Il n’est guère de métier qui fasse plus appel à l’imagination que celui de soldat. Les soldats ont été inventés fondamentalement pour faire la guerre, or, et c’est heureux, ils ne la font pas souvent. Pour autant, ils sont quand même obligés de s’y préparer sous peine de graves déconvenues. Le problème est que comme disait le mathématicien Henri Poincaré : « la guerre est une expérience dont l’expérience ne peut pas se faire ». Autrement-dit, ce qui se passe dans la guerre, qu’il s’agisse au niveau le plus bas de concevoir la réalité concrète du combat et de la proximité de la mort, comme au niveau le plus élevé de la stratégie d’anticiper la complexité des interactions avec l’ennemi, tout cela ne peut être appréhendé complètement en temps de paix. Or, ce qui ne peut être appréhendé par les sens doit être imaginé. Pour préparer la guerre future, les militaires vivent au présent dans un temps de guerre imaginaire.
Au niveau dit « tactique », pour se préparer au combat qui pourrait survenir dès le lendemain, on simule. On fait des grands ou des petits exercices, sur cartes ou sur le terrain, on se tire dessus avec des cartouches à blanc ou des laser, on tire réellement sur des ennemis en carton ou on clique sur des écrans. On essaie de cette façon dans les unités destinée à aller au contact de l’ennemi de coller le plus possible à la réalité que l’on anticipe.
Au niveau le plus élevé, lorsqu’il s’agit de modeler et faire évoluer une armée toute entière pour l’adapter à la guerre que l’on aura à mener dans l’avenir, il n’est pas d’autre solution que de pratiquer des exercices de pensée. Comme dans la psychanalyse d’Alfred Adler, on se construit en fonction d’un modèle de soi imaginé dans un futur indéterminé. Intéressons nous à cet aspect.
L’invention du futur
Anticiper la guerre future n’est pas un exercice très ancien. Pendant des siècles, un soldat devait simplement apprendre l’état d’un art qui évoluait lentement. Un officier pouvait faire toute une carrière avec la même culture, les mêmes équipements, les mêmes structures, les mêmes méthodes. La seule incertitude résidait dans l’emploi réciproque de ces moyens dans les campagnes et les batailles. Quand on se réfère au temps, du moins en Europe, c’est alors plutôt au passé que l’on s’adresse, et plus particulièrement à un passé antique grec ou surtout romain plus ou mythifié et jugé modèle idéal.
Et puis le futur est apparu. Un jour de 1834, l’essayiste et homme politique français Félix Bodin publie Le roman de l’avenir, sans doute le premier roman de ce que l’on va baptiser « littérature futuriste » puis d’« anticipation » ou de « science-fiction » et qui témoigne de la conscience que beaucoup commencent à avoir de l’évolution désormais rapide des sociétés. Le monde dans lequel vivront les enfants sera très différent de celui dans lequel sont nés leurs parents. Pour beaucoup alors, ce différent sera meilleur. Les regards se tournent donc du passé vers le futur.
Les états-majors militaires, ceux qui sont justement destinés à préparer la guerre, sont obligés à leur tour de prendre en compte cette invasion des changements. Ils sont obligés d’anticiper sous peine d’être dépassés par l’accélération des choses. En France, les règlements militaires, l’état de l’art mis par écrit, changeait en moyenne tous les 40 ans jusqu’en 1860, ils sont renouvelés ensuite tous les 12 ans jusqu’à la Première Guerre mondiale, et tous les ans pendant cette guerre.
Anticiper le futur militaire n’est cependant pas chose facile. La guerre peut survenir demain, dans quelques années ou très loin, peut-être jamais, alors que dans le même temps, il faut effectuer des investissements matériels sur des cycles de plus en plus longs. Nous sommes actuellement en matière d’équipements dits « majeurs », avions de combat ou de transport, grands navires, véhicules terrestres, sur des séquences qui peuvent s’étaler sur 60 ans de la conception au retrait. Et autant le dire, prévoir ce que l’on va faire d’un équipement dans 60 ans ne relève plus de l’anticipation mais de la voyance. Mais les investissements ne sont pas seulement matériels. Imposer un service militaire universel par exemple implique un peu l’idée d’avoir à défendre la patrie contre une menace majeure proche dans l’espace mais aussi dans le temps.
