Il fallait s’y attendre, les jeux des mots sont si tentants. De plus, je trouve le rapprochement paradoxal, – selon la doxa officielle (d’ailleurs aussi bien d’une ligne antiSystème) disant qu’il faut être joyeux d’être “déconfinés”, alors que je m’en trouve plutôt déconfit : parler de “déconfits” à propos des “déconfinés” ! Paradoxe et trahison ! C’est pourtant ce que je ressens, être comme déconfit et assuré de n’être pas le seul.
Hier, c’était le premier jour de la première phase du réel déconfinement à-la-belge, ce que je désignerais bien d’une façon aussi symbolique qu’opérationnelle comme le “déconfinement du bruit”. J’ai vu deux personnes extérieures à mon lieu de confinement (car je reste confiné, certes), et toutes deux, sans la moindre consultation entre elles, sans la moindre sollicitation de mon chef, m’ont fait part du même sentiment.
« Depuis ce matin, quel potin sur la route, toutes ces voitures ! On était si tranquille... », dit la première ; « C’est vrai, il y avait des contraintes mais on commençait à s’y habituer, et maintenant on commence à regretter cette période », dit la seconde. Il est vrai que ces deux témoins, et moi encore moins, ne sont pas du genre Homo-Festivus de Philippe Murray, ceux qui ont besoin de danser rock’n’roll au son d’un rap transcommunautaire dans les rues postmodernes des grandes cités-mégapolesques, pour expérimenter la liberté que leur offrent d’un geste conjoint la modernité et le Système.
Mais trêve de sarcasme... Il y a, dans mon chef, un ou plusieurs enseignements importants à tirer du sentiment qui m’habite, que j’ai pu expérimenter justement ce matin en y prêtant attention, lors de ma promenade matinale, à la lumière douteuse de ce facteur environnemental qui nous est revenu. Je parle de ce bruit sourd, mécanique, lourd et presque puant de la Machine remise en marche, montant de la vallée où serpentent la grand-route et la ligne de chemin de fer, des voitures et des camions grondant, et par moment d’un train ferraillant dur. J’avais perdu l’habitude d’entendre ce tintamarre lourd et entêtant parce que, simplement, touché par la Grâce, je ne l’écoutais plus et qu’on l’avait chassé. Aviez-vous noté ce paragraphe de conclusion du texte du 29 mars de ce Journal, sur « Le confinement de l’âme » ?
« Vous ai-je dit le moment le plus heureux, le plus joyeux de ma journée ? La matin, à la fine pointe de l’aube, ma chienne Marie et moi. Pas un bruit, plus rien de ce grondement sourd du trafic de la grande nationale dans la vallée, aucune trainée de condensation dans le grand ciel bleu, pas une voiture dans mes petits chemins de fortune menant à la forêt, là-bas, tout près, rien que la nature qui chante (les oiseaux n’ont jamais été si joyeux et si bavards)... Alors, je rêve un peu, – “Rêvons un peu”, disait Sacha ; le jour où ils ordonneront, triomphants et épuisés, la fin du Grand Confinement, leur répondre avec un amical doigt d’honneur, pour leur dire : “Non non, nous continuons comme nous avons appris à vivre, d’une nouvelle façon, avec quelques petits aménagements, notre propre organisation vous voyez, c’est tout... Sortis du Système et confinés hors de lui, nous ne voulons plus y retourner, car que ferions-nous d’une équipée désolée au milieu du champ des ruines de la modernité ?” »
Ce que, dans cet instant, je ressentais d’une si claire et forte conscience, celle du matin solitaire et rené, dans cette période que l’on décrit comme si extraordinaire et souvent pour s’en effrayer comme d’une prison abominable, ce qu’elle est en partie, c’est une occurrence d’une telle intensité, un “bonheur fou” si vous voulez, de voir se marier en moi, dans une vérité-de-situation d’une si belle et si grande force, l’instant présent et la nostalgie des autres temps rythmant l’éternité. Il est si rare d’expérimenter, dans un très court laps de temps mais selon une conscience extrêmement aiguisée et ouverte sur le saisissement d’un état totalement existant sur l’instant, un état du monde où l’immédiateté du présent se marie si complètement avec une sorte d’éternité du passé que j’en suis venu à distinguer comme sa représentation dans la nostalgie...
Car tout cela se manifeste à propos de faits simples et d’un poids considérable, sans rapport avec l’historicité d’une idéologie, d’une opinion, d’une dialectique laborieuse, toutes choses dérisoires. La beauté et la grandeur de la nature, l’horreur puante de la Machine prétendant à l’universalité et l’exclusivité de notre destin, voilà des chose si simples ; on peut faire son partage, définir son ontologie à partir d’elles.
