26 octobre 2021

Ces connexions au cœur de l’État qui font monter en puissance les groupes français de la santé privée

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Le secteur privé lucratif des maisons de retraite et des cliniques monte en puissance dans le domaine de la santé en Europe. Un lent processus de privatisation, associé au vieillissement de la population européenne, a ouvert un nouveau marché prometteur en termes de profits.

Un marché de plus en plus dominé par une poignée d’entreprises de plus en plus grosses. Une grande partie de ces multinationales sont… des groupes français : Korian, Orpea, DomusVi, Colisée, Vivalto Santé ou Elsan. Ils se sont lancés en partie grâce aux connexions privilégiées de leurs fondateurs avec la haute administration.

Comme pour d’autres champs de la privatisation des services publics en Europe (télécoms, services postaux, chemins de fer…), ce sont généralement les entreprises basées dans les pays européens les plus importants en termes de population (France, Allemagne, Espagne, Italie…) qui parviennent à s’agrandir et acquièrent rapidement des entreprises concurrentes plus petites. Ces groupes ont un marché intérieur plus large qui leur donne la force de frappe financière nécessaire pour se placer parmi les gagnants du marché unique. Ce phénomène se répète dans le domaine du soin.

La santé, exemple du « modèle français de privatisation »

La montée en puissance du secteur privé dans la santé est le dernier épisode d’une histoire plus longue, « celle du modèle français de privatisation ». Ce n’est pas un accident si certains des grands groupes de santé privés lucratifs et ses cadres ont été associés, tôt dans leur carrière, aux ancêtres de Veolia et Suez, les champions français de la gestion privatisée de l’eau et des déchets. La santé, l’eau, les déchets, sont à la base d’un même « business model » : faire de l’argent avec une source de revenus sans risque car provenant de la gestion d’un service public de base largement subventionné, directement et indirectement, par les autorités publiques.

Plusieurs entreprises françaises ont tendance à raconter leur propre récit : celui d’entrepreneurs visionnaires qui auraient été en avance sur leur temps, comprenant avant tout le monde qu’un besoin grandissant apparaissait, pour de nouvelles maisons de retraites par exemple. Eux seuls auraient eu les compétences nécessaires pour transformer cette vision en réalité. « L’histoire du Groupe a toujours été animée par l’ambition de déployer un modèle efficient et innovant du soin », vante par exemple Elsan, entreprise de cliniques privées fondée en 2015. La réalité est plus nuancée : nombre de ces groupes ont été fondés ou sont toujours dirigés par des hommes d’affaires ou des médecins devenus millionnaires. Leur compétence est d’abord d’avoir su se servir de leurs connexions personnelles avec des fonctionnaires haut placés et des agences gouvernementales.

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Le rôle de la Caisse des dépôts et consignations et de Veolia

La Caisse des dépôts et consignations, une institution financière publique, et le groupe Veolia (duquel la Caisse des dépôts est un actionnaire majeur), ont été des facilitateurs clés de l’émergence et de la montée en puissance de ces groupes privés français. Devenus très profitables, ils sont désormais détenus par plusieurs fonds d’investissements internationaux.

L’histoire de la privatisation du soin en France commence dans les années 1980. C’est à ce moment que les premiers grands groupes privés lucratifs de maisons de retraites et de cliniques se créent. En 1987, la Compagnie générale des eaux lance l’entreprise de cliniques privées Générale de Santé. En 1989, Jean-Claude Marian, neuropsychiatre, crée Orpea, aujourd’hui l’un des plus grands groupes de maisons de retraite en Europe, également présent dans les cliniques privées psychiatriques et de rééducation. De 1989 à 1995, l’entreprise s’est développée en France par la création d’une cinquantaine de maisons de retraite. Orpea est entré en bourse en 2002. Ces entreprises ont connu une série continue de fusions et restructurations qui ont donné naissance aux multinationales d’aujourd’hui.

Dans les années 1990, le secteur était dominé par trois entreprises, Alphamed, Générale de santé (devenue ensuite une filiale de Veolia) et Clininvest (devenue une filiale de Suez). Ces trois entreprises ont depuis été rachetées, en plusieurs étapes, par Ramsay Santé, pendant que Suez et Veolia se désinvestissaient du secteur. Un autre acteur clé, Vivalto Santé, a été fondé par Daniel Caille, passé par la Générale de Santé, Générale des eaux puis leur maison-mère, Veolia.

L’École polytechnique, berceau des patrons des groupes privés de santé

Daniel Caille est ensuite parti travailler pour diverses institutions financières en lien avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC), comme La Banque postale ou Dexia Crédit local. Sans surprise, l’homme a réussi à convaincre en 2015 la CDC de devenir un actionnaire majeur de son groupe, Vivalto Santé, aux côtés du fonds souverain d’Abu Dhabi Mubadala, partenaire traditionnel de la Caisse des dépôts.

À la Banque postale, Daniel Caille travaillait sous la supervision de Martin Vial, un haut fonctionnaire aujourd’hui à la tête de l’Agence des participations de l’État (l’agence en charge de gérer l’actionnariat de l’État français dans des grandes entreprises). En plus de son emploi de haut fonctionnaire, Martin Vial possède aussi une entreprise spécialisée dans l’assistance aux personnes âgées, Premium Care.

Daniel Caille a fait ses étude à l’École polytechnique et à l’École des Ponts et Chaussée, deux des grandes écoles françaises parmi les plus prestigieuses, qui produisent une grande partie des leaders politiques et d’entreprises en France. L’un des concurrents directs de Daniel Caille, l’ancien patron et toujours président du conseil d’administration du groupe Elsan, Jérôme Nouzarède, a été formé aux mêmes écoles.

Une image similaire peut être dessinée pour le secteur privé lucratif des maisons de retraite. Christine Jeandel, aujourd’hui présidente du groupe Colisée, a commencé sa carrière à la CDC, avant de devenir la manager du groupe Medica, une filiale de la CDC spécialisée dans les maisons de retraite… Elle a perdu cette position quand Medica a fusionné avec Korian en 2014. Christine Jeandel, est alors partie chez le concurrent.

Le fondateur du groupe DomusVi, Yves Journel, est aussi passé par la Générale de Santé quand l’entreprise faisait partie de Veolia. Il s’est lancé dans le business du soin aux personnes âgées avec une coentreprise en partenariat avec son ancien employeur, Générale de Santé.

Dernier exemple : Meridiam donne une autre illustration frappante des connexions à l’œuvre derrière la montée en puissance du soin privatisé. C’est un fonds d’investissement créé et dirigé par Thierry Déau, lui aussi ancien employé d’une filiale de la CDC. Ce fonds est longtemps passé sous les radars, jusqu’au jour où il a émergé comme candidat clé pour acquérir le groupe Suez après la proposition de rachat faite par le concurrent de Suez, Veolia, fin 2020.

Nouveau dans le secteur de l’eau, Meridiam est déjà spécialisé dans les partenariats public-privé (PPP) et détient des parts minoritaires dans des aéroports, des autoroutes et des centrales électriques à travers le monde. Il gère aussi plusieurs hôpitaux, construits grâce à des PPP financés par des institutions publiques, ou rachetés à d’autres entreprises, dont récemment à l’espagnole Acciona. Les anciennes connexions qui ont fait monter les géants d’aujourd’hui du soin privatisé produisent toujours leurs effets.

Olivier Petitjean

Photo : ©Julie Sebadelha, tiré de la série « Bains de soleil dans un Ehpad ».

Carte : Elsa Delmas, Sébastien Franco

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