Et puis, faire la guerre c’est aussi s’opposer à une autre entité politique, et pour les militaires, c’est s’opposer à une autre force armée. Même si la perspective d’avoir à affronter une très puissante armée clairement identifiée à nos frontières n’est pas réjouissante, cela a au moins le mérite de savoir à quoi on va avoir affaire et de se structurer en conséquence. Il est donc très troublant de voir cet ennemi potentiel disparaitre d’un coup. C’est un peu comme si on disait au XV de France un lundi que finalement il ne jouera pas contre les All Blacks le samedi suivant, et même qu’il n’est pas sûr du tout qu’il ait à affronter une équipe de rugby. S’il n’y a pas d’armée ennemie, il faut l’inventer, et en attendant on continue à faire comme si cette armée n’avait pas disparue. Dans les années 1990, on a ainsi longtemps continué à affronter l’Union soviétique dans les exercices militaires car cet éclairage résiduel d’une étoile que l’on savait disparue était le seul dont on disposait. Notons, pour rebondir à ce qui était dit plus haut sur les programmes industriels et la voyance, que nous sommes toujours fondamentalement équipés pour affronter cette étoile, rouge bien sûr, disparue depuis trente ans.
Ce n’est pas tout. Même si le brouillard n’est pas aussi épais que cela, l’anticipation militaire doit faire face aussi à un autre terrible écueil : le confort organisationnel. Les armées comme toutes les organisations, n’aiment pas les changements profonds, les ruptures d’équilibre internes avec des perdants qui râlent forts et les gagnants qui se taisent. Elles connaissent pourtant régulièrement des restructurations, mais presque toujours par imposition de l’exécutif politique et quasiment jamais par une décision interne, sauf en cas de « Patrie en danger ». Ce n’est pas un conservatisme par nature. Les armées peuvent susciter en interne des innovations importantes, mais à condition que cela ne bouscule pas trop des façons de faire et des façons de voir les choses. Imaginer le futur c’est bien, surtout s’il ne faut rien changer.
Une innovation forte est une greffe, et cette greffe doit être acceptée par le corps. C’est ce qui explique le plus souvent des comportements très différents face à des innovations identiques. Dans les années 1960, l’armée de l’Air accepte plutôt bien l’idée de se doter d’armes nucléaires, c’est prestigieux, cela fait moderne, cela assure des crédits sans avoir à trop bousculer l’organisation et les valeurs internes. Piloter un Mirage IV dans un raid nucléaire reste un mission pour les pilotes de chasse, le « noyau noble » de l’organisation. Dans la Marine nationale, cela signifie faire concentrer une grande partie des ressources au profit des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, avec une mission ingrate, au détriment du Plan bleu de renouvellement de la belle flotte de surface, le noyau dur et noble de l’institution, celui dont sont issus tous les chefs d’état-major. Cela se fait donc plus difficilement et il faut l’autorité du général de Gaulle pour l’imposer à beaucoup d’amiraux réticents. Les temps et les visions ont bien changé depuis.
Sans intervention extérieure forte, mais encore faut-il qu’elle soit éclairée, on peut ainsi conserver longtemps une contradiction entre un futur qui impose le changement et un présent qui le refuse. En 1942, l’état-major japonais constitue une « Red Team » avec des officiers ayant vécu aux Etats-Unis et connaissant bien les Américains. Lors d’un grand jeu prospectif simulant la suite de la guerre, cette équipe « américaine » parvient à faire débarquer ses troupes virtuelles le 1er octobre 1944 aux Philippines. Le jeu est arrêté à ce moment-là, ses conclusions détruites et la Red Team dissoute. Les Américains ont réellement débarqué aux Philippines le 25 octobre 1944.
Pas facile donc d’imaginer la « guerre future » quand on est l’institution qui est chargée de la faire. Illustrons cela sur une longue durée par l’exemple américain.
Le futur en fuite
En 1945, après la Seconde Guerre mondiale, la vision de la guerre future qui se dégage aux Etats-Unis est en réalité très proche de la vision traditionnelle de la guerre dans ce pays. Comme l’élastique géante de l’Histoire que décrit Poul Anderson dans La patrouille du temps, on revient immédiatement à la tradition malgré l’énormité des évènements récemment vécus. Pour le futur, on fera comme avant. Les Etats-Unis redeviennent neutres, et protégés par une grande marine et, seule nouveauté, également une grande aviation dotée de bombes atomiques. L’armée de Terre en revanche est dissoute. S’il faut refaire la guerre, on remobilisera et on repartira outre-océans pour détruire le Mal.
