Deux importants alliés des États-Unis et de la France dans le Golfe ont choisi une attitude prudente face à l’invasion russe de l’Ukraine. Un attentisme qui reflète la poussée russe dans la région durant ces dernières années et une méfiance à l’égard d’un Occident qui abandonne ses alliés, comme en Afghanistan, et dont la défense des valeurs paraît à géométrie variable.
« L’OTAN est l’une des clés de cette récente crise […]. Il est certain que la Russie — héritière légitime de l’Union soviétique — n’acceptera sous aucune condition l’expansion de l’OTAN près de ses frontières », notait le 25 février 2022 un éditorialiste de l’influent quotidien saoudien Okaz trois jours après le début de l’invasion de l’Ukraine. Le lendemain, un autre commentateur du même quotidien relevait : « Ce qui est certain, c’est que l’invasion de l’Ukraine par le président russe Vladimir Poutine a établi de nouveaux faits sur le terrain qui ne peuvent être ignorés. Il a imposé un nouvel ordre mondial complètement différent de celui qu’avait imposé l’Occident à la Russie. » Dans la même veine, le quotidien saoudien Al-Riyadh insistait le 3 mars : « L’ancien ordre mondial qui a émergé après la seconde guerre mondiale était bipolaire, mais il est devenu unipolaire après l’effondrement de l’Union soviétique. On assiste aujourd’hui à l’amorce d’une mutation vers un système multipolaire. » Et, visant les Occidentaux, il ajoutait : « La position de certains pays sur cette guerre ne vise pas à défendre les principes de liberté et de démocratie, mais leurs intérêts liés au maintien de l’ordre mondial existant. »1
Même son de cloche critique dans les médias des Émirats arabes unis (EAU). « Les fluctuations de la position des États-Unis ne sont pas surprenantes. Il n’est pas nouveau qu’ils se livrent à la tromperie et reviennent sur leurs engagements, comme ils l’ont fait dans plusieurs domaines et questions. Ils ont constamment utilisé les forces locales pour servir leurs objectifs, pour ensuite leur tourner le dos et les laisser vulnérables. Washington et l’Occident ont encouragé la propension ukrainienne à s’opposer à la Russie […]. Le comportement de Washington et les positions européennes sur la crise ukrainienne, ainsi que leur exploitation des conditions difficiles de Kiev, révèlent un problème dans les valeurs de leurs systèmes politiques. »2
À lire ces commentaires, on oublierait presque que l’Arabie saoudite et les EAU sont des alliés stratégiques des États-Unis. Pourtant, ils résument bien les deux thèmes qui dominent dans les médias de ces pays, au-delà de la condamnation plus ou moins prononcée de l’invasion de l’Ukraine. D’abord, une critique parfois virulente du président américain Joe Biden et des États-Unis qui, s’ils restent un allié, ne sont pas considérés comme fiables, car ils finissent par trahir leurs amis. Quant à leur défense du droit international, elle est hypocrite : n’ont-ils pas envahi et détruit l’Irak en 2003 sans blanc-seing des Nations unies ? Et si l’Ukraine est partiellement occupée depuis quelques semaines, la Palestine l’est depuis des décennies, avec l’appui déterminé des États-Unis et celui, plus embarrassé, des Européens. Sans oublier le racisme qui s’exprime dans la crise des réfugiés et le « double standard », « selon que vous serez... » ukrainien ou africain.
L’autre leitmotiv de la presse porte sur la réorganisation de l’ordre international devenu multipolaire, avec une place nouvelle de la Russie et surtout de la Chine (et plus largement de l’Asie) qui s’accompagne d’un retrait des États-Unis du Golfe. Il est donc de l’intérêt des deux pays de poursuivre la diversification de leurs relations et de sortir du tête-à-tête avec le seul Occident.
Ce bruit de fond médiatique éclaire l’attitude des dirigeants de ces deux pays, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne se sentent pas engagés — pas plus que les autres pays de la région (Égypte, Turquie, Iran) — dans la campagne occidentale visant à « punir » la Russie.
Un vote qui en dit long
Il ne faisait aucun doute que la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU condamnant l’intervention russe en Ukraine le 25 février 2022 serait rejetée grâce au veto russe. Mais — surprise ! — en plus de la Chine et de l’Inde, les EAU s’abstenaient sur le texte. Quelques jours plus tard, sous pression américaine, israélienne et française, ils se ralliaient à la résolution de l’Assemblée générale du 2 mars, mais sans vraiment modifier leur position prudente. Le 23 février, le ministre émirati des affaires étrangères Cheikh Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane avait rencontré son homologue russe Sergueï Lavrov à Moscou, indice du rapprochement entre les deux pays dont les relations commerciales ont augmenté de 38 % durant les onze derniers mois, tandis que la Russie multipliait les partenariats avec les Émirats dans les nouvelles technologies ou même dans le domaine militaire, grâce à un accord de coopération stratégique signé entre eux en 2018.
