26 octobre 2021

Pénurie de main-d’œuvre… ou de salaire ?

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Depuis la rentrée de septembre, le gouvernement ne cesse de marteler que ça y est, c’est la reprise. « Nous redémarrons beaucoup plus fort que prévu » affirme le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, sur BFMTV. Au point que gouvernement et patronat s’inquiètent maintenant d’une potentielle pénurie de main-d’œuvre. Depuis août, le Medef conte à qui veut l’entendre les difficultés à recruter du personnel. Celles-ci seraient même devenues le « sujet numéro un » des entreprises à en croire Jean Castex.

L’Insee annonce une croissance de 6 % de l’économie française pour 2021, avec une activité quasiment revenue à son niveau d’avant-crise depuis juin. L’emploi serait aussi de retour, avec un chômage à « seulement » 8 % au deuxième trimestre. Les prévisions de l’OCDE et du FMI sur l’économie mondiale vont (avec des nuances selon les pays) dans le même sens.

Après le chaos dans le transport maritime lors du redémarrage du commerce mondial, qui a entrainé un renchérissement des coûts de transport, puis des pénuries de matières premières et de composants électroniques, qui font monter les prix et amènent le patronat à réduire l’activité de certaines usines (notamment dans l’automobile), voilà donc que la main-d’œuvre viendrait à manquer, freinant la reprise économique.

La réalité du manque de main-d’œuvre est pourtant tout à fait discutable. Pôle emploi affiche un niveau record d’offres d’emplois sur son site, qui atteignent le million. Mais il relativise lui-même ce chiffre, ne sachant dire quelles offres sont toujours d’actualité et lesquelles sont restées gelées depuis le début de la crise sanitaire. Qui plus est, la plupart d’entre elles sont des missions d’intérim et des CDD de courte durée.

La Dares, service statistique du ministère du Travail, comptabilise de son côté 264 800 emplois vacants au deuxième trimestre 2021 dans les entreprises de 10 salariés ou plus. C’est un niveau supérieur à la normale, mais qui ne représente que 1,8 % des emplois. Or, combien de travailleurs sont habitués à se démener avec un sous-effectif bien plus important sans que le patronat s’en préoccupe ? Pas de quoi menacer la reprise, en tout cas, ni fournir un emploi aux 4,5 millions de chômeurs recensés par l’Insee (chômeurs officiels ou « halo1 ». Dans sa note de conjoncture début septembre, l’Insee reste d’ailleurs prudent. L’institut indique que « les tensions sur les recrutements tendent à progresser », tout en indiquant que si, en juillet, environ 15 % des entreprises de l’industrie et des services et 40 % de celles du bâtiment se déclaraient « limitées dans leur production par l’insuffisance de personnel », ces proportions restent en fait inférieures à 2018-2019.

Pourquoi certains patrons peinent-ils à recruter ?

Le phénomène est donc largement exagéré par le patronat. Pour autant, certains secteurs peinent effectivement à recruter. Mais à qui la faute ? Au plus fort de la crise, lors du premier confinement du printemps 2020, le patronat a détruit plus de 700 000 emplois en un temps record. Certes, le chômage partiel a limité la casse en faisant peser la baisse d’activité sur les caisses publiques. L’objectif était justement de garder les salariés en réserve pour éviter les difficultés de réembauche au moment de la reprise.

D’ailleurs, la situation apparaît nettement plus compliquée aux États-Unis, où ce dispositif n’a pas existé, avec 8,7 millions d’offres d’emploi non pourvues, soit plus que le chômage officiel. On y constate par ailleurs que de nombreuses personnes ont quitté le marché de l'emploi et ne cherchent plus activement un emploi. En fait, certaines entreprises américaines ont reçu des fonds publics pour garder leurs salariéEs et être prêts pour la reprise, mais qu’elles ont surtout utilisées pour maintenir les profits. C’est le cas des compagnies aériennes, qui ont touché 54 milliards de dollars, mais se montrent aujourd’hui incapables d’assurer tous leurs vols faute d’effectifs suffisants, au point de faire rouspéter quelques sénateurs démocrates, qui font mine de demander des comptes.

Mais quid, en France, des milliers de précaires dont les contrats n’ont pas été renouvelés, ou qui travaillaient au noir, et des embauches gelées pendant des mois ? Ou des secteurs, comme la restauration qui panachent bas salaires, précarité et conditions de travail insupportables ? Fallait-il que les travailleurs attendent l’arme au pied que leurs anciens patrons veuillent bien les reprendre dans un avenir incertain ? Qui peut s’étonner que ces travailleurs, après avoir trouvé une solution alternative, ne se précipitent pas pour revenir travailler dans des secteurs payés au lance-pierre, avec des horaires ou des conditions de travail les plus contraignants.

Les reportages n’ont pas manqué sur ces salariéEs, notamment de la restauration, qui ont « profité » du chômage partiel pour se reconvertir. Ils oublient souvent tous ceux pour qui cela n’a en rien été un choix, mais une obligation pour vivre. Malheureusement, pour eux, il n’est pas sûr que les solutions trouvées soient très durables. Beaucoup se sont tournéEs vers des secteurs qui ont connu un essor avec la crise sanitaire, tels que la livraison à domicile et la vente à distance. Cela a conduit à un boom du nombre de micro-entrepreneurs, qui sont 650 000 à avoir nouvellement adopté ce statut entre août 2020 et août 2021, soit 41 % de plus que l’année précédente. Les plateformes de livraison de repas ont d’ailleurs profité de cet afflux pour baisser le prix des courses, malgré le boom des commandes avec les confinements. La France n’est pas le seul pays où de telles reconversions ont eu lieu. En Allemagne, unE employéE sur six de l’alimentation et de l’hôtellerie aurait quitté le secteur, selon leur syndicat. Ces salariéEs se seraient orientéEs vers la logistique (notamment Amazon) ou le commerce.