Au passage, quand on fait le même exercice d’anticipation en France en 1946 et que l’on demande aux états-majors comment ils voient la guerre future et ce qu’ils veulent comme moyens, ils répondent tous qu’ils veulent refaire du 1944-45 avec des flottes de bombardiers, des porte-avions et des divisions blindées. Personne ne parle des deux évènements récents qui vont pourtant avoir le plus d’influence : les bombardements atomiques au Japon et la guérilla communiste en Indochine.
Revenons aux Etats-Unis. Cette vision digne des Pères fondateurs tient quatre ans, jusqu’à la doctrine Truman et l’idée que les Etats-Unis ont un ennemi, le communisme, et qu’il faut s’allier à tous ceux qui le combattent. Très vite on voit donc fleurir des scénarios de guerre en Europe, où l’URSS remplace l’Axe. Elle sera bombardée massivement depuis les airs, y compris avec des bombes atomiques, et attaquée au sol à la manière de 1944. Pour autant, on ne modifie pas encore beaucoup les forces car on n’imagine pas cette grande guerre pour tout de suite, et puis la tradition de mobilisation in extremis persiste.
Manque de chance, la guerre a lieu tout de suite, en 1950, dans un endroit totalement imprévu, la Corée, et sans emploi d’armes nucléaires. Le résultat est très mitigé.
Qu’à cela ne tienne. Au retour de Corée en 1953, grâce à la miniaturisation des armes atomiques, l’US Army va pouvoir se doter d’une puissance de feu considérable qui va permettre d’écraser tous ses adversaires. C’est la grande période de l’atome. En 1958, le lieutenant-colonel Rigg écrit War 1974 dans lequel il dépeint la manière dont on combattra dans 16 ans. La guerre future c’est alors une guerre en Europe où l’atome est partout, dans les armes et c’est l’époque où l’armée américaine se dote de milliers d’obus, de roquettes, de missiles anti-aériens atomiques, mais aussi les moteurs que l’on retrouve dans les avions ou les hélicoptères géants. Les soldats volent eux-mêmes dans de mini-hélicoptères, sont équipés d’armures et de casques intégraux, ils se nourrissent de pilules mais ont une poche dans la tenue pour mettre les cigarettes. Tout cela fait consensus. Un an plus tard, Robert Heinlein, écrit sensiblement la même chose dans Starship Troopers, les communistes étant remplacés loin dans le futur par les Punaises.
Manque de chance, les forces armées américaines sont en fait engagés massivement au Vietnam de 1965 à 1973, et on n’y emploie toujours pas d’armes atomiques. Au bilan, le soldat américain de 1974 n’est guère différent de celui de 1958, il a simplement les cheveux un peu plus longs et il est un peu plus démoralisé. La vraie nouveauté n’est alors pas technique, mais sociale : c’est désormais un professionnel. Notons au passage, combien les visions du futur d’où qu’elles viennent jugent mal de la vitesse des choses, en les accélérant le plus souvent. Il suffit de revoir les films de science-fiction des années 1970 et 1990 qui sont censés se dérouler dans les années 2020 pour juger du décalage.
La guerre menée n’était toujours pas celle anticipée, qu’à cela ne tienne. Après la Corée, le Vietnam est considéré comme une nouvelle anomalie et on peut maintenant revenir à la « vraie guerre future », c’est-à-dire contre les Soviétiques en Europe et avec plein de machines. C’est l’occasion d’une floraison de littérature sur le sujet avec des essais comme Race to the Swift: Thoughts on Twenty-First Century Warfare de Richard Simpkin, des wargames commerciaux, et des romans comme Team Yankee, La troisième guerre mondiale du général Hacket ou encore Tempête rouge de Tom Clancy (1986) qui apparait alors à beaucoup comme la meilleure description de ce qui va probablement se passer.
Les armes nucléaires du champ de bataille sont passées de mode, vive les nouvelles technologies de l’information qui vont permettre d’accroitre la capacité des forces. Mais à côté du software, on construit aussi du gros dur, avec des équipements militaires, chars, hélicoptères d’attaque, avions de combat, etc. et on s’entraine mieux grâce à la révolution de la simulation. La vision a permis de créer en quelques années, et pour la première fois en temps de paix, une nouvelle armée américaine particulièrement puissante.
