Il est encore trop tôt pour le dire, mais il se pourrait que les élections américaines soient le début d’un nouveau « tournant » (au sens de « quatrième tournant« ). Bien sûr, ce qui se passe aux États-Unis est devenu le principal sujet de préoccupation de la plupart des gens ; mais même si cela aura des répercussions au cours de l’année à venir – peut-être de manière chaotique – les graines semées le 3 novembre, et après, nous amènent à un moment charnière : Le projet centralisateur du « wokedom » [le domaine des éveillés, NdT] progressiste en Amérique bleue [ceux ayant voté Biden, NdT] et dans l’Europe de Merkel, aura-t-il le « cran » de persévérer – ou ses dirigeants vont-ils se replier face aux crises qui approchent – et face à la colère publique qui en découle ?
Ce projet a trois axes principaux : centraliser les grandes technologies et les médias grands publics ; concentrer les technologies bancaires et financières au sein d’une banque centrale unique ; et centraliser la politique de Merkel en Europe, à la tête d’un empire prétendant occuper le « haut lieu de la morale ».
Ce qui a été si révélateur dans l’élection américaine, ce qui est si important après les quatre dernières années à Washington, c’est d’avoir mis de côté toute illusion de démocratie et d’avoir démontré sans détours que le vrai pouvoir est exercé par une clique de milliardaires. Les Européens, qui ne disposent que de peu d’informations indépendantes, pourraient être les derniers à le remarquer. Mais il est certain que la Chine, la Russie, l’Amérique latine – et le Moyen-Orient, qui a le plus souffert des occupations et guerres « morales » de l’Amérique et de l’Europe – en ont pris bonne note. Ils ne toléreront pas davantage les pressions morales européennes ou américaines.
Nous pouvons regarder en arrière et conclure que l’ère de l’après-2eme guerre mondiale a effectivement pris fin le 3 novembre.
Que s’est-il passé ? Pour la plupart des Américains, si on leur demandait ce qui faisait d’eux des Américains, ils marmonneraient probablement à propos de la Constitution, de ses premier et cinquième amendements, de son éthique fondatrice. Mais les tribunaux et les institutions américaines ont « évolué » sous l’influence d’un activisme qui modifie les anciennes règles pour y intégrer de « nouvelles valeurs ».
Même la Cour suprême, dont trois des juges ont pourtant été nommés par Trump, ne considère plus la Constitution comme un « contrat » établi entre les 50 États souverains. Le juge de dernière instance est désormais considéré comme étant l’opinion publique (tout du moins celle scénarisée et dirigée par Big Tech et les médias grand public). Les Américains qui épousaient encore cette notion traditionnelle d’identité ont découvert que tout cela n’était qu’un mythe. Ils ont le sentiment que leur propre création s’est retournée contre eux.
Puis les élections ; le mécanisme de la transition du pouvoir : la semaine dernière, Fox News a publié un sondage montrant que 68% des républicains pensent que l’élection a été volée au président Trump. Dans l’ensemble, 36 % des électeurs américains pensent qu’elle a été volée. Que l’on pense ou non qu’il y a eu une fraude électorale décisive, l’Amérique – l’Avatar de la démocratie – déballe sa longue tradition de fraude électorale et lave ce linge sale sous les yeux du public.
Peut-être que dans un an environ, l’Amérique aura son enquête. Elle conclura qu’il y a eu fraude, mais le président de l’époque, Biden, dira simplement aux Américains que les problèmes sont « réparés maintenant ». Qui le croira ?
Pour l’instant, Big Tech et les médias grand public se contentent de répéter les mots « aucune preuve » et de systématiquement supprimer ou de censurer les messages qui remettent cela en question. Ensuite, ils lavent, rincent et effacent tous ceux qui ne sont pas d’accord avec leur manière de considérer ce qui constitue les meilleurs intérêts des Américains en matière de santé, de pandémie ou de vaccination. On dit aux Américains qu’ils doivent s’y conformer, et détenir un certificat de vaccination pour le prouver. Mais obéiront-ils ?
Et les sorciers de la Banque centrale admettent – enfin – les distorsions économiques et sociales massives perpétuées par leurs politiques, et ils reconnaissent aussi qu’ils se sont jetés dans une impasse, ne leur laissant aucun outil pour en sortir. Ils ne peuvent que continuer à faire la même chose (jusqu’à ce que quelque chose se brise). Et quand ce sera le cas, les élites auront-elles « l’armure » nécessaire pour résister à la colère ?
