08 mars 2021

Ayn Rand et Atlas Shrugged

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Nous vivons un moment crucial où toutes nos institutions sont remises en cause et où un véritable schisme est en train de se produire entre gouvernants et gouvernés.

Nommer une réalité n’est pas expliquer cette réalité, mais juste la constater.

Et du coup, ceux qui veulent des explications sont allés chercher Tocqueville, Aldous Huxley ou George Orwell, et ces trois noms apparaissent à juste titre dans de nombreux articles ou publications rédigés par des commentateurs qui cherchent des explications à ce phénomène qui devient de plus en plus évident.

  • Tocqueville, suivant en cela Aristote qui détestait la démocratie a expliqué comment le passage de l’aristocratie à la démocratie impliquait l’émergence de ce qu’il appelait une tyrannie « molle » qui n’aurait qu’un but : Couper les têtes qui dépassent, ne laissant aux citoyens comme possibilité que de vivre des vies totalement contrôlées et centrées sur des plaisirs médiocres que chacun craint de perdre s’il venait à déplaire au tyran, et cette analyse se vérifie tous les jours. La grande originalité de Tocqueville ne consiste donc pas à avoir prédit que la dictature suit toujours la démocratie puisque c’est ce qu’avait dit Aristote bien avant, mais que cette dictature serait « molle » et bénéficierait du soutien de la population.
  • Huxley, quant à lui, dans « le Meilleur des Mondes », accepte que la démocratie a perdu et que le gouvernement est tombé dans les mains d’une classe assez peu définie mais qui, grâce à la science a réussi à modifier la nature humaine dès avant la naissance, la conception et la gestation ayant lieu dans des éprouvettes ce qui  permet de scinder la population en cinq classes: Au sommet les alphas, puis les bêtas …etc…  Et tout en bas les deltas, tous formés biologiquement pour remplir des tâches bien précises en fonction de leur numérotation. Et pour faire tenir tout ce petit monde tranquille, si l’un d’entre eux a le blues, « on » lui file un produit euphorisant et abrutissant, le Soma qui lui permet de se sentir mieux. Toute ressemblance avec la situation actuelle est évidemment fortuite.
  • Le dernier, Orwell nous annonce dans son livre « 1984 », l’arrivée au pouvoir de « Big Brother », que personne ne connait, mais qui surveille tout le monde de près et qui, grâce au contrôle total du monde technique, politique et médiatique dont il dispose, s’assure de la maitrise du « Logos » en inventant la ‘’Novlangue » où les mots veulent dire le contraire de leur acceptation courante : liberté veut dire esclavage, paix veut dire guerre, information libre veut dire censure, démocratie veut dire dictature … Toute similitude avec nos GAFA, encore une fois, ne peut être que le fruit du hasard.

Et tous les commentateurs, qui tous savent utiliser Google, de nous faire passer de Tocqueville à Huxley puis à Orwell pour nous expliquer ce qui est en train de se passer en espérant nous faire croire qu’ils ont lu et médité ces grands auteurs.

Et donc, pour contribuer à cet effort d’éducation des masses, je vais me permettre d’ajouter un autre géant intellectuel au groupe de ceux qui ont vu tout arriver.

Et dans ce cas précis, ce sera une géante, du nom de Ayn Rand, dont très peu de gens ont entendu parler en France mais qui a écrit à la fin des années 50 LE livre qui a eu le plus d’influence sur une majorité d’américains après la Bible, ‘’Atlas Shrugged ».

Et ce livre qui fut un immense succès mondial ne fut traduit en Français sous le nom de « La Grève » qu’il y a une dizaine d’années tant il dégoutait la classe intellectuelle française (Emmanuelle et moi avons rencontré la traductrice un peu avant la parution en France et je crois qu’Emmanuelle en a fait une recension sur l’IDL, mais du diable si je me souviens quand).

Atlas Shrugged est une œuvre bien étrange.

  • D’abord par sa taille, car il doit compter au moins 1300 pages.
  • Ensuite par le fait que madame Rand n’a guère de bonheur d’écriture. Le style est plat et convenu.
  • Enfin par le fait que ses personnages, à l’exception d’un ou deux personnages secondaires, ont une profondeur psychologique extraordinairement sommaire qui rappelle fâcheusement Zola.

Et pourtant, si vous commencez à le lire, vous ne pouvez pas le lâcher tant les thèses qui y sont développées surprennent et choquent, tout en apparaissant comme parfaitement justifiées par les expériences que chacun a pu faire tout au long de sa vie.

Pour ceux qui veulent en savoir plus sur Ayn Rand sans trop se fatiguer, je conseille de lire la note sur https://www.wikiberal.org/wiki/Ayn_Rand qui est plutôt bien faite.

Et quelles sont ces thèses que je vais essayer de résumer au risque de les trahir ?

L’histoire se passe aux USA dans les années cinquante et le pays est gouverné par des gens qui se disent altruistes et recherchent l’égalité au nom du bien commun.

Et cette tentative amène à un désastre humain et économique inouï, et il ne peut pas en être autrement.