C’est un privilège paradoxal de ces temps si pervers, de cette “étrange époque“ si catastrophique et affreuse, qu’elle nous offre, involontairement ou pas qui sait, cet instant d’une Grâce si complètement inattendue ; et que cela soit dû, paradoxe encore plus grand, à ce que la modernité a de plus avancé et de plus puissant comme instrument de son accomplissement sans qu’elle (la modernité) identifie son ambivalence contradictoire (effet-Janus), celle du système de la communication d’une si inimaginable puissance. Hier encore, j’ai ressenti toute la force de cette perception, de cette intuition et de cette réflexion, en me rappelant ces moments de Grâce dans la période du confinement tels que je les ai vécus et les ai rapportés.
A nouveau, j’ai pu expérimenter la puissance bien vivante de la nostalgie comme représentation de l’éternité, nostalgie quasi-immédiate de ce sentiment éprouvé durant le confinement, confrontant avec hauteur et mépris, ce matin même puisque le hasard des conversations m’y avait fait penser, le bruit grondant et puant de la Machine remise en marche. C’est bien un “miracle” de ces temps pervers qui dissimulent des armes inattendues pour lutter décisivement contre eux, avec brutalité certes, mais aussi avec une rapidité qui vous fait mieux mesurer la révélation de choses exceptionnelles. Ainsi ces “temps pervers” permettent-ils à l’âme, du fait de la contraction du Temps que produit l’accélération de l’histoire réduite au fourmillement et à la bouillie de narrative furieuses, pétroleuses, contradictoires et si pressées, aussitôt nées aussitôt mortes, de saisir immédiatement pour les marier la fugacité pourtant précieuse d’un instant et la nostalgie porteuse d’une éternité qui nous bronze et qui nous durcit.
Il devient alors évident qu’il importe d’en faire bon usage face à l’épreuve d’une adversité qui se révèle dérisoire si on en prend la mesure par rapport à ce que nous offrent le Système et sa modernité-tardive, racornie, ployant sous ses simulacres et ses narrative. Ainsi le confinement sert-il à quelque chose, et le déconfinement de même. Il faut toujours songer à l’immémoriale stratégie du sage : tourner la force du monstre contre lui-même... Comme nous le disait l’âme confinée mais pas mécontente : « Faire d’une apparence d’un mal extérieur, un bien intérieur, bref faire aïkido et retourner contre le Système une mesure qui est trop vite interprétée comme un moyen de soumission au Système. »
Hier, c’était le premier jour de la première phase du réel déconfinement à-la-belge, ce que je désignerais bien d’une façon aussi symbolique qu’opérationnelle comme le “déconfinement du bruit”. J’ai vu deux personnes extérieures à mon lieu de confinement (car je reste confiné, certes), et toutes deux, sans la moindre consultation entre elles, sans la moindre sollicitation de mon chef, m’ont fait part du même sentiment.
« Depuis ce matin, quel potin sur la route, toutes ces voitures ! On était si tranquille... », dit la première ; « C’est vrai, il y avait des contraintes mais on commençait à s’y habituer, et maintenant on commence à regretter cette période », dit la seconde. Il est vrai que ces deux témoins, et moi encore moins, ne sont pas du genre Homo-Festivus de Philippe Murray, ceux qui ont besoin de danser rock’n’roll au son d’un rap transcommunautaire dans les rues postmodernes des grandes cités-mégapolesques, pour expérimenter la liberté que leur offrent d’un geste conjoint la modernité et le Système.
Mais trêve de sarcasme... Il y a, dans mon chef, un ou plusieurs enseignements importants à tirer du sentiment qui m’habite, que j’ai pu expérimenter justement ce matin en y prêtant attention, lors de ma promenade matinale, à la lumière douteuse de ce facteur environnemental qui nous est revenu. Je parle de ce bruit sourd, mécanique, lourd et presque puant de la Machine remise en marche, montant de la vallée où serpentent la grand-route et la ligne de chemin de fer, des voitures et des camions grondant, et par moment d’un train ferraillant dur. J’avais perdu l’habitude d’entendre ce tintamarre lourd et entêtant parce que, simplement, touché par la Grâce, je ne l’écoutais plus et qu’on l’avait chassé. Aviez-vous noté ce paragraphe de conclusion du texte du 29 mars de ce Journal, sur « Le confinement de l’âme » ?