Et, enfin, au sujet du pivot de l’UE : Perry Anderson, dans un article intitulé The European Coup [le coup d’État européen], passe en revue un livre écrit par un « vrai croyant » et initié de l’UE – van Middelaar (qui faisait partie du cabinet de Van Rompuy, le premier président à temps plein du Conseil européen) :
"Pendant soixante-dix ans", commence le livre, "les conditions favorables au miracle, c'est-à-dire une société libre, ont disparu de la vue" - alors qu'en Europe, on ne parlait que de croissance, d'éducation, de santé et autres, sans se soucier des questions primordiales que sont "l'État et l'autorité, la stratégie et la guerre, la sécurité et les frontières, la citoyenneté et l'opposition". Puis, soudainement, les crises se sont succédées : "les banques se sont effondrées, l'euro a vacillé, la Russie a attaqué l'Ukraine et annexé la Crimée, un grand nombre de personnes désespérées ont tenté de traverser l'Europe, et Donald Trump a tiré le tapis sécuritaire étasunien qui était sous les pieds du continent européen".
Il s’avère que la réponse à cet enchaînement de crises a effectivement suivi le scénario américain : « l’entrisme » de personnes partageant la même idéologie dans les institutions et les médias européens, ainsi que le mépris institutionnel des anciennes règles qui doivent maintenant être mises en conformité avec l’agenda progressiste de Bruxelles :
Les problèmes de la monnaie unique sont apparus en premier. La déclaration de Merkel selon laquelle "si l'euro échoue, l'Europe échoue" a été décisive, annonçant la montée en puissance de l'Allemagne dans l'Union. Les mesures qui ont suivi ont-elles respecté le traité de Maastricht ? Non, et c'est tant mieux. L'"Europe" l'a emporté sur Maastricht. Car les propos "apparemment naïfs" de Merkel cachaient une vérité rarement remarquée : "les États s'étaient engagés, à la fondation de l'Union, non seulement à respecter le droit de l'Union, mais aussi à maintenir l'Union en tant que telle. Dans les situations d'urgence, par conséquent, enfreindre les règles pourrait en fait équivaloir à être fidèle au contrat".
"La même chose vaut pour les mesures financières et politiques sévères prises par Berlin, Francfort et Bruxelles pour évincer les gouvernements faibles du sud de l'Europe, sévir contre le joueur Varoufakis et contourner le chantage de l'opposition britannique au pacte fiscal", selon M. van Middelaar. La responsabilité et la solidarité ont été "les mélodies fondamentales jouées par l'Union" pour éloigner l'Europe des "risques incalculables" d'un abandon de l'euro par la Grèce ...
Enfin, vint le double coup du Brexit et de Trump ... Ainsi, pour van Middelaar ... à ce moment machiavélien, l’Europe, selon la mémorable phrase de Merkel, s'est montrée capable de "prendre son destin en main". À Paris, Macron s'est avancé au son de l'"Ode à la joie" et l'UE s'est unie derrière la détermination à punir la Grande-Bretagne pour sa désertion. Sa position est parfaitement rationnelle : "Pour parler franchement, il ne serait pas dans l'intérêt de l'Union que les choses se passent bien dans le Royaume-Uni de l'après-Brexit... Donald Tusk donne donc à l'Irlande un droit de veto sur le processus de retrait, Bruxelles soutenant fermement Dublin. Mais c'est surtout l'éveil de la puissance décisive de l'Allemagne aux enjeux en question qui a fait du Brexit l'heure de gloire de l'Union".
Le livre de Middelaar conclut que, en son temps, l’usine à règlements qu’est la Commission Européenne avait fait un travail remarquable en révélant au grand public « combien il est difficile d’échapper à ses griffes ». « Pourtant – bien qu’elle ait conservé techniquement le monopole de l’initiative législative – ce rôle est maintenant passé au Conseil (des ministres) de l’UE. Pour que les États membres puissent offrir à leurs peuples un rôle puissant dans le monde, une « émancipation de l’exécutif » de l’Union était vitale » (c’est nous qui soulignons).
Le Conseil s'occupe des "affaires de Chefs d’État" - c'est-à-dire de la haute politique, et non de la basse réglementation - lors de sessions à huis clos. Les 28 chefs de gouvernement s'y interpellent par leur prénom et peuvent se retrouver à prendre des décisions qu'ils n'avaient jamais imaginées auparavant, avant de se réunir pour une "photo de famille" radieuse devant les caméras du millier de journalistes réunis pour entendre la nouvelle, dont la présence rend "l'échec impossible", puisque chaque sommet (à une seule exception regrettable) se termine par un message d'espoir et de détermination communs. Flanqué de son fidèle "Eurogroupe" des ministres des finances et surtout de la Banque centrale européenne, "version monétaire du passage à la nouvelle politique de l'Europe" capable d'une action tout aussi décisive pour la défense de la monnaie unique, ce Conseil n'est pas un Conseil qui se pare du ruban académique de la simple légitimité. Ce qu'il porte maintenant, c'est quelque chose de plus ancien, de plus ferme et de plus capacitif - l'uniforme de l'autorité. (c'est nous qui soulignons).
Eh bien, grâce au « grand perturbateur » (Trump), comme David Stockman a l’habitude de l’appeler, de nombreux Américains en sont venus à penser que leur vote n’a aucune importance aux yeux de ceux qui gouvernent « le projet de centralisation » ; qu’on ne leur demandent pas leur avis et que tous les avantages reviennent à l’oligarchie. Ils se sentent privés de leurs droits – et sont en colère.
