L’Ukraine peut être beaucoup de choses … mais un « gospel de la démocratie » ?
Nous savons tous que la couverture médiatique de l’Ukraine par les médias occidentaux a été très chargée, jouant sur les sentiments de sympathie de l’Occident pour les « victimes » opprimées et orientant les sentiments vers une indignation morale qui réclame – voire exige – un châtiment et une punition pour les auteurs présumés.
David Brooks, dans le New York Times, élève ce sentiment de culpabilité à des niveaux supérieurs :
Le credo du libéralisme connaît un second souffle [et] nous a rappelé non seulement ce que c’est que de croire à la démocratie, à l’ordre libéral et à l’honneur national, mais aussi d’agir courageusement au nom de ces choses. Ils nous ont rappelé comment les revers [ont pu] nous faire douter et nous rendre passifs face au gospel de la démocratie. Mais en dépit de tous nos échecs, le gospel est toujours extraordinairement vrai.
L’Ukraine peut être beaucoup de choses… mais un « gospel de la démocratie » ?
Toute crise grave, bien sûr, est aussi une occasion de mythopoétique – surtout en période d’anomie, lorsqu’un peu moins de la moitié d’une société, découragée, croit que son pays « ne s’investit pas en elle » et « que les systèmes économiques et politiques (et les gens qui les dirigent), sont dressés contre [elle] – quoi que vous fassiez » .
L’establishment anglo-américain s’est montré habile à comprendre qu’en raison de cette anomie et de l’érosion de notre « recours au sacré » , un « noble mensonge » peut être utilisé pour donner un dernier souffle à un ordre fondé sur des règles. Son pouvoir inhérent peut être exploité pour générer l’indignation qui servira de casus belli au libéralisme mondial. Après tout, quelle meilleure force unificatrice que le « grand projet américain » de la guerre pour stimuler le désir d’une réappropriation de la signification nationale ?
L’Occident a porté la domination de l’ « espace informationnel » à de nouveaux sommets : il a consolidé les médias, resserré son emprise sur l’information, marginalisé les quelques journalistes d’investigation qui subsistent et réduit le scepticisme à néant en le qualifiant d’apaisement ou de « poutinisme » . La liberté de pensée en ligne n’est pas autorisée, des émissions ponctuelles sont supprimées ou autorisées (par exemple, les sympathies néonazies et la violence à caractère politique contre les Russes et la Russie), et un monopole sur la vérité est établi. Ainsi, toute irruption incongrue, en cas de flagrant délit de mensonge, « disparaît » tout simplement de manière algorithmique.
Il ne fait aucun doute que l’Occident a raffiné à l’extrême ce mode de combat, mais son succès même diffuse également ses propres agents pathogènes dans les capillaires occidentaux. Une fois mis en branle, il possède tout le pouvoir d’accoutumance des jeux en ligne. Écrivez le script d’un nouveau scénario, dirigez sa production, puis mettez-le en scène sur support vidéo. Beaucoup ne croiront peut-être pas le résultat, mais ils ne pourront rien faire d’autre que de le regarder en silence, frustrés. La partie est terminée. Vous avez « gagné ».
Sauf que ce n’est pas le cas. Ce jeu génère sa propre dynamique. Il y en a toujours un autre, à portée de main, pour surpasser la raillerie du dernier joueur contre Poutine ; pour saluer le nouvel acte de bravoure désintéressé de la victime ; pour spéculer sur d’autres actes criminels prévus contre elle. Et ainsi, la demande de châtiment et de punition est investie d’un élan inexorable. La logique de sa structure fait qu’il est presque impossible pour tout dirigeant politique de s’opposer à la marée montante.
Voilà où nous en sommes : trois réalités qui sont tellement dissociées les unes des autres qu’elles ne se touchent en aucun point. Il y a la réalité des opérations psychologiques qui n’a presque aucune ressemblance avec la réalité de la situation militaire sur le terrain. En fait, elles se manifestent comme des inversions polaires l’une de l’autre : une résistance héroïque contre une armée russe défaillante, démoralisée et handicapée. Alors que la réalité est que « Poutine n’est PAS fou et que l’invasion russe n’est PAS un échec » .
Ensuite, il y a les réalités contradictoires des États-Unis et d’une Europe unis dans « une entreprise économique et morale de puissance sociale et de combativité » (bien qu’au prix d’une certaine abnégation/autoflagellation) pour punir la Russie. Et l’autre réalité est qu’un « monde en guerre », que celle-ci soit militaire ou financière, sera un désastre pour l’Europe (et l’Amérique).
La guerre est inflationniste. La guerre est contractionniste (et inflationniste aussi). Tout, le pétrole, le gaz, les métaux, etc., augmente en flèche, et toute la chaîne de production alimentaire est soumise à des pressions de toutes parts. Mais cette situation est clairement moins désastreuse pour un super fournisseur de produits alimentaires et de matières premières comme la Russie.