Les difficultés d’embauche restent très variables d’un secteur à l’autre. Certaines entreprises continuent à supprimer des emplois, comme dans l’automobile, en pleine réorganisation, ou dans tout ce qui touche au transport aérien et au tourisme, encore en berne. D’abord sont viséEs les intérimaires et prestataires, bientôt ce sera le tour des CDI…

Et si la livraison, la logistique, les services à la personne ou le nettoyage ne recrutent pas aussi vite qu’ils le souhaiteraient, c’est aussi que tous cherchent à recruter en même temps. Il y a donc un effet d’embouteillage : les demandeurs d’emploi privilégient d’abord les offres qu’ils jugent meilleures, mais beaucoup devront se rabattre sur les emplois précaires qui restent. C’est en tout cas ce qu’espère le patronat, qui pourrait voir ses difficultés s’atténuer rapidement, contrairement aux chômeurs/ses.

Un discours hypocrite

Au-delà des aléas de court terme, le discours sur les difficultés de recrutement n’est pas nouveau. Le patronat accuse tantôt l’insuffisance de la formation, tantôt des allocations chômage « trop généreuses ». Pourtant, ce sont bien plus souvent les conditions posées par les employeurs que le manque de candidatEs à l’embauche qui bloquent les recrutements. Les quatre principales causes des difficultés de recrutement citées par le patronat sont les profils « inadéquats » (75 %), les conditions de travail (32 %), le manque de moyens financiers (23 %) et le « déficit d’image » (18 %)2. Ils pourraient aussi citer les conditions d’emploi, quand, parmi les intentions d’embauches pour 2021, à peine 43 % sont en CDI et 36 % en CDD de moins de 6 mois. Quant au refus des candidats, il est basé en premier lieu sur le sempiternel « manque d’expérience », mais aussi sur un manque supposé de « motivation », évoqué par 58 % des employeurs disant avoir eu des difficultés de recrutement en 2020, avant même l’insuffisance de formation.

Bien des patrons prétendent avoir des difficultés à recruter, alors qu’ils organisent eux-mêmes le sous-effectif. Dans la santé, par exemple, certains soignants fuient les hôpitaux publics, justement parce qu’il manque du monde et que le travail en devient insupportable. La solution aux difficultés d’embauche, c'est justement plus d’embauches ! La Poste est aussi rodée au double discours, regrettant de ne pouvoir trouver assez de monde pour combler les postes vacants, mais passant son temps à mettre à la porte des salariés en intérim, CDD ou alternance qui voudraient bien rester.

Le bâtiment aussi ne manque pas de bras, malgré un discours récurrent sur la pénurie de main-d’œuvre. Le sociologue Nicolas Jounin a pointé du doigt l’hypocrisie de ce discours patronal, qui vise à délégitimer des travailleurs immigrés (souvent sans-papier) largement employés dans le secteur3. Ces travailleurs/ses ne seraient que des « expédients » faute de mieux… et donc illégitimes à revendiquer sur les salaires et les conditions de travail et illégitimes à un emploi stable.

Quand le patronat met en avant des difficultés à recruter, il s’agit donc de lui demander des comptes : sur la réalité de ces difficultés, mais aussi sur l’insuffisance des salaires et les conditions de travail.

Dans ce contexte, est-ce que le prix de la force de travail, c’est-à-dire les salaires, va s’envoler ? C’est en tout cas ce que semble craindre le patronat. Le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, a alerté sur France Info : « il y aura forcément des augmentations [de salaires] assez significatives l’an prochain ». Du côté du gouvernement, la ministre du Travail, Élisabeth Borne, pousse les différentes branches professionnelles à négocier des revalorisations salariales, notamment pour les salaires en dessous du Smic, qui n’aideraient pas, selon la ministre, à « l’attractivité » des métiers concernés. Le gouvernement lui-même affiche une hausse du Smic de 2,2 % au 1er octobre 2021, soit 35 euros brut.

Mais derrière tout ça, beaucoup de poudre aux yeux. D’une part, la hausse du Smic ne fait que répercuter l’inflation officielle depuis novembre 2020, comme prévu par le Code du travail. Ce qui est bien insuffisant quand les prix des produits de première nécessité (alimentation, gaz, électricité) flambent. Aucun gain réel pour les travailleurs au Smic donc. D’autre part, le patronat reste en deçà de cette inflation dans les négociations de branche en cours. Dans le secteur de la propreté, l’un des plus mal servis côté salaire, comme en conditions de travail, le patronat propose tout juste une hausse de 1,6 % du salaire de base. Dans l’hébergement-restauration, les représentants patronaux, reçus avec les syndicats par la ministre du Travail le 17 septembre, sont plus prompts à réclamer de nouveaux allègements fiscaux et des baisses de cotisations sociales qu’à proposer des augmentations de salaires ou à revoir les conditions de travail et les horaires.

Plus que sur des hausses de salaires, le patronat mise sur la pression à l’encontre des chômeurs pour « attirer » de la main-d’œuvre et embaucher à meilleur tarif. Ce n’est pas un hasard si cette complainte sur les difficultés d’embauche et les offres d’emplois qui se multiplieraient survient au moment précis où il s’agit de mettre en œuvre la réforme de l’assurance chômage, reportée une première fois par le Conseil d’État car jugée trop violente en période de crise.

Les travailleurs ne peuvent compter sur une pénurie de main-d’œuvre supposée pour espérer voir leurs conditions s’améliorer d’elles-mêmes. Seul un rapport de forces construit collectivement changera réellement la donne.

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