Mais ce qu’ils vivent de manière traumatisante, c’est la transition prévue entre la « politique des règles à suivre » et l’ère du consensus forcé – comme Middelaar l’a si fièrement décrit.
Le modus operandi de ce projet, en apparence dépolitisé, d’un progrès vers la centralisation, s’est cependant heurté au « rocher » imprévisible que fut Trump. Il a l’intention de continuer ; et de passer au travers de la « fraude » électorale.
Même si cela se passe après le 6 janvier (ou l’inauguration de Biden), il semble évident que Trump est déterminé à ce que les entrailles de l’élection – et toutes les empreintes digitales qui vont avec – soient ouvertes et mises à nu. Cette éventualité n’était pas du tout prévue dans le plan : Trump était censé, sous la pression, finir par céder. L’histoire est donc loin d’être terminée. L’élection et Biden personnellement sont délégitimés pour la moitié de l’Amérique : Le « barrage » médiatique réussira-t-il à retenir les eaux à ce niveau ?
Habituellement, ces « coups d’État » sont censés se dérouler dans le calme – avec des décisions présentées comme des nécessités « dépolitisées », imposées par une série d’urgences (la Covid étant l’exemple le plus évident) – ce qui fait que toute opposition est considérée comme « extrémiste », voire comme un « risque pour la sécurité » (comme dans le cas des anti vaccins).
Cependant, des risques sont liés au stratagème du « consensus coercitif » des plate-formes technologiques américaines et à la tactique similaire de Merkel qui consiste à déclarer les mesures « alternativlos » (traduction : sans alternative, ou TINA) – une formule favorite de Merkel. Cette stratégie du fait-accompli sans cesse répétée alimente le scepticisme du public : Le public l’interprète comme « tu prends ça et tu te tais » et sa colère augmente.
La politique américaine actuelle n’est pas seulement polarisée, elle est empoisonnée. Néanmoins, Merkel et l’Allemagne (ainsi que l’UE), dans un mouvement concerté, poursuivent leurs efforts ; se plaçant ainsi à l’avant-garde de ceux qui ont presque immédiatement félicité Biden pour son élection. C’est une pratique typiquement européenne : le leitmotiv de la dépolitisation est invariablement accompagné du mantra « solidarité et responsabilité ».
Le ministre allemand des affaires étrangères, Heiko Maas, a immédiatement accusé Trump de « verser de l’huile sur le feu » de manière irresponsable et de créer une situation de spirale descendante, pouvant mener à ce qui, selon la ministre de la défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, serait une « crise constitutionnelle ». Et Angela Merkel a qualifié le comportement de Trump d’« horrible ».
Pourtant, par son enthousiasme précoce pour la « victoire » de Biden, Merkel a ouvertement fait preuve de partisanerie européenne : Mais en s’adressant aussi ouvertement aux Démocrates, elle montre au monde que l’UE est un partenaire à part entière de l’État bleu, ce dont personne ne doute dans les pays non occidentaux. L’UE de Mme Merkel a suivi fidèlement les États-Unis en sanctionnant la Russie, la Syrie et d’autres pays. Elle a même profité de la politique de sanctions américaine pour montrer que l’UE occupe une position morale plus élevée (bien qu’elle ait participé à presque toutes les actions américaines).
Les signes d’un nouveau paradigme post-électoral sont déjà évidents : La Hongrie et la Pologne ont pris en otage le budget de l’UE et le Fonds de relance – et Merkel a cédé. Une autre goutte d’eau dans l’océan est la façon dont la Chine, fatiguée d’être accablée par l’Australie qui répète tous les tropes américains anti-chinois, prévoit de réduire les importations de charbon australien. Cela fait suite à des mesures similaires prises par Pékin pour freiner le commerce d’autres produits de base essentiels : le vin, l’orge, la pêche et le bois.
Les élections américaines ont braqué les projecteurs sur le projet européen, autant que sur le projet américain, car ils sont tous les deux de la même substance. Les concepts « libéral », « moral », sont dévoilés comme étant des illusions (l’UE est ombilicalement liée à l’État profond américain) ; le mème « solidarité et responsabilité » est à nu ; l’alignement sur les sanctions et les occupations américaines peut devenir un handicap (notamment vis-à-vis de la Chine) ; et le stratagème du « consensus forcé » est quotidiennement discrédité par la lourdeur d’exécution de Mrs Bezos et Zuckerberg.
Une fois de plus, la question est de savoir si ces élites sont aussi solides et confiantes qu’elles le paraissent. Lorsque la récession économique frappera réellement et que la colère explosera, vont-elles tenir ? Trump et ses partisans risquent d’en conclure que ce sera le bon moment de sortir dans la rue.
Alastair Crooke
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