La troisième série de réalités dissociées est, d’une part, la focalisation exclusive et sans contextualisation sur les événements en Ukraine qui efface ce moment d’inflexion politique et économique mondiale, et, d’autre part, l’éléphant dans la pièce que constitue le méga-projet Russie-Chine pour forcer au retrait et au confinement l’ensemble de l’ordre hégémonique « fondé sur des règles » .
Il existe d’autres réalités distinctes (comme celle de la Russie isolée et évincée, alors qu’une grande partie de la planète ne soutient pas les sanctions punitives des États-Unis et de l’Europe), mais peu importe.
Il ne s’agit pas seulement de savoir ce qui se passe lorsque ces réalités se heurtent, mais ce qui se passe lorsque l’une ou l’autre des « réalités » , déjà empreinte d’une charge hyperémotive et moralisatrice, est forcée de reconnaître qu’elle avait TORT.
C’est la pathologie inhérente au fait de pousser à l’extrême le champ de bataille de la domination de l’information. Il faut se poser la question suivante : dans quel sens les émotions se transformeront-elles si tout le battage médiatique tombe à plat et que le « méchant » gagne la partie ? Les gens se retourneront-ils contre leurs dirigeants actuels ou choisiront-ils de redoubler d’efforts et de réclamer davantage de « guerre » alors que leurs instincts se rebellent contre le constat d’échec infligé à leurs convictions quasi-religieuses ? L’issue de ce dilemme psychique peut déterminer si nous nous dirigeons vers une escalade et une guerre prolongée, ou non.
Des responsables des services de renseignement américains ont affirmé mardi que Poutine souhaitait « désespérément » mettre fin au conflit en Ukraine, certains suggérant en privé qu’il pourrait même faire exploser une arme nucléaire tactique dans une ville ukrainienne pour y parvenir. Rongé par ses déceptions, Poutine pourrait avoir recours à une petite arme nucléaire : « Vous savez, la doctrine russe veut que l’on escalade pour désescalader, et je pense donc que le risque augmenterait, conformément à la doctrine », a déclaré Burns, directeur de la CIA et ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou.
Nous y voilà… la prochaine étape de l’escalade. Elle est maintenant attribuée à Poutine, mais le fait est qu’elle a été rendue publique par la CIA. Est-ce une préparation du terrain ? Il est peu probable qu’une escalade à ce niveau soit envisagée, tant que l’option d’enfoncer la Russie dans un bourbier ukrainien reste fermement envisagée. Si le récit des opérations psychologiques – dont tant de choses dépendent – ne résiste pas à la réalité du terrain, l’opinion publique exigera des réponses. Pourquoi ont-ils été conduits sur le chemin de l’autodestruction ? Le revers du « recours au sacré » serait immense.
Des laboratoires biologiques ont été découverts en Ukraine et auraient un lien avec les États-Unis : interrogée à ce sujet, Victoria Nuland a étonnamment admis leur existence, mais a déclaré « qu’elle craignait que la Russie ne les obtienne et qu’elle était sûre à 100 % que s’il y avait une attaque biologique, ce serait la Russie » . Jeudi, les médias britanniques ont titré : « Poutine prépare une attaque aux armes chimiques en Ukraine ». Il est clair que le facteur peur est renforcé pour soutenir une stratégie d’insurrection/un bourbier à long terme pour la Russie en Ukraine occidentale. C’est, comme l’a laissé entendre David Brooks, le dernier effort pour défendre l’ordre mondial libéral.
Tout ce battage médiatique, petites armes nucléaires, armes biologiques et chimiques, peut-il réellement nous conduire à la guerre ? James Carden, dans son article, affirme que c’est possible et que c’est le cas. Il cite un exemple :
Dans une lettre privée écrite en 1918, le chancelier allemand fraîchement déchu admettait qu’à l’approche de la Grande Guerre, « des circonstances particulières militaient en faveur de la guerre, notamment le fait que l’Allemagne, en 1870-71, était entrée dans le cercle des grandes puissances » et était devenue « l’objet de l’envie vengeresse des autres grandes puissances, en grande partie, mais pas entièrement, par sa propre faute. »
Pourtant, Bethmann voyait un autre facteur crucial à l’œuvre : celui de l’opinion publique. « Comment expliquer autrement, demande-t-il, le zèle insensé et passionné qui a permis à des pays comme l’Italie, la Roumanie et même l’Amérique, qui n’étaient pas impliqués dans la guerre à l’origine, de ne trouver de répit qu’après s’être eux aussi plongés dans le bain de sang ? Il s’agit certainement de l’expression immédiate et tangible d’une disposition générale à la guerre dans le monde. »
Face à la perspective que Poutine puisse parvenir à ses fins, à moins d’une guerre générale, comment l’Europe et l’Amérique pourraient-elles réagir ? Elles pourraient réagir très différemment.