Manque de chance, trois ans après Tempête rouge, le mur de Berlin s’effondre et les soldats soviétiques rentrent chez eux sans même avoir été combattus. Les grandes divisions blindées américaines ne vont finalement pas combattre en Europe mais en Arabie saoudite et contre l’Irak. Encore raté, même si pour le coup les Irakiens vont subir la foudre. Beaucoup d’entre eux, se vengeront douze ans plus tard face à la même armée américaine qui refusait alors d’intégrer la guérilla dans ses planches de Powerpoint pleines de nœuds de communications, de faisceaux laser, de récepteurs et d’effecteurs, de cyber et d’espace.
Imaginer ou mourir
Pour résumer. Les militaires ont absolument besoin de visions du futur pour se construire. Le problème est que la vision qu’il vont produire institutionnellement parlera peu de politique, or la guerre c’est de la politique ; elle parlera beaucoup de machines, or si c’est le plus visible ce n’est qu’une partie de choses ; elle ne dira rien qui change ses équilibres internes, ce qui revient à négliger les scénarios dits de « rupture » (synonyme de « gros changements ») souvent les plus dangereux.
Les armées ont donc obligatoirement besoin aussi de visions alternatives, ce qui ne peut venir que d’une réflexion libre de militaires ou de civils -la meilleure description de la Première Guerre mondiale est venue du banquier Jean de Bloch en 1898 dans La guerre de l'avenir- ou mieux encore de l’association entre les deux. Ils ont donc aussi obligatoirement besoin que se dégage de toutes ces réflexions, comme dans un processus scientifique, un consensus le plus honnête et le plus fiable possible sur le futur qui puisse leur être imposé.
Si cette vision n’impose pas trop de changements internes, c’est formidable, on aura une armée intelligemment construite par le futur un peu comme dans La fin de l’éternité d’Asimov lorsque c’est l’énergie captée dans le futur grâce au voyage dans le temps qui permet ce même voyage dans le temps. Dans le cas contraire, et en fait pas incompatible, le futur devra être imposé de force par l’échelon politique, comme de Gaulle et la refondation malgré elle de l’armée française dans les années 1960. Dans les deux cas, il sera bon de garder aussi en mémoire les futurs exclus, car on ne se sait jamais. Sans vision de futur, on ne le risque pas de le fabriquer. Sans visions alternatives à celle-ci, il sera plus difficile de s’adapter lorsque les choses ne se dérouleront pas comme prévu.
Au niveau dit « tactique », pour se préparer au combat qui pourrait survenir dès le lendemain, on simule. On fait des grands ou des petits exercices, sur cartes ou sur le terrain, on se tire dessus avec des cartouches à blanc ou des laser, on tire réellement sur des ennemis en carton ou on clique sur des écrans. On essaie de cette façon dans les unités destinée à aller au contact de l’ennemi de coller le plus possible à la réalité que l’on anticipe.
Au niveau le plus élevé, lorsqu’il s’agit de modeler et faire évoluer une armée toute entière pour l’adapter à la guerre que l’on aura à mener dans l’avenir, il n’est pas d’autre solution que de pratiquer des exercices de pensée. Comme dans la psychanalyse d’Alfred Adler, on se construit en fonction d’un modèle de soi imaginé dans un futur indéterminé. Intéressons nous à cet aspect.
L’invention du futur
Anticiper la guerre future n’est pas un exercice très ancien. Pendant des siècles, un soldat devait simplement apprendre l’état d’un art qui évoluait lentement. Un officier pouvait faire toute une carrière avec la même culture, les mêmes équipements, les mêmes structures, les mêmes méthodes. La seule incertitude résidait dans l’emploi réciproque de ces moyens dans les campagnes et les batailles. Quand on se réfère au temps, du moins en Europe, c’est alors plutôt au passé que l’on s’adresse, et plus particulièrement à un passé antique grec ou surtout romain plus ou mythifié et jugé modèle idéal.
