17 novembre 2021

La doctrine ‘Dark Eagle’

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Une étrange démarche de l’institution que sont les forces armées US pourrait être nommée : ‘virtualisation’. Le Pentagone fait de plus usage de la communication pour se représenter au reste du monde comme infiniment puissant, et beaucoup plus puissant qu’il n’est devenu. L’affaire de l’annonce du déploiement du missile hypersonique ‘Dark Eagle’ en Europe est très significative à cet égard. ...Tout comme le F-35 (JSF) et une certaine valse des porte-avions. Tout comme la wokenisation des forces, bien sûr. Sous nos yeux, le Pentagone mue...

Nous avons fait allusion à l’annonce grandiloquente du déploiement (très) prochain d’un missile hypersonique US en Allemagne ; avec péremptoire assurance de ses capacités nucléaires, directement contre Moscou en deux minutes, – précision brusquement modifiée sur le site du ‘Sun’ en 21 minutes... C’était le 14 novembre 2021 :

 « Sans doute [le général britannique Nick] Carter n’a-t-il guère apprécié la dernière du ‘Sun’, qui annonce l’arrivée en Allemagne d’un missile hypersonique US (‘Dark Eagle’) à capacité nucléaire capable de toucher Moscou en un peu plus de deux minutes, ou plutôt six minutes, – ah non, finalement plutôt 21 minutes, – et, au fait, pas avant 2023 si le missile marche bien après tout... Qu’importe le détail et le vrai, le dessin schématisant les capacités du missile, avec explosion nucléaire sur Moscou, ne s’embarrasse pas trop de détails et contribue à la montée hypersonique de la tension que déplore le général britannique. »

Il y a eu des précisions sur ce mystérieux ‘Dark Eagle’, absolument imprécises comme il sied à la communication du Pentagone dans ces temps de simulacre... Il s’agit d’un article mis en ligne sur le site ‘Observateur Continental’, citant notamment diverses sources US (Washington ‘Times’, ‘Defense News’). Voici le passage qui précise l’état opérationnel réel du programme, avec un déploiement au mieux autour de 2025, et plus tard, bien plus tard si l’on s’en remet aux habitudes de développement des forces armées US.

« Dans le même temps, les tests du Dark Eagle ne sont pas encore terminés. En octobre, le Pentagone a effectué trois lancements d'essais d'armes hypersoniques, ils ont été reconnus par le département comme réussis. Les prochains tests ont été reportés en raison de l’échec du lanceur. Observateur Continental rappelait la déclaration du vice-président du Comité des chefs d’état-major interarmées, le général John Hyten, qui faisait savoir que les Etats-Unis avaient organisé neuf essais hypersoniques en cinq ans alors que “les Chinois en ont organisé des centaines”. 

» Ainsi, la relance du 56e Artillery Command implique la création d’une structure de quartier général qui contrôlera et commandera davantage les missiles Dark Eagle, mais cela ne signifie pas qu’ils lui seront livrés dans un avenir proche, selon l’avis de commentateurs. 

» Il faut noter que le Dark Eagle n’a pas complètement commencé les tests car seule l'ogive hypersonique a été testée et l'accélérateur n'a pas été lancé. La mise en service dans l’unité choisie (3e régiment d'artillerie de campagne, 17e brigade d'artillerie de campagne) sera terminée au cours de l'exercice 2023, a déclaré Rob Strider, qui est en charge du bureau de projet hypersonique de l'armée.

» Il ne préciserait pas quand les missiles hypersoniques complets seraient livrés à l'unité en raison de problèmes de sécurité, rajoute Defense News, signalant le report des dates de livraison de ce système de missile à l'armée américaine . D'abord, des tests seront effectués aux Etats-Unis, puis dans l'océan Pacifique. En Europe, ces missiles n'apparaîtront, donc, pas avant le milieu de la décennie, et peut-être même plus tard. En fait, personne ne connaît les dates exactes de cette mise en place. » 

Maintenant, nous choisissons un passage du même article, qui suit évidemment les sources qu’il a sélectionnées et les annonces faites par le Pentagone. La nouvelle du Pentagone est en effet toute entière concentrée sur l’effet d’annonce de la réactivation d’un commandement sous l’autorité duquel l’engin opérera, et présentée de façon à ce que l’on puisse interpréter que l’engin est quasiment déjà déployé.

