30 juin 2020

Crépuscule d’une influence irrésistible


La question est nettement posée et pourtant personne n’en a vraiment cuire : « L’AIPAC est-il fini ? ». L’AIPAC, c’est le bras-armé d’une formidable puissance de l’influence israélienne sur la direction US, particulièrement le Congrès considéré il y a peu encore comme la créature même de la politique israélienne. Grant Smith estime que sa capacité de puissance d’influence a déjà été fortement réduite et, d’une manière générale, touche à sa fin; Grant Smith est un incontestable connaisseur de l’AIPAC, un des meilleurs à Washington, et dans le sens d’une critique radicale : désormais collaborateur régulier d’Antiwar.com, il est directeur du Institute for Research: Middle Eastern Policy de Washington et auteur du livre de 2016 Big Israel: How Israel’s Lobby moves America. Nous devons donc prendre très au sérieux cet avertissement largement documenté, et jusqu’à ce verdict décisif : « Le masque va enfin tomber. »

En fait de “masque”, c’était à peine un faux-nez derrière lequel tout le monde reconnaissait le lobby israélien et Israël. Ce qui caractérisait, et caractérise encore l’AIPAC, c’est une action à peine déguisée et très brutale, on dirait “comme en terrain conquis”. Tout le monde y croyait, d’ailleurs, à la conquête de ce terrain, comme une rente à vie… Ce que nous explique Grant Smith doit nous faire réfléchir, et d’autant plus réfléchir que tout cela se passe assez discrètement, sans tambour ni trompettes, comme s’il n’y avait plus grand’monde pour venir au secours de l’AIPAC, et comme si l’AIPAC avait compris qu’il vaut mieux se montrer discret parce que trop s’agiter ne ferait qu’accélérer la chute.

En d’autres mots, oui, il est très possible que l’hypothèse très documentée de Smith soit la bonne et qu’on puisse envisager d’ôter le point d’interrogation du titre de son texte.

A notre sens, on peut déterminer plusieurs points qui ont pesé en faveur de cette évolution qui est certainement, si on la considère dans sa valeur absolue, d’une extrême importance et met à mal la thèse plutôt “complotiste” de l’influence ad vitam aeternam d’Israël sur les USA. Pour l’essentiel, il s’agit de considérations de l’ordre de la politique intérieure qui sont la cause

• Le soutien inconditionnel et tonitruant de Trump à Netanyahou et à toutes les initiatives d’Israël. On penserait en première analyse que c’est une aubaine pour Israël ; tous comptes faits ce n’est pas sûr. L’opposition à Trump dans la direction générale US, dans la bureaucratie, chez les parlementaires et les “experts” est telle qu’on en arrive à envisager des positions politiques uniquement en fonction de Trump, contre lui, et que finalement le soutien qu’il apporte à Israël finit par rendre déplacée cette politique. D’autre part, ce soutien même maximaliste reste incertain simplement parce que personnage lui-même est incertain, tandis que le caractère tonitruant et bombastique qu’il met dans tout acte a tendance à faire ressortir le caractère disons un peu outrancier de ce soutien en général par rapport à la souveraineté US et l’indépendance de sa politique extérieure.

• Il y a des changements importants dans la géographie et la démographie électorales US, surtout pour les démocrates qui ont très souvent été les soutiens les plus inconditionnels d’Israël parce qu’ils sont en général les plus corrompus, et que l’électoral juif de tendance progressiste joue un rôle important dans le parti. Mais cet électorat juif, parce qu’il est progressiste, soutient avec de moins en moins d’enthousiasme la politique ultra-belliciste de Netanyahou. D’autre part et surtout, les démocrates s’appuient de plus en plus sur la “diversité” si appréciée aujourd’hui, sur les “minorités” de couleur, sur les groupes de la diversité sociétales, toutes ces tendances qui sont loin d’être acquises à la cause d’Israël, et même au contraire. C’est par exemple le cas des Africains-Américains, voire des Latinos, et il n’est pas assuré que la communauté-gay, par exemple, soit favorable à Israël, avec un passé à cet égard. On voit apparaître des parlementaires jeunes, très influents, qui ne soutiennent guère, ou même s’opposent à Israël (exemple de The Squad, à la Chambre des Représentants).