La coordination politique s’est renforcée également avec Moscou, que ce soit sur le dossier syrien, Abou Dhabi plaidant désormais pour le retour du régime de Damas dans la Ligue arabe et ayant reçu le président Bachar Al-Assad en visite officielle le 18 mars ; sur la Libye où les deux pays se retrouvent dans le même camp face à la Turquie ; sur le Yémen — Moscou ayant finalement renoncé à imposer son veto sur une résolution du Conseil de sécurité désignant les houthistes comme organisation « terroriste ».
Au même moment, les récriminations d’Abou Dhabi contre Washington se multipliaient : réaction tardive de Washington aux attaques des houthistes le 17 janvier, hésitations dans le soutien américain à la guerre au Yémen, et non-prise en compte de leurs intérêts dans les négociations sur le nucléaire iranien. Signe parmi d’autres des tensions, fin 2021, Abou Dhabi renonçait à l’achat de 50 F-35 américains d’une valeur de 23 milliards de dollars (20,83 milliards d’euros), en réponse aux conditions mises par Washington sur les transferts de technologie. Dans la foulée, et même si l’achat est plus modeste, au mois de février 2022 l’acquisition par l’émirat d’une douzaine d’avions de chasse d’entraînement chinois Hongdu L-15 (avec possibilité de porter leur nombre à 36) justifié par la volonté de diversification de ses achats militaires.
Alors que la guerre en Ukraine provoque une flambée des prix de l’énergie, les EAU, un des principaux exportateurs de pétrole, ont la capacité de répondre à la demande, mais rechignent à le faire. Si leur ambassadeur aux États-Unis Youssef Al-Otaiba a annoncé le 9 mars que son pays était prêt à intervenir pour une augmentation des quotas de production — entrainant en une journée une baisse de 15 dollars (13,58 euros) des prix du baril —, il était démenti quelques heures plus tard par le ministre de l’énergie émirati. Certains y ont vu des divisions dans la direction émiratie, et d’autres, à juste titre sans doute, un geste en direction de Joe Biden et un rappel de la capacité des Émirats à peser sur les cours, et par conséquent la nécessité de prendre en compte leur poids sur la scène internationale. Même si la décision finale sur le niveau de la production dépend de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP+)3, autrement dit et avant tout de la Russie et de l’Arabie saoudite.
Or, cette dernière ne semble pas disposée à répondre aux exigences de Washington. D’autant que les « malentendus » entre Washington et Riyad, comme avec Abou Dhabi, se sont accumulés. Avant même l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche, l’Arabie avait été choquée par la faiblesse de la réaction américaine à l’attaque de ses installations pétrolières dans l’est du pays le 14 septembre 2019, le président Trump affirmant même qu’il n’avait jamais promis de défendre l’Arabie. La débâcle américaine en Afghanistan en septembre 2021 et le lâchage sans gloire de leurs alliés locaux achevaient de convaincre les Saoudiens et d’autres dirigeants du Golfe que les États-Unis étaient prêts à tourner le dos à leurs alliés et à les laisser vulnérables, comme l’expliquait l’éditorialiste cité au début de cet article.
Mohamed Ben Salman, paria ou allié ?
L’élection de Biden a envenimé le climat. Il avait promis de traiter l’Arabie comme un paria à la suite de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Les services de renseignement américains considèrent en effet Mohamed Ben Salman (MBS), le prince héritier saoudien, comme responsable, et il a dénoncé la guerre menée au Yémen. Même si, malgré les promesses, il n’y a pas eu de changement dans la politique de l’administration démocrate, Biden refuse tout contact avec MBS.
L’Ukraine va-t-elle changer la donne ? Après tout, Washington a rétabli le contact avec le Venezuela de Nicolas Maduro, pourtant dénoncé jusque-là dans les termes les plus vigoureux, pour chercher à obtenir une augmentation de la production pétrolière. Ces retournements spectaculaires ne sont pas nouveaux dans la région. Pour ceux qui n’ont pas de mémoire, rappelons que le président George Bush, au lendemain de l’invasion du Koweït par l’Irak en août 1990 s’était réconcilié avec le régime de Hafez Al-Assad pour l’enrôler dans sa coalition contre Saddam Hussein.
