Dieu n’est plus. »
Pour me prendre comme exemple significatif et parce que l’expérience longue m’en donne l’autorisation, je sais que celui qui décrit ces pressions, celui qui écrit ces lignes par conséquent, pourrait être regardé comme étant sous l’influence aveuglante du courant communicationnel, — “Quarantièmes rugissants” et “Cinquantièmes hurlants” à la fois ! – et ainsi porté à l’exagération. Mais je suis depuis 55 ans dans une vie professionnelle très active dans ce même domaine de la description des affaires et de la situation du monde, et je n’ai jamais, au grand jamais, ressenti même la seule possibilité imaginée d’un tel phénomène d’une pression aussi colossale. Il en résulte que la pensée elle-même est contrainte, vertueusement en un sens, de passer du jugement idéologique au jugement ontologique de la crise de la psychologie.
L’idée de cette exceptionnalité des “temps-devenus-fous” peut être résumée a contrario, en rassemblant deux extraits d’une réponse de Maurizio Murelli, éditeur du Russe Alexandre Douguine en Italie (ici en italien, et ici en français). Ce découpage volontaire par extraits fractionnés se défend de trahir l’idée de la personne citée ; il permet de rendre compte de ma propre idée que je veux exprimer, alors que Murelli traite d’une dimension différente (mais nullement contradictoire) en parlant d’Ukrisis, de la Russie et de Douguine. Ma propre idée concerne ce qu’il reste de combattants internes au bloc-BAO enivrés d’idées de “résistance” et de “dissidence” dans ce seul cadre-BAO, pourtant prisonniers et enfermés dans ce “champ clos d’une fantastique pression en termes de communication [où] l’accumulation des crises s’accompagne, ou même est provoquée, par cette formidable surtension des psychologies soumises à cette pression”.
« Tant la “droite radicale” que la “gauche radicale” ne sont que les déchets des orthodoxies idéologiques de la première moitié du 20e siècle, des résidus humains qui vivent depuis des décennies sur des malentendus et des illusions. Tant la “droite” que la “gauche” ne sont pas les antagonistes du libéralisme, mais en sont l’expression directe. Ils sont progressivement conquis et enivrés par les valeurs libérales et à la fin, rayés de la carte, ils rivalisent entre eux pour être plus libéraux que les libéraux déclarés. [...]
»... Le champ des malentendus est en train d'être nettoyé. Je suis heureux de les voir se tenir côte à côte [“droite radicale” et “gauche radicale”] sur le même front pour défendre les valeurs libérales, l'atlantisme et l'impérialisme atlantique. En restant sur cette position, ils débarrassent le champ des cadavres idéologiques en faveur de ceux qui se sont depuis longtemps libérés des malentendus, en faveur de ceux qui adoptent aujourd'hui une véritable position révolutionnaire et donc une fonction antilibérale. »
En procédant par élimination, en repoussant les idéologies, les simulacres d’idéologies, « les déchets des orthodoxies idéologiques de la première moitié du 20e siècle » comme acteurs de ces “temps-devenus-fous”, j’en arrive assez naturellement à l’essentiel du propos qui est de définir le plus précisément possible ce que je crois être l’enjeu, en identifiant la véritable identité de la colossale bataille en cours. Il s’agit d’un phénomène sans précédent, puisque la bataille se fait principalement entre deux ou des “réalités” qui se contredisent absolument, – deux ou des “offres de réalité” comme on dit d’un marchand de salades ou d’un parti politique qu’il fait une “offre”, qui d’une salade sans chenilles, qui d’un programme de gouvernement. Je pose cela comme principe et structure de l’affrontement non comme une compétition entre deux/des perceptions ou deux/des déformations par rapport à la réalité en soi, et l’une rejoignant cette réalité, et l’autre pas, et ainsi de suite. Littéralement, il n’y a pas pour nous, sapiens sapiens, ou plutôt il n’y a plus de réalité préexistante.
Nous sommes dans une seule situation où vous pouvez décrire deux situations parallèles à partir de divers faits que vous prenez à votre compte pour des raisons qui vous semblent objectives et avérées : par exemple et exemple courant et souvent rencontré, notre analyse du 24 avril sur les déclarations de Boris Johnson (“une victoire russe est possible”) et puis aussitôt (la nuit dernière à Kiev) les déclarations des ministres US, secrétaire d’État et secrétaire à la défense (“l’Ukraine peut gagner la guerre”). Inutile de parler de propagande, de désinformation, de points de vue complexes, d’intérêts divergents, etc., ni même de logique tactique ou de paroles sans conséquence, tout cela est toujours pris en compte ; ce que je veux désigner, c’est le fait de la cohabitation glaçante, impavide et indifférente, sans la moindre gêne, chacune ignorant l’existence de l’autre – en plus de la part de deux pays alliés et complices, – de deux réalités exactement opposées en “verre à moitié vide” et “verre à moitié plein” comme s’il s’agissait de s’en tenir à un bon mot.
On retrouve en France, au lendemain de leur ‘D-Day’, la même furieuse attente furieusement insatisfaite, la même marche somnambule, brutale et en tous sens dans les camps (je n’ose dire “deux”) qui s’opposent, la même chamaillerie d’apparence enfantine, sans talent, sans aucune hauteur, perdues dans la médiocrité satisfaite même chez ceux qui ne sont pas médiocres, à propos de sujets absolument colossaux prétendant caractériser sur l’instant même la chute ou la renaissance d’une civilisation.