Et puis le futur est apparu. Un jour de 1834, l’essayiste et homme politique français Félix Bodin publie Le roman de l’avenir, sans doute le premier roman de ce que l’on va baptiser « littérature futuriste » puis d’« anticipation » ou de « science-fiction » et qui témoigne de la conscience que beaucoup commencent à avoir de l’évolution désormais rapide des sociétés. Le monde dans lequel vivront les enfants sera très différent de celui dans lequel sont nés leurs parents. Pour beaucoup alors, ce différent sera meilleur. Les regards se tournent donc du passé vers le futur.
Les états-majors militaires, ceux qui sont justement destinés à préparer la guerre, sont obligés à leur tour de prendre en compte cette invasion des changements. Ils sont obligés d’anticiper sous peine d’être dépassés par l’accélération des choses. En France, les règlements militaires, l’état de l’art mis par écrit, changeait en moyenne tous les 40 ans jusqu’en 1860, ils sont renouvelés ensuite tous les 12 ans jusqu’à la Première Guerre mondiale, et tous les ans pendant cette guerre.
Anticiper le futur militaire n’est cependant pas chose facile. La guerre peut survenir demain, dans quelques années ou très loin, peut-être jamais, alors que dans le même temps, il faut effectuer des investissements matériels sur des cycles de plus en plus longs. Nous sommes actuellement en matière d’équipements dits « majeurs », avions de combat ou de transport, grands navires, véhicules terrestres, sur des séquences qui peuvent s’étaler sur 60 ans de la conception au retrait. Et autant le dire, prévoir ce que l’on va faire d’un équipement dans 60 ans ne relève plus de l’anticipation mais de la voyance. Mais les investissements ne sont pas seulement matériels. Imposer un service militaire universel par exemple implique un peu l’idée d’avoir à défendre la patrie contre une menace majeure proche dans l’espace mais aussi dans le temps.
Et puis, faire la guerre c’est aussi s’opposer à une autre entité politique, et pour les militaires, c’est s’opposer à une autre force armée. Même si la perspective d’avoir à affronter une très puissante armée clairement identifiée à nos frontières n’est pas réjouissante, cela a au moins le mérite de savoir à quoi on va avoir affaire et de se structurer en conséquence. Il est donc très troublant de voir cet ennemi potentiel disparaitre d’un coup. C’est un peu comme si on disait au XV de France un lundi que finalement il ne jouera pas contre les All Blacks le samedi suivant, et même qu’il n’est pas sûr du tout qu’il ait à affronter une équipe de rugby. S’il n’y a pas d’armée ennemie, il faut l’inventer, et en attendant on continue à faire comme si cette armée n’avait pas disparue. Dans les années 1990, on a ainsi longtemps continué à affronter l’Union soviétique dans les exercices militaires car cet éclairage résiduel d’une étoile que l’on savait disparue était le seul dont on disposait. Notons, pour rebondir à ce qui était dit plus haut sur les programmes industriels et la voyance, que nous sommes toujours fondamentalement équipés pour affronter cette étoile, rouge bien sûr, disparue depuis trente ans.
Ce n’est pas tout. Même si le brouillard n’est pas aussi épais que cela, l’anticipation militaire doit faire face aussi à un autre terrible écueil : le confort organisationnel. Les armées comme toutes les organisations, n’aiment pas les changements profonds, les ruptures d’équilibre internes avec des perdants qui râlent forts et les gagnants qui se taisent. Elles connaissent pourtant régulièrement des restructurations, mais presque toujours par imposition de l’exécutif politique et quasiment jamais par une décision interne, sauf en cas de « Patrie en danger ». Ce n’est pas un conservatisme par nature. Les armées peuvent susciter en interne des innovations importantes, mais à condition que cela ne bouscule pas trop des façons de faire et des façons de voir les choses. Imaginer le futur c’est bien, surtout s’il ne faut rien changer.
Une innovation forte est une greffe, et cette greffe doit être acceptée par le corps. C’est ce qui explique le plus souvent des comportements très différents face à des innovations identiques. Dans les années 1960, l’armée de l’Air accepte plutôt bien l’idée de se doter d’armes nucléaires, c’est prestigieux, cela fait moderne, cela assure des crédits sans avoir à trop bousculer l’organisation et les valeurs internes. Piloter un Mirage IV dans un raid nucléaire reste un mission pour les pilotes de chasse, le « noyau noble » de l’organisation. Dans la Marine nationale, cela signifie faire concentrer une grande partie des ressources au profit des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, avec une mission ingrate, au détriment du Plan bleu de renouvellement de la belle flotte de surface, le noyau dur et noble de l’institution, celui dont sont issus tous les chefs d’état-major. Cela se fait donc plus difficilement et il faut l’autorité du général de Gaulle pour l’imposer à beaucoup d’amiraux réticents. Les temps et les visions ont bien changé depuis.