• Enfin, la perception d’Israël est, de plus en plus, celle d’un acteur de cet épouvantable bourbier, sanglant et incompréhensible pour l’analyste US moyen, qu’est devenu le Moyen-Orient (essentiellement grâce à l’action des USA, et comment, mais passons sur ce détail si dérisoire...). Bien entendu, on est toujours prêts à taper sur l’Iran, puisque rien que le fait de “taper” semble si souvent si sexy et irrésistible pour la psyché US. Mais l’enthousiasme n’y est plus, les neocons se font vieux et les plans de “bouleversement de la carte du Moyen-Orient”, “complot” standard depuis les années 1990, commencent à devenir illisibles avec le temps, et à sentir le rance.

• D’un point de vue institutionnel, on rappellera quelques signes récents du changement général, formel et procédurier vis-à-vis d’Israël. Les manœuvres pour faire voter une loi exigeant du président une autorisation du Congrès pour frapper l’Iran, – bloquées par un veto du président, mais qui avaient reçu le soutien d’une majorité simple, – ont bien montré que l’automatisme de l’engagement US au côté d’Israël, sinon à la place d’Israël, n’est plus une donnée sûre. Le Congrès, qui est tout entier tourné vers les déchirements intérieurs, est devenu à sa façon ‘America First’, ce qui renforce l’analyse présentée par Smith

On comprend qu’une telle évolution, avec l’effacement de l’AIPAC absolument impensable il y a encore 10 ou 5 ans, constituerait l’amorce un changement sensationnel par rapport à la situation de la politique extérieure des USA depuis deux tiers de siècle. Indirectement et même au seul niveau de la spéculation, cela constituerait et constitue une indication du sérieux et de la profondeur de la crise ontologique que traversent les USA, car un changement de cette sorte vis-à-vis d’Israël, même si cela devrait modifier une “politique étrangère”, ne constituera pas vraiment une révolution visible dans la mesure où la “politique étrangère” des USA, – si elle existait encore depuis l’après-Guerre Froide sinon sous la forme de cette “politiqueSystème” dont le but n’est que la destruction et l’entropisation, – est aujourd’hui complètement paralysée et à l’arrêt du fait de la politique intérieure. Là-dessus, il va de soi qu’on ne sait absolument pas, et que c’est même improbable, si la prochaine élection présidentielle débloquera cette situation. Ce pourrait être rien de moins que contraire.

L’effacement de l’AIPAC, s’il est confirmé comme cela semble très possible sinon probable, constituerait un pan de la déconstruction de la posture de l’influence et de l’action extérieure des USA. Mais ce n’est pas l’essentiel. Ce serait également, et de façon plus significative, un signe de plus de l’extrême gravité, de l’extrême profondeur, de la quasi-irréversibilité, de la crise intérieure qui frappe le pouvoir du système de l’américanisme.

Le paradoxe de cet événement serait qu’il marque la fin d’une dépendance scandaleuse de la politique étrangère des USA au moment où cette politique étrangère est devenue impuissante et paralysée, et otage d’une situation intérieure explosive, révolutionnaire, catastrophique. D’otage d’Israël, la politique US est devenue otage de la GCES.

“Ainsi meurent les empires”, même dans leurs pires aspects de dépendance et de paradoxale soumission : plutôt sans bruit, discrètement, comme un acteur qui a compris que son temps est passé et que son rôle n’a plus aucune actualité, ni plus la moindre utilité. Car pendant ce temps, on défile dans les rues, on déboulonne les statues et on n’écoute pas Biden bégayer des phrases qu’il n’arrive pas à finir... L’American Dream en mode-bouffe.

Le texte de Grant Smith vient donc d’Antiwar.com, du 25 juin 2020.
dedefensa.org

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L’AIPAC est-il fini ?

Le Comité des affaires publiques américano-israéliennes, l’AIPAC, vit une période sombre. L’AIPAC a annulé son programme le plus important. L'emprise du lobby sur le Congrès est en train de s'effriter et son influence au sein de la commission des affaires étrangères a été tronquée. L’AIPAC est-il fini ? Il y a trois raisons de penser que cela pourrait être le cas.

D'abord, l'annulation de la conférence politique de l'AIPAC de mars 2021, apparemment en raison des “incertitudes créées par la pandémie COVID-19”. On ne saurait trop insister sur l'inconvénient que cela représente pour l'écosystème du lobby israélien, qui est la “lance” portant la “pointe” qu’est l’AIPAC. La conférence est la seule initiative-clef de lobbying de l’écosystème du lobby israélien car elle permet chaque année aux “citoyens lobbyistes” d’interagir avec les représentants institutionnalisés du lobby. La somme que l’AIPAC déclare au greffe du Congrès pour sa propre douzaine de lobbyistes professionnels est assez faible par rapport aux dépenses de la conférence politique, et il y a une raison à cela.