(“Interprétation” ! C’est ce que fait le ‘Sun’, dans un invraisemblable entremêlement d’approximations et d’erreurs grossières : la vitesse du ‘Black Eagle’ est donnée à Mach 5 dans le texte, et inscrite à Mach 17 sur le schéma, avec un énigmatique chiffre de 13 043 à côté [miles per hour ?!], avec le temps pour toucher Moscou, – en nucléaire, évidemment, – passant de 6 minutes à 21 minutes selon l’heure de mise en ligne... Ainsi, l’approximation de la presseSystème, dans le sens du sensationnalisme antirussiste, répond complètement, toute complicité étalée, aux vœux du service de la communication du Pentagone.)

On voit dans l’extrait ci-dessous qu’il est fait mention avec insistance sur le fait que l’Artillery Command, créé en 1942 et désactivé en 1992, est un grand commandement de la Guerre Froide, qui se place au sein du Vème Corps d’Armée de l’U.S. Army, également en cours de réactivation avec son quartier-général passant de l’Allemagne à la Pologne. La différence est bien entendu que, durant la Guerre Froide, le Vème Corps avait 200.000 combattants et qu’il aura dans ses effectifs lorsqu’il sera réactivé, 36.000 militaires US dont une partie bureaucratique d’administratifs, de planificateurs, etc. (Les unités de combat participant à des exercices d’“exposition de forces” en Europe sont essentiellement des rotations à partir des USA continentaux).

Cet extrait de l’article rend compte effectivement d’une opération non-dite de communication où les détails de structures administratives qui vont être installées sont présentés dans un flou qui tend à laisser croire qu’il s’agit de forces d’ores et déjà opérationnelles. La communication a remplacé la technique des “Village-Potemkine”, en substituant la nécessité d’une certaine apparence d’existence à une complète virtualisation réalisée grâce au langage. L’opération a un double objectif :

• Faire croire qu’il y a réellement un renforcement décisif des forces US en Europe, avec une capacité de frappe effectivement décisive. Si les Russes ne s’y trompent pas, les “alliés” des USA les plus antirussistes, des Polonais aux Baltes et aux Ukrainiens, sont largement inclinés à y croire et y voient un encouragement à surenchérir dans l’agressivité antirusse, – ce qui constitue par contre un enchaînement permanent de nouvelles tensions auxquelles les Russes ne peuvent être indifférents.

• Faire croire que les USA, – “abracadabra !”, pour qui connaît la musique, – ont soudainement et magiquement rattrapé tout leur retard sur les Russes et les Chinois en matière de capacités hypersoniques. Le plus étonnant est que certains sont tentés d’y croire, malgré l’extraordinaire vulgarité primaire de construction de communication.

Voici le passage :

« Le ‘Washington Times’ a rapporté que  l'armée américaine a officiellement réactivé lundi 8 novembre 2021 le 56th Artillery Command en Allemagne “pour diriger toutes les opérations d'artillerie en Europe”, et que “cela est une autre réponse aux tensions croissantes entre l'alliance de l'Otan et une Russie de plus en plus affirmée”. Le 56th Artillery Command a été créé en 1942 et a participé aux hostilités en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale et il a été dissous en 1991. C'est sur la base de ce commandement que le Pentagone envisage de déployer le commandement et les complexes du ‘Dark Eagle’. En outre, le quotidien américain précise : “Le 56th Artillery Command coordonnera l'artillerie à longue portée pour les opérations de combat à grande échelle pour les unités de l'armée en Europe et en Afrique”.

» “Le commandement de l'artillerie de la guerre froide en Allemagne est ressuscité et restructuré”, indique l’U.S. Army, mettant l’accent sur le fait qu'il est question d’“une unité qui opérait en Allemagne pendant la guerre froide, lorsqu’elle était responsable de l’utilisation des systèmes d'armes Pershing à capacité nucléaire”.

» Auparavant, le département américain de la Défense avait publié des images de la réception par la 17e brigade d'artillerie de campagne de l'armée américaine, stationnée à Lewis-McChord dans l'Etat de Washington, d'échantillons d'entraînement et d'une première batterie expérimentale pour se préparer à l'exploitation du système de missile hypersonique Dark Eagle. Le Pentagone souligne que “les Etats-Unis sont dans une course pour déployer des capacités d'armes hypersoniques et développer des systèmes pour se défendre contre les missiles hypersoniques», que «la Chine et la Russie développent et testent chacune activement des armes hypersoniques”. »

On s’est donc attardé sur cette affaire du ‘Dark Eagle’ parce qu’il s’agit d’un exemple et d’un symptôme d’une attitude américaniste quasiment pathologique, bien plus que d’un accident ou d’un cas exceptionnel. La virtualisation de la puissance américaniste est partout évidente, et l’un des principaux fournisseurs de cette virtualisation est bien entendu Lockheed Martin [LM]. C’est cette énorme société qui est chargée du programme ‘Dark Eagle’, et ses capacités de virtualisation technologique et opérationnelle sont bien connues puisqu’elle assure la maîtrise d’œuvre du programme JSF/F-35.

