30 juillet 2021

La modernité liquide

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Le Dr Franz Luntz, sondeur américain, après une méga série de sondages et de groupes de discussion aux États-Unis et en Grande-Bretagne, a averti sans ambages que les guerres culturelles woke sont en passe de devenir la plus grande source de clivage dans la politique britannique – comme elles le sont déjà aux États-Unis. Certains diront que la Grande-Bretagne n’est pas l’Europe (post-Brexit). Mais ceux qui s’accrochent à cette bouée de sauvetage se font sûrement des illusions. Les jeunes Européens sont accros aux écrans et aux médias sociaux (principalement américains).

Le clivage woke-populiste était le point central de Luntz (bien que la définition du populisme fasse défaut – défini comme étant simplement « non woke »). Son analyse a retenu l’attention. Cependant, parmi les 3 000 entretiens sur lesquels l’enquête était basée, il y a une face cachée relativement moins remarquée ; elle est aussi importante – peut-être même plus importante – que sa thèse principale.

Elle montre que les électeurs britanniques en ont autant assez des entreprises que des hommes politiques (qu’ils considèrent avec mépris comme des mercenaires égoïstes). Ils rejettent l’ethos centré sur l’argent des entreprises et sur Wall Street ; ils n’apprécient pas la grande disparité des richesses, et les jeunes considèrent le capitalisme comme un gros mot : être capitaliste, c’est mettre une grosse cible rouge « X » sur son front. Voir cette interview vidéo.

Concentrez-vous sur ces trois « points à retenir » – ils sont étonnants : premièrement, en réponse à la déclaration : « Quand je regarde les dirigeants d’entreprise et la façon dont ils nous traitent, je me dis qu’ils sont tous à chier », 77 % des personnes interrogées sont soit d’accord, soit neutres – et seulement 23 % ne sont pas d’accord.

Deuxièmement, moins de la moitié du pays (43 %) se sent « investie » dans le Royaume-Uni. Pire encore, seuls 27 % ont le sentiment que le Royaume-Uni est investi en eux. « C’est le résultat le plus alarmant, car il laisse présager des temps difficiles », avertit M. Luntz.

Troisièmement, « l’élément central du populisme et du wokenisme est que les systèmes économiques et politiques (et les personnes qui les dirigent) sont en place contre vous, quoi que vous fassiez » (Luntz). Les deux camps utilisent cette même rhétorique hostile l’un contre l’autre. La perception d’un système truqué existe déjà chez plus d’un tiers de la population.

Il existe une différence marquée entre les générations. Les personnes âgées restent relativement épargnées par ces nouveaux courants qui tourbillonnent dans leurs sociétés, mais une proportion significative de jeunes (disons de moins de 50 ans) – tourne le dos au système, et à leur pays. 22% des électeurs pensent que la Grande-Bretagne les a laissé tomber. 37% des électeurs ont déclaré que le Royaume-Uni était « institutionnellement raciste et discriminatoire ». Moins de la moitié de la population (44%) pense que la prochaine génération aura une meilleure qualité de vie qu’elle.

Et vous pensez que, lorsque la pandémie se retirera et que l’économie s’ouvrira, nous reviendrons à « l’ancienne normalité » ? Vous pensez que lorsque l’économie d’entreprise redémarrera, le facteur « bien-être » populaire augmentera ? Pas du tout. Dites adieu à l’« ancienne normalité ». La foi dans la démocratie elle-même est au plus bas. Lorsque 70 % de la population pense que ses représentants font de la politique soit pour eux-mêmes, soit pour leur parti, vous avez un problème. Mais lorsque les électeurs pensent qu’ils sont soit « ignorés », soit « non pertinents », soit les deux, c’est la crise.

Nous avons donné aux gens 18 descriptions différentes de ce que font ressentir les leaders économiques britanniques au peuple. Résultat : huit des dix premiers choix étaient des attributs négatifs, avec en tête « déçu » et « ignoré ». Nous avons ensuite posé une question simple sur ce dont le public pense que les dirigeants économiques et commerciaux britanniques se soucient le plus. Les quatre premiers résultats étaient résolument négatifs. « Le profit prime sur les gens », « Les actionnaires passent en premier, pas les gens ordinaires », « Rémunération excessive des PDG et des dirigeants » et « Éviter de payer des impôts ».

Que veulent les jeunes générations ? Leur réponse à la question : « Quel est l’objectif le plus important du gouvernement ? » devrait nous indiquer précisément de quel côté souffle le vent : protéger les plus pauvres, les plus faibles et les plus vulnérables est le premier objectif. Quand entendez-vous de tels messages de la part des élites politiques européennes ? « Qu’ils aillent se faire foutre [les élites politiques] », telle est la réponse massive des électeurs à leurs dirigeants, avec seulement 20 % de désapprobation.