« Vous ai-je dit le moment le plus heureux, le plus joyeux de ma journée ? La matin, à la fine pointe de l’aube, ma chienne Marie et moi. Pas un bruit, plus rien de ce grondement sourd du trafic de la grande nationale dans la vallée, aucune trainée de condensation dans le grand ciel bleu, pas une voiture dans mes petits chemins de fortune menant à la forêt, là-bas, tout près, rien que la nature qui chante (les oiseaux n’ont jamais été si joyeux et si bavards)... Alors, je rêve un peu, – “Rêvons un peu”, disait Sacha ; le jour où ils ordonneront, triomphants et épuisés, la fin du Grand Confinement, leur répondre avec un amical doigt d’honneur, pour leur dire : “Non non, nous continuons comme nous avons appris à vivre, d’une nouvelle façon, avec quelques petits aménagements, notre propre organisation vous voyez, c’est tout... Sortis du Système et confinés hors de lui, nous ne voulons plus y retourner, car que ferions-nous d’une équipée désolée au milieu du champ des ruines de la modernité ?” »
Ce que, dans cet instant, je ressentais d’une si claire et forte conscience, celle du matin solitaire et rené, dans cette période que l’on décrit comme si extraordinaire et souvent pour s’en effrayer comme d’une prison abominable, ce qu’elle est en partie, c’est une occurrence d’une telle intensité, un “bonheur fou” si vous voulez, de voir se marier en moi, dans une vérité-de-situation d’une si belle et si grande force, l’instant présent et la nostalgie des autres temps rythmant l’éternité. Il est si rare d’expérimenter, dans un très court laps de temps mais selon une conscience extrêmement aiguisée et ouverte sur le saisissement d’un état totalement existant sur l’instant, un état du monde où l’immédiateté du présent se marie si complètement avec une sorte d’éternité du passé que j’en suis venu à distinguer comme sa représentation dans la nostalgie...
Car tout cela se manifeste à propos de faits simples et d’un poids considérable, sans rapport avec l’historicité d’une idéologie, d’une opinion, d’une dialectique laborieuse, toutes choses dérisoires. La beauté et la grandeur de la nature, l’horreur puante de la Machine prétendant à l’universalité et l’exclusivité de notre destin, voilà des chose si simples ; on peut faire son partage, définir son ontologie à partir d’elles.
C’est un privilège paradoxal de ces temps si pervers, de cette “étrange époque“ si catastrophique et affreuse, qu’elle nous offre, involontairement ou pas qui sait, cet instant d’une Grâce si complètement inattendue ; et que cela soit dû, paradoxe encore plus grand, à ce que la modernité a de plus avancé et de plus puissant comme instrument de son accomplissement sans qu’elle (la modernité) identifie son ambivalence contradictoire (effet-Janus), celle du système de la communication d’une si inimaginable puissance. Hier encore, j’ai ressenti toute la force de cette perception, de cette intuition et de cette réflexion, en me rappelant ces moments de Grâce dans la période du confinement tels que je les ai vécus et les ai rapportés.
A nouveau, j’ai pu expérimenter la puissance bien vivante de la nostalgie comme représentation de l’éternité, nostalgie quasi-immédiate de ce sentiment éprouvé durant le confinement, confrontant avec hauteur et mépris, ce matin même puisque le hasard des conversations m’y avait fait penser, le bruit grondant et puant de la Machine remise en marche. C’est bien un “miracle” de ces temps pervers qui dissimulent des armes inattendues pour lutter décisivement contre eux, avec brutalité certes, mais aussi avec une rapidité qui vous fait mieux mesurer la révélation de choses exceptionnelles. Ainsi ces “temps pervers” permettent-ils à l’âme, du fait de la contraction du Temps que produit l’accélération de l’histoire réduite au fourmillement et à la bouillie de narrative furieuses, pétroleuses, contradictoires et si pressées, aussitôt nées aussitôt mortes, de saisir immédiatement pour les marier la fugacité pourtant précieuse d’un instant et la nostalgie porteuse d’une éternité qui nous bronze et qui nous durcit.
Il devient alors évident qu’il importe d’en faire bon usage face à l’épreuve d’une adversité qui se révèle dérisoire si on en prend la mesure par rapport à ce que nous offrent le Système et sa modernité-tardive, racornie, ployant sous ses simulacres et ses narrative. Ainsi le confinement sert-il à quelque chose, et le déconfinement de même. Il faut toujours songer à l’immémoriale stratégie du sage : tourner la force du monstre contre lui-même... Comme nous le disait l’âme confinée mais pas mécontente : « Faire d’une apparence d’un mal extérieur, un bien intérieur, bref faire aïkido et retourner contre le Système une mesure qui est trop vite interprétée comme un moyen de soumission au Système. »
Philippe Grasset
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