Le JSF/F-35 est un autre aspect, une autre dimension de la scintillante virtualisation des forces armées des États-Unis. Les services de contrôle et d’exportation du Pentagone ont établi des protocoles qui leur assurent le contrôle effectif des avions à l’exportation, tandis que les utilisateurs US ont pour consigne de ne pas “risquer” l’avion dans des conditions opérationnelles réelles où il pourrait se salir. Même les Israéliens, qui possèdent des F-35 depuis trois ans, sont extraordinairement discrets (‘stealth’) quant à son emploi opérationnel, – au contraire de leurs habitudes, qui est d’utiliser intensément une nouvelle arme de leur arsenal avec l’effet dissuasif qu’on espère.

Finalement, c’est le directeur du site ‘Air power Australia’, Peter Goon, qui en donne la meilleure définition, en citant le système financier le plus spectaculairement simulacre et faussaire des années 2000 (et jugement audacieusement cité par Wikipédia) :

« Ce programme a toutes les caractéristiques du système de Ponzi. Quand le produit ne fonctionne pas, recrutez autant de clients que vous pouvez, assurez la promotion de ce dernier du mieux que vous le pourrez, amassez autant d’argent que possible tant que le marché ignore ses défaillances ».

Une autre dimension de cette démarche de virtualisation qui attire notre attention est la dimension navale. Jusqu’ici, la présence de l’U.S. Navy sur les mers du monde était marquée, sur les grands axes, sur les points stratégiques centraux, par les grands porte-avions d’attaque (CVN), dont elle possède en principe dix exemplaires. Dernièrement on a pu constater que, sur des théâtres importants, la fonction de “navire-amiral” était confié à des porte-aéronefs de catégorie inférieure, soit d’assaut amphibie (LCD), soit de commandement (LCC). Durant les dernières semaines, le LCD USS ‘Essex’ assurait cette fonction dans le Golfe, et le LCC USS ‘Mount Whitney’ dans la Mer Noire (et la Méditerranée). Le sort des CVN est plus difficile à préciser, avec le USS ‘Harry Truman’ qui devrait être décomissionné, et le tout nouveau USS ‘Gerald R. Ford’ plongé dans des ennuis sans fin. Les immobilisations temporaires, pour entretien, réparation et modernisation, prennent de plus en plus de temps et d’argent.

Une autre sorte d’explication d’un certain effacement des grands CVN de l’U.S. Navy est « bien entendu la crainte des missiles hypersoniques russes et chinois en cas de conflit, selon un expert naval russe. Ils préfèrent mettre leurs porte-avions à distance d’une plus grande sécurité. En soi, c’est une sorte d’aveu de faiblesse, comme une défaite si l’on veut. »

... Cela participe surtout au renforcement de cette impression de virtualisation de la puissance US que nous décrivons. Ce processus tient essentiellement à la volonté des chefs militaires et de la communauté de sécurité nationale de ne rien perdre des grands axes de ce qui fut l’hégémonie américaniste ; si l’on veut, il s’agit de “sauver les apparences”, le colossal budget du Pentagone couturé dans tous les sens et de toutes les façons de gaspillages, de corruptions et d’impuissances, agissant comme une référence incontournable pour les esprits vite faits. Dans cette démarche et compte tenu de la perte des moyens réels et de l’affaiblissement des capacités opérationnelles, la situation stratégique se fait de plus en plus tendue et il y a cette recherche de substituts complètement artificiels et simulacres pour continuer à paraître hégémoniques.

On ne saurait terminer cette revus de la virtualisation des forces armées US sans citer la ‘wokenisation’ des forces, qui contribuent à abaisser fortement leurs capacités combattantes, leur cohésion, leur sens de la mission et du devoir, etc. Le processus de virtualisation correspond assez bien à la wokenisation, qui est une autre façon radicale de se virtualiser soi-même ; dans les deux cas, il y a déconstruction et déstructuration ('déconstructuration') radicales ; tout cela, dans la logique de nos temps-devenus-fous. En quelque sorte, nous sommes en train d’assister à une mutation des forces armées US, à leur transmutation à la fois opérationnelle et psychologique. C’est un spectacle original.

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