Vous ne le voyez pas ? Vous pensez que ce sera le temps des cabarets, style années 1920, lorsque l’économie sera pleinement ouverte et que nous ferons tous la fête ?

Les recherches de l’Institute of Economic Affairs (IEA) confirment les conclusions de Luntz selon lesquelles les jeunes sont profondément hostiles au capitalisme et ont une vision positive des alternatives socialistes : 67 % disent qu’ils aimeraient vivre dans un système économique socialiste ; 75 % sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle le changement climatique est un problème spécifiquement capitaliste ; 78 % accusent également le capitalisme d’être responsable de la crise du logement en Grande-Bretagne.

L’IEA suggère que ses propres conclusions devraient servir de « signal d’alarme » aux partisans de l’économie de marché. Luntz rapporte que le mot « capitalisme » lui-même est devenu « un désastre » – ses sondages et ses groupes de discussion montrent que ses connotations sont toutes uniformément négatives. Cette hostilité explique peut-être en partie le paradoxe qui trouble les prévisionnistes des banques américaines qui se demandent pourquoi les offres d’emploi non pourvues explosent, alors que le chômage reste élevé. Se pourrait-il que ceux qui sont actuellement au chômage se disent tout simplement « au diable ces emplois » – du moins tant que les chèques de « relance » de Biden continuent ? Beaucoup en ont assez des conditions de travail d’employeurs comme Amazon.

Les convulsions internes des États-Unis, cependant, sont une chose. Mais l’implosion de la confiance sociale, et maintenant de la sécurité personnelle aux États-Unis (suite à la campagne de « démantèlement de la police »), se propagent dans le monde entier. Si la précarité de notre époque – aggravée par le virus – nous rend nerveux et tendus, c’est peut-être aussi parce que nous avons l’intuition qu’un mode de vie, un mode d’économie aussi, touche à sa fin. Si c’est le cas, dirait le Dr Luntz, notre intuition fait mouche.

La peur du bouleversement social sème la méfiance. Elle peut produire l’état spirituel qu’Émile Durkheim appelait l’anomie, c’est-à-dire le sentiment d’être déconnecté de la société, la conviction que le monde qui nous entoure est illégitime et corrompu, que nous sommes invisibles, que nous sommes un « numéro », l’objet impuissant d’une répression hostile imposée par « le système », le sentiment qu’il ne faut faire confiance à personne.

Les gens vivent aujourd’hui dans ce que le regretté sociologue Zygmunt Bauman a appelé la modernité liquide. Tous les traits de caractère qui vous étaient autrefois attribués par votre communauté sont aujourd’hui redéfinis par la doctrine wokeniste, en fonction de votre apparence – et selon des catégories fixes – sans tenir compte de votre conscience de vous-même, de votre propre éthique, de votre sexe biologique, de votre éducation, de vos mérites humains – et du lieu et des liens associés à votre appartenance historique.

La biologie ne s’applique plus. Votre genre n’est pas ce que vous pensiez : il est liquide, et peut (et peut-être doit) être changé. Vous êtes « blanc », donc suprématiste ; vous êtes « blanc », donc raciste ; de l’élite – donc privilégié.

Le wokenisme remet radicalement en question le système : « Vous n’avez pas réussi par vos propres efforts ou mérites. Vous avez réussi en vertu de votre seule identité visible. Cette identité remonte à des centaines d’années et repose précisément sur des opportunités délibérément refusées aux autres. Par conséquent, tout semblant de succès que vous avez eu dans la vie est illégitime. Il n’est pas mérité. Et il est juste de vous le prendre. Le wokenisme est vraiment hostile à l’histoire, à la culture et à la tradition. Ils ne les respectent pas – et ils insistent sur le fait qu’ils ont raison. Il n’y a pas de débat possible ».

Luntz conclut : « Si vous devenez wokeniste, vous rejetez tout ce qui vous entoure. Vous rejetez le succès des autres. Vous les identifiez par leur apparence, plutôt que par ce qu’ils ont accompli – et je suis si pessimiste – à cause de la combinaison du wokenisme, des médias sociaux et de la politique : la politique divise le pays ; elle cherche à armer le langage du wokenisme – et les médias sociaux vous permettent de le diffuser. La situation s’aggrave aux États-Unis, elle s’aggrave ici [au Royaume-Uni]. Ce n’est pas ce que vous voulez, mais ça arrive quand même. Il n’y a pas de vaccin pour l’arrêter ».

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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