Le livre raconte l’opposition totale entre la classe des dirigeants de l’Etat et la classe des créateurs, la classe dirigeante faisant tout pour empêcher les créateurs  d’émerger, au nom de la sacro-sainte-égalité et de l’altruisme (le principal ennemi intellectuel de madame Rand,  dont elle attribue l’émergence à Kant qu’elle vomit, alors qu’elle adore Aristote qui lui observe la réalité sans porter de jugement de valeur).

La thèse centrale est que l’égoïsme de chacun fait le succès de tous et que le soi-disant altruisme des dirigeants fait a chaque fois le malheur de tous.  Et pour illustrer cette thèse, le livre raconte l’histoire de plusieurs créateurs (la principale héroïne est une femme) qui se battent contre une société qui ressemble fâcheusement à celle qu’annonçait Tocqueville et qui décident à la fin de faire grève (d’où le titre en français) et de se retirer tous ensemble dans une espèce d’abbaye de Thélème dans les Montagnes Rocheuses où ils rejoindront John Galt, leur héros mythique, qui les appelle à la grève depuis longtemps. (« Mais qui est John Galt » est le cri de guerre des entrepreneurs tout au long du livre).

Et le retrait de toute activité de cette minorité minuscule entraîne l’effondrement de la société tout entière.

Et ce qu’il y a de fascinant dans toute l’œuvre d’Ayn Rand (fort abondante) c’est l’incroyable capacité qu’elle a de dérouler une logique implacable pour montrer que la recherche de l’égalité centrée sur de multiples contraintes imposées aux créateurs finit toujours en désastre. Et cette capacité repose sur l’axiome central de la pensée Randienne : « Ma philosophie conçoit essentiellement l’Homme comme un être héroïque dont l’éthique de vie est la poursuite de son propre bonheur, la réalisation de soi son activité la plus noble, et la Raison son seul absolu. »

Elle a d’ailleurs fondé une doctrine philosophique qu’elle appelait « l’objectivisme » et l’un de ses disciples fut Alan Greenspan, qui assista à son enterrement. Pour Ayn Rand, tout doit partir de l’acceptation de la réalité qui elle est purement objective et tout subjectivisme est forcément destructeur.

Si je devais définir cette philosophie, je dirais qu’elle est le symétrique exact du déconstructionnisme qui vit le jour en France, à peu près à la même époque.

Mais Ayn Rand a perdu cette bataille des idées contre le subjectivisme absolu né dans les années cinquante en France  puisque aujourd’hui chacun peut décider de ce qu’il est sans considération aucune de ce qu’il a reçu à la naissance.  (Voir mon interview de Mathieu Bock-Côté sur la chaîne de l’ID-Media)

L‘objectivisme a perdu et le subjectivisme qui professe que la réalité n’existe pas l’a emporté, voilà une réalité qu’il est de plus en plus difficile de nier. Et c’est parce que le subjectivisme l’a emporté que nos systèmes politiques sont en train de s’effondrer en Occident.

Mais ce qu’il y a de fascinant dans ses écrits, c’est tout simplement leur caractère prophétique.

Depuis que j’ai lu ce livre il y a une quarantaine d’années, je ne peux m’empêcher de penser a tout ce qui se passe depuis en France, en Europe et aux USA tant l’évolution des événements dans tous ces pays fait irrésistiblement penser à ce qui se passait dans le livre.

  • Lentement mais sûrement tout se déglingue.
  • Le niveau intellectuel moyen s’effondre avec l’éducation.
  • Les médias deviennent le repère des esprits asservis et hurlent avec les loups.
  • Dans le livre, les chemins de fer, les aciéries, les sociétés industrielles, gérés par les syndicats et des incompétents cessent d’investir. Les tunnels s’effondraient au passage des trains, faisant de nombreuses victimes, les dirigeants étant responsables mais non coupables.
  • Le centre des villes se désertifiaient tandis que dans les campagnes la pauvreté la plus absolue régnait…
  • Les pannes d’électricité étaient constantes.
  • L’anomie gagnait la société entière tant le nombre de lois et de règlements empêchait toute initiative.
  • La monnaie, devenue un instrument étatique, ne valait plus rien, la criminalité explosait…

Constater l’effondrement de l’éducation et le déclin des transports en commun, remplacer les chemins de fer par les hôpitaux et la mort des aciéries par la disparition de l’industrie et le parallèle entre la société française d’aujourd’hui et le livre devient criant de vérité.

Beaucoup ont comparé Rand et son entrepreneur de génie au surhomme de Nietzsche et là, je ne suis pas capable de juger n’ayant jamais rien compris à Nietzsche en particulier et à la philosophie allemande en général.

Mais instinctivement, je ne suis pas d’accord. Ayn Rand me semble déifier la Liberté Individuelle et non pas le Pouvoir sur les autres, mais je peux me tromper.

En revanche, ce qu’elle dit me fait beaucoup penser à Pareto et Schumpeter.