Tout d’abord, nous devons nous rappeler que l’un des objectifs de cette « frénésie guerrière » a toujours été de lier l’Europe aux États-Unis et à l’OTAN, et d’empêcher la Russie et la Chine de coopter l’Europe dans le projet d’intégration économique du Heartland asiatique, laissant ainsi les États-Unis comme une « île » maritime isolée, stratégiquement parlant.
Les néo-conservateurs hardcore ont obtenu des résultats positifs : Nordstream 2 est annulé, laissant l’Europe dépourvue d’une source d’énergie sûre et bon marché. Dès le départ, le projet européen a été conçu comme un mariage entre les ressources russes et la capacité de production européenne. Cette option est désormais révolue. L’UE a pleinement cédé à la « fièvre » et à la sphère américaine. Et elle a érigé un « rideau de fer » contre la Russie (et par extension la Chine). Elle s’est infligée une énergie et des produits de base à coût élevé et s’est transformée en un marché captif pour les grandes entreprises énergétiques américaines et la technologie américaine.
L’UE a toujours aimé s’imaginer comme un imperium libéral. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Son « Reset » inspiré par le Davos, conçu pour prendre de vitesse l’Amérique, n’existe plus. Les quatre « transitions » clés sur lesquelles Bruxelles comptait pour faire passer son influence du niveau national au niveau mondial supra-national sont caduques : les réglementations sanitaires mondiales du « passeport vert » , le climat, l’automatisation et les cadres réglementaires monétaires ont, pour une raison ou une autre, échoué et ne sont plus à l’ordre du jour.
L’UE comptait sur ces transitions comme point d’ancrage pour imprimer une énorme quantité de monnaie. Elle en a besoin pour liquéfier un système surendetté. En l’absence de ce point d’ancrage, ils envisagent de créer une caisse noire (hautement inflationniste) (officiellement pour la défense et le remplacement de l’énergie russe), financée par des euro-obligations. (Il sera intéressant de voir si les « quatre pays frugaux » de l’UE adhèrent à ce stratagème de mutualisation de la dette).
Pourtant, l’inflation, déjà élevée et qui s’accélère, est à l’origine de la crise à laquelle Bruxelles est confrontée. Il n’y a pas grand-chose à faire à ce sujet, compte tenu des sanctions que l’UE a prises à l’encontre de la Russie, tous les prix augmentent en flèche. Quant à l’autre problème, l’Europe n’a aucune chance de remplacer la Russie et de trouver 200 milliards de mètres cubes de gaz ailleurs, que ce soit en Algérie, au Qatar ou au Turkménistan, sans parler du fait que l’UE ne dispose pas des terminaux GNL nécessaires.
Les Européens sont confrontés à un avenir sombre fait de flambée des prix et de contraction économique. Pour l’instant, ils ne peuvent offrir que peu de dissidence politique aux élites qui les contrôlent. Les dispositifs permettant une véritable opposition (et non une opposition symbolique) en Europe ont été en grande partie démantelés par le zèle de Bruxelles à supprimer le « populisme ». Les citoyens de l’UE supporteront cette perspective avec une colère maussade (jusqu’à ce que la douleur devienne insupportable).
Aux États-Unis, cependant, le « populisme » n’est pas mort. Quelque 30 Républicains du Congrès ont choisi de se retirer lors des prochaines élections de mi-mandat. Nous pourrions bien assister à une recrudescence du sentiment populiste américain en novembre. Le fait est que le populisme américain est traditionnellement conservateur sur le plan fiscal. Et il semble que Wall Street évolue également dans cette direction : elle pourrait se préparer à abandonner Biden et à soutenir une plus grande rigueur fiscale.
C’est potentiellement énorme. Cette semaine, le directeur de la Réserve fédérale a déclaré que si une partie de l’inflation record enregistrée aux États-Unis était imputable à la Fed, le Congrès avait également sa part de responsabilité. Ce qui se traduit en gros par « arrêtez les grosses dépenses, Biden » . La Fed a besoin de l’espace nécessaire pour augmenter les taux d’intérêt. Le directeur de la Citibank s’est exprimé dans le même sens.
Wall Street va-t-elle changer de camp (elle a soutenu Biden lors des dernières élections), et ainsi accroître le potentiel de la probable majorité Républicaine au Congrès ? Si tel est le cas, avec une majorité suffisante, tout peut devenir (politiquement) possible. Le conservatisme Républicain est traditionnellement (c’est-à-dire avant le flirt avec les faucons néo-cons) très prudent vis-à-vis de l’aventurisme à l’étranger.
« Qu’il s’agisse de BLM, du coronavirus ou maintenant de l’Ukraine, chaque question est abordée en termes apocalyptiques et avec une peur démesurée. Mais, pour ce qui est de toutes ces frayeurs » :
« Les déplorables en ont assez ». (paraphrasé)
* Titre emprunté à James Carden, écrivant dans The Spectator.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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