La conférence politique annuelle est depuis longtemps une occasion pour les activistes pro-israéliens de se mettre en réseau, de participer à des sessions sur la manière de générer un soutien public pour Israël, et de s'informer sur le programme politique de l’AIPAC. Il est révélateur que l’AIPAC n’envisage même pas d'organiser un événement “virtuel” ou hybride en ligne. C'est parce qu'il n'a jamais vraiment été question de “sessions éducatives intimes” ou de “démonstrations d’innovations israéliennes révolutionnaires” que l’AIPAC vanterait publiquement. L’objectif principal de la réunion est plutôt de maintenir les membres du Congrès dans le droit chemin.

Le programme politique de l’AIPAC a presque toujours reflété les exigences du gouvernement israélien. Après tout, l’AIPAC a été fondé par un agent israélien enregistré à l’étranger et a lui-même reçu l'ordre de s’inscrire en tant que tel (il ne l’a jamais fait). Les conférences se sont pour la plupart déroulées sans heurts. Après quelques jours de bavardage avec des élus des gouvernements américain et israélien, les participants se rendent au Capitole pour des réunions préprogrammées avec leurs représentants, tous parlant des mêmes sujets de discussion en faveur d’une aide étrangère américaine inconditionnelle, d'une confrontation vigoureuse des États-Unis avec les rivaux d'Israël et d’une demande d’affaiblissement législatif des droits à la liberté d'expression des critiques américains de plus en plus nombreux d'Israël.

Cela ne sera plus le cas en 2021. C'est important car le Congrès se révèle de plus en plus rétif. De plus en plus de membres ont refusé de soutenir inconditionnellement l’AIPAC ou son programme pour Israël. L'année dernière, Betty McCollum a profondément blessé l’AIPAC en décrivant avec précision ses actions comme celles d’un “groupe haineux” tel que cette catégorie est juridiquement décrite. Et la rébellion est sur le point de devenir bipartisane. Le dernier sondage de Shibley Telhami révèle que des majorités d'électeurs républicains et démocrates estiment désormais qu’il est soit “acceptable”, soit “du devoir” des membres du Congrès américain de mettre en question la relation israélo-américaine. Ce n'est pas un sentiment favorable à l’AIPAC.

L’AIPAC a été presque invisible à propos de la récente initiative-clef du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, – l’annexion de vastes étendues de Cisjordanie où les Palestiniens sont largement plus nombreux que les colonisateurs israéliens. Le lobby a même timidement accepté que des membres du Congrès critiquent cette initiative. Pourquoi ?

Le public américain ne s'oppose pas seulement à la plupart des vastes subventions que les États-Unis ont accordées à Israël, comme l'aide étrangère inconditionnelle et le soutien diplomatique, y compris la reconnaissance de Jérusalem comme capitale. Une pluralité s’oppose également à ce que les États-Unis reconnaissent officiellement l’annexion, que la plupart du monde considère à juste titre comme injuste et illégale. L’AIPAC craint probablement maintenant la diminution de son propre pouvoir et de sa propre influence à mesure que la véritable nature d'Israël et par conséquent du groupe lobbyiste lui-même apparaîtra. Après l'annexion, les professionnels de l'AIPAC “chargés du processus de paix” tels que Dennis Ross ne pourront plus prétendre négocier sur l'avenir de la “pizza”, – surnom chez eux de la Palestine, – même si Israël la consomme avec avidité par le biais de colonies et de lois discriminatoires.

Le masque va enfin tomber.

Dernièrement, l’écosystème soutenant la contribution à la campagne de l’AIPAC a été affaibli. Le représentant Eliot Engel, président de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, s’était un jour vanté de pouvoir s’asseoir avec l’AIPAC sur “chaque projet de loi émanant de la commission des affaires étrangères”. La nette défaite d’Engel face au nouveau-venu Jamaal Bowman met à nu la faiblesse nouvelle de l’organisation. À l'époque, l’AIPAC pouvait ajuster les contributions-PAC supposées “indépendantes” à des candidats individuels ou même faire basculer une élection sénatoriale importante en faisant financer par des mandataires un atout comme Ed Vallen. Ce n'est plus le cas.

Comme davantage de membres du Congrès comprennent parfaitement qu'ils peuvent gagner des élections sans se prosterner devant l’AIPAC et subordonner la politique étrangère légitime des États-Unis à celle d'Israël, nombre d’entre eux devraient se libérer de l’agent étranger le plus important d'Israël.

Grant Smith

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