Commençons par Pareto : Dans un pays, 80 % de la richesse créée l’est par 20 % des citoyens (Loi de Pareto). Si le système politique s’attache à empêcher les créateurs de créer, alors l’effondrement est inévitable. La question devient donc : mais pourquoi le système politique voudrait-il empêcher ces gens de créer ?

La réponse nous est fournie par Schumpeter dans son grand livre « Capitalisme, Socialisme et Démocratie ».

Le capitalisme, grâce à la destruction créatrice qui en est l’âme (autre mot pour le Darwinisme appliqué à l’économie) permet un développement foudroyant du niveau de vie général.

Cette hausse du niveau de vie amène à un immense développement de l’éducation, ce qui crée des hordes de « faux intellectuels ».

Grâce à l’institution de la démocratie, qui toujours suit l’arrivée du capitalisme, ces faux intellectuels réussissent à prendre le contrôle de l’Etat en promettant d’empêcher toute destruction créatrice, ce qui revient a détruire la classe entrepreneuriale et amène à la stagnation et a la pauvreté.

Ce que pensait Schumpeter, mais là je m’avance peut-être à tort, était sans doute que le capitalisme amenait à la démocratie mais était incompatible à terme avec le suffrage universel, alors que Milton Friedman pensait exactement le contraire. Hélas, il apparaît de plus en plus que Schumpeter avait raison et Friedman tort…

Comme les entrepreneurs seront toujours une minorité et que le caractère révolutionnaire de leurs actions les rendra toujours et partout impopulaires, il est fort à craindre en effet que le citoyen de base ne cherche à se venger dans les urnes de leurs succès dans l’économie.

Après tout et comme le dit le proverbe : « Ce n’est pas tout de réussir dans la vie, encore faut-il que vos amis échouent »

Et ici je vais me permettre une critique de l’œuvre d’Ayn Rand, et la voici.

Pour elle, l’entrepreneur est un peu un personnage parfait, incorruptible, que rien ne touche, une espèce de chevalier blanc défendant sans qu’il en ait même conscience, la veuve et l’orphelin.

Or ce n’est pas vrai.

Beaucoup d’entrepreneurs, arrivés à un niveau de rentabilité qui les satisfait, essaient de transformer leurs profits en rentes. C’est-à-dire qu’ils ne veulent plus prendre de risque.Et pour arriver à leurs fins, le plus simple est de prendre le contrôle de l’Etat et de passer du capitalisme pur et dur au capitalisme de connivence pour garantir leur rente en utilisant le monopole de la violence légitime, privilège essentiel de l’Etat.

Et le résultat final est le même : appauvrissement, colère des « petits » et à la fin révolution ou changement de régime.

C’est là ou nous en sommes avec les Gafa qui sont en train d’essayer de préparer pour nous tous un monde à la fois Tocquevillien (petits plaisirs octroyés par une tyrannie molle), Huxleyen (avec les races des maîtres, des contremaitres et des manants tous bourrés d’antidépresseurs), Orwellien (tout le monde sous surveillance constante et obligé de mentir constamment puisque tout écart de langage les dénonce immédiatement) et Randien (nos niveaux de vie et nos libertés s’effondreront en même temps).

Et c’est dans cette chute de nos niveaux de vie qu'annoncent aussi bien Rand que Schumpeter que réside l’espoir.

Dans le fond, parmi ces grands esprits, les seuls optimistes ont été Ayn Rand et Schumpeter, car, pour eux deux, l’absence de liberté amène automatiquement au retour vers la Liberté, une fois que chaque individu découvrira que c’est à lui et à lui seul de gérer son destin et la façon dont il faut vivre.

Les trois autres n’entrevoient pas la sortie du nouvel ordre qu’ils  annoncent.

Ayn Rand, pour conclure avec elle, nous dit de filer dans les montagnes du Colorado avec ceux qui pensent comme nous.

Dans le fond elle a sa solution : le monastère. C’est ce que sait l’Église depuis toujours, ce qui est un extraordinaire paradoxe puisque cette Institution a été fondée sur l’altruisme. Mais pour l’Église et pour Rand sans doute, l’altruisme se décide au niveau individuel et chacun se l’impose à soi même s’il le veut.  L’entrepreneur de Rand et le Saint de l’Église Catholique ont sans doute plus de points communs que ne le pensait Rand.

Pour le socialiste, le mystique, le subjectiviste il s’agit d’imposer aux autres, au nom du bien commun, ce qu’ils n’ont pas la moindre envie de faire et pour cela ils utiliseront la force de l’État et deviendront tyranniques.

Et je vais conclure avec une citation d’Ayn Rand « La foi des mystiques n’a jamais abouti à rien d’autre qu’à la destruction, comme vous pouvez le constater autour de vous une fois de plus. Et si les ravages occasionnés par leurs actes ne les ont pas incités à s’interroger sur leurs doctrines, s’ils prétendent être animés par l’amour alors qu’ils empilent des montagnes de cadavres, c’est parce que la vérité de leurs intentions est encore pire que l’excuse obscène que vous leur trouvez, selon laquelle ces horreurs sont au service de nobles fins. La vérité est que ces horreurs sont leurs fins. »

Charles Gave

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