Cette fois-ci, ce sont les Saoudiens qui semblent réticents. Selon le Wall Street Journal du 8 mars, MBS aurait refusé de prendre un appel de Biden au début de la guerre en Ukraine. Il avait réclamé l’immunité s’il se rendait aux États-Unis, ce qui sera bien difficile à accorder, notamment après l’exécution de 81 prisonniers dans la seule journée du 12 mars. Et le fait que la porte-parole de la Maison Blanche a réitéré début mars les déclarations du président sur le statut de paria du royaume n’arrangera pas les choses.
Dans un entretien donné au magazine américain The Atlantic le 7 mars, à la question de savoir si Biden ne le comprend pas, MBS répond, méprisant, qu’il ne se soucie pas de son opinion, mais que le président américain devrait réfléchir aux intérêts des États-Unis. Plus généralement, comme celle des Émirats, la direction saoudienne est exaspérée de ne pas avoir été consultée, contrairement aux alliés occidentaux, dans les semaines précédant l’invasion. Elle reproche aussi aux États-Unis leur peu de soutien sur le Yémen, leur réticence à permettre à l’Arabie d’acquérir l’énergie nucléaire civile, alors que Moscou est engagé, à travers la société d’État Rosatom, dans plusieurs projets de centrales. Et elle semble décidée à diversifier ses relations commerciales, comme le prouve la négociation en cours avec la Chine qui permettrait à ce pays d’acheter du pétrole en yuans et non plus en dollars — déjà 10 à 20 % de ses importations de pétrole sont facturées en yuans4.
Un non-alignement durable ?
Pourquoi, dans ces conditions, punir la Russie avec laquelle les relations se sont développées ces deux dernières années, notamment avec la création de l’OPEP+ en 2020 qui a associé la Russie aux négociations sur le niveau de production du pétrole ? Cette association s’est traduite par une excellente coordination entre la Russie et l’Arabie saoudite, et Moscou la considère désormais comme stratégique 5. Lors d’une rencontre à Moscou avec son homologue russe Sergueï Lavrov le 5 mars, le ministre saoudien des affaires étrangères le prince Fayçal Ben Farhane se bornait à expliquer, à propos de la crise ukrainienne, que « la bonne méthode pour gérer cette crise est le renforcement du dialogue entre les deux parties, en vue de parvenir à une solution politique qui permette de rétablir la sécurité et la stabilité dans cette région et dans le monde ». Ni l’Arabie saoudite ni les Émirats ne semblent prêts à appliquer des sanctions contre la Russie, et Dubaï est en train de se transformer en refuge pour tous les capitaux russes et pour tous les milliardaires qui bénéficient de vols directs assurés aussi bien par l’Aeroflot que par les puissantes compagnies du Golfe6.
La situation reste instable et les retombées de la guerre en Ukraine sur les relations internationales difficiles à mesurer. Déjà, le report de la signature de l’accord sur le nucléaire iranien en est un signe inquiétant. Mais si la guerre se poursuit, si l’affrontement entre la Russie et les Occidentaux prend des allures de nouvelle Guerre froide dans laquelle il faudra choisir son camp, il y a peu de doutes que les États-Unis et leurs alliés pourront user de moyens de pression sur leurs alliés du Golfe. Ils disposent de leviers d’autant plus puissants7 que les sanctions ont déjà considérablement affaibli la Russie sur le plan économique et qu’il deviendra risqué de faire affaire avec elle. Le « non-alignement » des deux monarchies dans la crise actuelle pourra-t-il alors survivre ?
1Ces extraits sont repris de BBC Monitoring, Saudi Arabia, 8 mars 2022.
3Une alliance qui compte, en plus des membres de l’OPEP, dix autres pays : la Russie, le Mexique, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, le Bahreïn, Brunei, la Malaisie, Oman, le Soudan, le Soudan du Sud et dans laquelle, depuis 2020, Moscou et Riyad jouent un rôle dominant.
6Gwen Ackerman et Ben Bartenstein, « Rich Exiles Put Dubai in Spotlight », Bloomberg, 14 mars 2022.
7L’inclusion par le Groupe d’action financière (GAFI) de Dubaï sur la « liste grise » des pays qui n’ont pas fait d’efforts suffisants pour lutter contre l’argent sale constitue une arme de poids contre l’émirat.
Source : https://orientxxi.info/magazine/le-jeu-d-equilibre-risque-de-l-arabie-saoudite-et-des-emirats-arabes-unis,5452
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