Sans intervention extérieure forte, mais encore faut-il qu’elle soit éclairée, on peut ainsi conserver longtemps une contradiction entre un futur qui impose le changement et un présent qui le refuse. En 1942, l’état-major japonais constitue une « Red Team » avec des officiers ayant vécu aux Etats-Unis et connaissant bien les Américains. Lors d’un grand jeu prospectif simulant la suite de la guerre, cette équipe « américaine » parvient à faire débarquer ses troupes virtuelles le 1er octobre 1944 aux Philippines. Le jeu est arrêté à ce moment-là, ses conclusions détruites et la Red Team dissoute. Les Américains ont réellement débarqué aux Philippines le 25 octobre 1944.
Pas facile donc d’imaginer la « guerre future » quand on est l’institution qui est chargée de la faire. Illustrons cela sur une longue durée par l’exemple américain.
Le futur en fuite
En 1945, après la Seconde Guerre mondiale, la vision de la guerre future qui se dégage aux Etats-Unis est en réalité très proche de la vision traditionnelle de la guerre dans ce pays. Comme l’élastique géante de l’Histoire que décrit Poul Anderson dans La patrouille du temps, on revient immédiatement à la tradition malgré l’énormité des évènements récemment vécus. Pour le futur, on fera comme avant. Les Etats-Unis redeviennent neutres, et protégés par une grande marine et, seule nouveauté, également une grande aviation dotée de bombes atomiques. L’armée de Terre en revanche est dissoute. S’il faut refaire la guerre, on remobilisera et on repartira outre-océans pour détruire le Mal.
Au passage, quand on fait le même exercice d’anticipation en France en 1946 et que l’on demande aux états-majors comment ils voient la guerre future et ce qu’ils veulent comme moyens, ils répondent tous qu’ils veulent refaire du 1944-45 avec des flottes de bombardiers, des porte-avions et des divisions blindées. Personne ne parle des deux évènements récents qui vont pourtant avoir le plus d’influence : les bombardements atomiques au Japon et la guérilla communiste en Indochine.
Revenons aux Etats-Unis. Cette vision digne des Pères fondateurs tient quatre ans, jusqu’à la doctrine Truman et l’idée que les Etats-Unis ont un ennemi, le communisme, et qu’il faut s’allier à tous ceux qui le combattent. Très vite on voit donc fleurir des scénarios de guerre en Europe, où l’URSS remplace l’Axe. Elle sera bombardée massivement depuis les airs, y compris avec des bombes atomiques, et attaquée au sol à la manière de 1944. Pour autant, on ne modifie pas encore beaucoup les forces car on n’imagine pas cette grande guerre pour tout de suite, et puis la tradition de mobilisation in extremis persiste.
Manque de chance, la guerre a lieu tout de suite, en 1950, dans un endroit totalement imprévu, la Corée, et sans emploi d’armes nucléaires. Le résultat est très mitigé.
Qu’à cela ne tienne. Au retour de Corée en 1953, grâce à la miniaturisation des armes atomiques, l’US Army va pouvoir se doter d’une puissance de feu considérable qui va permettre d’écraser tous ses adversaires. C’est la grande période de l’atome. En 1958, le lieutenant-colonel Rigg écrit War 1974 dans lequel il dépeint la manière dont on combattra dans 16 ans. La guerre future c’est alors une guerre en Europe où l’atome est partout, dans les armes et c’est l’époque où l’armée américaine se dote de milliers d’obus, de roquettes, de missiles anti-aériens atomiques, mais aussi les moteurs que l’on retrouve dans les avions ou les hélicoptères géants. Les soldats volent eux-mêmes dans de mini-hélicoptères, sont équipés d’armures et de casques intégraux, ils se nourrissent de pilules mais ont une poche dans la tenue pour mettre les cigarettes. Tout cela fait consensus. Un an plus tard, Robert Heinlein, écrit sensiblement la même chose dans Starship Troopers, les communistes étant remplacés loin dans le futur par les Punaises.