Ainsi et d’un même pas, des affirmations complètement différentes et contraires sur les mêmes domaines peuvent et sont développées, qui s’affirment également, se confirment et se proclament, comme la réalité véridique et incontestable. Il y a une espèce de démarche qui entend se vivre et ose se prétendre comme ontologique et objective selon des perceptions et des jugements complètement subjectifs, affectivistes, absolument exacerbés. Il n’existe aucune référence extérieure (qui serait “la réalité”) qui soit à notre portée et permettrait de trancher ; littéralement il n’y en a pas, – “il n’y a pas de réalité préexistante”, – pour nous ou pour eux, dirais-je. Cela ne signifie pas que la réalité n’existe pas, mais plutôt qu’elle n’existe plus pour nous même si elle existe hors de notre portée. Et, dans ce cas, on comprend que de telles prétentions ontologiques prennent corps jusqu’à y croire sans douter de rien, dans les esprits les plus malingres et les psychologies accablées d’une extrême faiblesse et cédant à tous les paroxysmes.
Le système de la communication règne. C’est lui qui chasse la réalité pour proposer ou imposer la sienne ; la puissance du système de la communication parvient en même temps à une suppression de la réalité et à l’ouverture du champ à la création de la réalité. On rejoint ainsi ce que je crois être le caractère unique et sans précédent du “système de la communication”, qui fait qu’il est créateur de la réalité au bénéfice de celui qui l’utilise :
« ...Le système de la communication [...] ne fait pas que transmettre, il transmute ce qu’il transmet [...], il transmute les informations en [“événements”] en même temps qu’il les transmet, par la façon qu’il les transmet, par la dynamique qu’il y met, par la forme même qu’il donne au tout. »
Cela ne signifie absolument pas que ‘le règne de la quantité’ domine, que le plus de communication de l’un avec son cortège de simulacres et de bobards l’emportera irrésistiblement. Il y a des différences de substance et de forme, où la qualité tient sa place dont on mesure mal l’importance. Chez certains, dans tel ou tel cas, se niche une vérité-de-situation qu’il nous faut découvrir, et ceux qui ont cette grâce d’en avoir sont promis à des triomphes inattendus, extraordinaires autant que discrets comme l’on parle aux dieux, face aux bulldozers répandant de la communication par pelletés. Les dieux font leur choix et, eux, ils ont leur préférence.
Tout cela est pour dire simplement que, dans ce tourbillon crisique qui absorbe toutes les crises, si les jeux ne sont pas faits toutes les conditions existent pour qu’ils se fassent. Que ce soit à Paris, au lendemain de la veille, ou dans les champs du Donbass labourés par les chenilles de chars, que ce soit ailleurs, dans les discours chevrotants de l’incroyable Joe Biden qui envisagerait bien un second mandat, dans les palais mystérieux des mandarins énigmatiques de la Cité interdite qui rythment des centaines de millions d’existences menées selon des règles militaires, partout le désordre et la confusion des tensions psychologiques permettant ces dédoublements de la réalité, comme l’on dit d’une personnalité ; partout, le “brouillard de la communication” brouille même le “brouillard de la guerre”, – tout ce qui fait que nous ne comprenons rien me conforte dans ma conviction que de plus hautes destinées sont en train de mettre en place les conditions d’aubes nouvelles.
Au début était ces phrases fameuses, pleines de prétention et de folie ordinaire, très bureaucratiques, très postmodernes et , dites en 2002, et qui en fait ont lancé cette incroyable aventure qui désormais approche de son terme :
« Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre réalité. Et alors que vous étudierez cette réalité, – judicieusement, si vous voulez, – nous agirons de nouveau, créant d’autres nouvelles réalités, que vous pourrez à nouveau étudier, et c’est ainsi que continuerons les choses. Nous sommes [les créateurs] de l’histoire... Et vous, vous tous, il ne vous restera qu’à étudier ce que nous avons [créé]. »
Surprise surprise, ces crétins disaient vrai... Nous voilà au terme de cette pitrerie de début de siècle, pour en arriver à dire avec dérision que “quand n’importe qui agit, il crée sa propre réalité”. En débarrassant « le champ des cadavres idéologiques en faveur de ceux qui se sont depuis longtemps libérés des malentendus », comme dit Murelli, cette sinistre abondance des réalités de rencontre, en se perdant dans la confusion, prépare un surgissement venu d’ailleurs et ignorant nos piètres ambitions, pour établir un empire qui, retrouvant la réalité du monde, rétablira l’ordre du monde.
Je dis cela, je l’avoue, sans en savoir plus. Parfois même, je me demande si j’écris bien ce que j’écris qui me paraît si peu compréhensible, sinon acceptable ; pourtant, je ne peux ni ne veux m’empêcher de l’écrire. J’avais commencé cette prière dans l’apocalypse de l’hystérie des psychologies, je la termine dans un calme étrange et apaisant. Il faut toujours souffrir pour parvenir à vivre pleinement, même proche de la mort. A chacun sa réalité, dit le Sphinx en ricanant discrètement du double sens de sa parole, la Vérité tranchera ; quelque Zarathoustra ou l’autre opine ironiquement...
Mon Dieu, que de chemins parcouru pour trahir nos origines, et n’avoir plus de choix que d’y revenir.
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