Manque de chance, les forces armées américaines sont en fait engagés massivement au Vietnam de 1965 à 1973, et on n’y emploie toujours pas d’armes atomiques. Au bilan, le soldat américain de 1974 n’est guère différent de celui de 1958, il a simplement les cheveux un peu plus longs et il est un peu plus démoralisé. La vraie nouveauté n’est alors pas technique, mais sociale : c’est désormais un professionnel. Notons au passage, combien les visions du futur d’où qu’elles viennent jugent mal de la vitesse des choses, en les accélérant le plus souvent. Il suffit de revoir les films de science-fiction des années 1970 et 1990 qui sont censés se dérouler dans les années 2020 pour juger du décalage.
La guerre menée n’était toujours pas celle anticipée, qu’à cela ne tienne. Après la Corée, le Vietnam est considéré comme une nouvelle anomalie et on peut maintenant revenir à la « vraie guerre future », c’est-à-dire contre les Soviétiques en Europe et avec plein de machines. C’est l’occasion d’une floraison de littérature sur le sujet avec des essais comme Race to the Swift: Thoughts on Twenty-First Century Warfare de Richard Simpkin, des wargames commerciaux, et des romans comme Team Yankee, La troisième guerre mondiale du général Hacket ou encore Tempête rouge de Tom Clancy (1986) qui apparait alors à beaucoup comme la meilleure description de ce qui va probablement se passer.
Les armes nucléaires du champ de bataille sont passées de mode, vive les nouvelles technologies de l’information qui vont permettre d’accroitre la capacité des forces. Mais à côté du software, on construit aussi du gros dur, avec des équipements militaires, chars, hélicoptères d’attaque, avions de combat, etc. et on s’entraine mieux grâce à la révolution de la simulation. La vision a permis de créer en quelques années, et pour la première fois en temps de paix, une nouvelle armée américaine particulièrement puissante.
Manque de chance, trois ans après Tempête rouge, le mur de Berlin s’effondre et les soldats soviétiques rentrent chez eux sans même avoir été combattus. Les grandes divisions blindées américaines ne vont finalement pas combattre en Europe mais en Arabie saoudite et contre l’Irak. Encore raté, même si pour le coup les Irakiens vont subir la foudre. Beaucoup d’entre eux, se vengeront douze ans plus tard face à la même armée américaine qui refusait alors d’intégrer la guérilla dans ses planches de Powerpoint pleines de nœuds de communications, de faisceaux laser, de récepteurs et d’effecteurs, de cyber et d’espace.
Imaginer ou mourir
Pour résumer. Les militaires ont absolument besoin de visions du futur pour se construire. Le problème est que la vision qu’il vont produire institutionnellement parlera peu de politique, or la guerre c’est de la politique ; elle parlera beaucoup de machines, or si c’est le plus visible ce n’est qu’une partie de choses ; elle ne dira rien qui change ses équilibres internes, ce qui revient à négliger les scénarios dits de « rupture » (synonyme de « gros changements ») souvent les plus dangereux.
Les armées ont donc obligatoirement besoin aussi de visions alternatives, ce qui ne peut venir que d’une réflexion libre de militaires ou de civils -la meilleure description de la Première Guerre mondiale est venue du banquier Jean de Bloch en 1898 dans La guerre de l'avenir- ou mieux encore de l’association entre les deux. Ils ont donc aussi obligatoirement besoin que se dégage de toutes ces réflexions, comme dans un processus scientifique, un consensus le plus honnête et le plus fiable possible sur le futur qui puisse leur être imposé.
Si cette vision n’impose pas trop de changements internes, c’est formidable, on aura une armée intelligemment construite par le futur un peu comme dans La fin de l’éternité d’Asimov lorsque c’est l’énergie captée dans le futur grâce au voyage dans le temps qui permet ce même voyage dans le temps. Dans le cas contraire, et en fait pas incompatible, le futur devra être imposé de force par l’échelon politique, comme de Gaulle et la refondation malgré elle de l’armée française dans les années 1960. Dans les deux cas, il sera bon de garder aussi en mémoire les futurs exclus, car on ne se sait jamais. Sans vision de futur, on ne le risque pas de le fabriquer. Sans visions alternatives à celle-ci, il sera plus difficile de s’adapter lorsque les choses ne se dérouleront pas comme prévu.
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