Pendant la période de crise sanitaire, c’est le choix d’une prime forfaitaire et non indexée qui a été proposé à certains salariés. Steve Drake/Flirt / Photononstop
Près de la moitié des DRH envisagent de suspendre les augmentations, d’autres utilisent la politique salariale pour remobiliser des employés sur le terrain.
D’ordinaire, Bastien Berthier sort de la cabine de conduite de son métro tard dans la nuit. D’autres fois, il travaille les dimanches et les jours fériés, ce qui lui apporte un complément de salaire non négligeable. Mais, pendant le confinement, la RATP a revu à la baisse son plan de service. Conséquence pour ce conducteur, malgré ses seize ans d’ancienneté : 250 euros net de primes manquent en bas de sa fiche de paie, soit environ 10 % de son salaire net. « Après une grève contre la réforme des retraites où l’on n’a pas été payé pendant cinquante jours, c’est dur », souffle le quadragénaire.
Dans un contexte économique sujet aux fortes turbulences, de nombreuses entreprises craignent pour leur pérennité et doivent adapter leur organisation à une conjoncture inédite. Près de la moitié (47 %) des directeurs des ressources humaines (DRH) consultés par Willis Towers Watson, un cabinet de courtage et de conseil, envisagent ou ont déjà pris des mesures pour geler les salaires. « Toutes les entreprises ne le feront pas, mais elles y pensent, car elles sont inquiètes pour la survie de leur organisation », précise Laurent Termignon, qui a dirigé l’étude.
En février, les bons résultats du groupe Michelin avaient conduit à la conclusion d’un accord d’augmentation des salaires de 2 % à 3 %, selon les postes. Deux mois de confinement ont poussé la direction à proposer une « clause de retour à la bonne fortune », soit la suspension des augmentations jusqu’au retour – d’ici à 2023 – du résultat de l’entreprise à son niveau de 2019. « C’est un effort important demandé aux employés, pour un gain de trésorerie très faible. Il y a un déséquilibre entre la pérennité du groupe, l’intérêt des salariés et celui des actionnaires », estime Jean-Christophe Laourde, délégué syndical de la CFE-CGC, bien que les dividendes aient été pratiquement divisés par deux.
Modulation du temps de travail
La même défiance a été constatée au sein du groupe Fnac Darty, où le chiffre d’affaires a reculé d’un tiers pendant la période. La direction compense la perte de rémunération pour les salariés placés en activité partielle et maintient 75 % de la part variable jusqu’à six semaines après la reprise, mais, en échange, les employés peuvent travailler jusqu’à 43 heures par semaine pendant les périodes de forte activité et 25 heures lorsque l’activité est moindre. Les salariés sont aussi incités à poser leurs congés au début de la reprise, quand il y aura encore peu de clients. « Cette négociation devrait nous permettre d’adapter le dimensionnement des équipes à la reprise très progressive de l’activité », indique Tiffany Foucault, la DRH du groupe.
Si la négociation a été signée par les représentants du personnel de Darty, elle a été refusée par ceux de la Fnac, qui poursuivent les échanges. « L’entreprise fait du chantage à l’emploi sur les employés, les plus bas salaires. En voulant imposer cette modulation, elle ne ferait que déséquilibrer l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle et dégrader gravement les conditions de travail des salariés », réagit Didier Blain, représentant de la CFDT, après avoir rappelé que le groupe a obtenu un prêt garanti par l’Etat de 500 millions d’euros.
Recours aux primes
La rémunération est un élément-clé pour préserver la confiance entre les entreprises et les employés. « Le salarié accepte un lien de subordination car le risque économique est assumé par l’employeur », pointe Sophie Bernard, sociologue du travail à Paris-Dauphine. Elle indique que la grande distribution a eu massivement recours aux primes sur objectif pour toutes les échelles de salaires jusqu’à ce que le modèle de l’hypermarché commence à décliner dans les années 2000. « Les caissières, qui pouvaient toucher l’équivalent d’un mois de salaire en variable, se rendaient compte qu’elles n’étaient pas responsables de la conjoncture. La prime sur objectif n’avait plus de sens dès lors que l’activité ne souffrait pas d’un problème de motivation des employées », abonde la chercheuse.
Pendant la période de crise sanitaire, c’est donc le choix d’une prime forfaitaire et non indexée qui a été proposé à certains salariés. Chez Suez, dont l’activité ne s’est pas arrêtée pendant le confinement, les employés sur le terrain ont pu recevoir 1 000 euros de prime exceptionnelle défiscalisée. « C’est la reconnaissance qu’un effort supplémentaire a été demandé à nos collaborateurs, sans qui le traitement des déchets dans les hôpitaux ne pouvait pas être réalisé, par exemple », avance Isabelle Calvez, DRH du groupe. Pour maintenir l’implication des salariés, les membres du comité exécutif ont par ailleurs baissé leur rémunération de 25 % pendant la durée du confinement pour abonder un fonds d’action contre le Covid-19. « L’occasion de témoigner de notre engagement et d’entraîner le collectif », insiste la dirigeante.
Ces accords de rémunération dépendent aussi du dialogue social dans l’entreprise. « Les branches professionnelles auront leur place dans les négociations à venir pour ne pas déséquilibrer les rapports », remarque Carole Grandjean, députée de Meurthe-et-Moselle, membre de la commission des affaires sociales. Dans 40 ans d’austérité salariale. Comment en sortir ? (Odile Jacob, à paraître le 27 mai), l’économiste Patrick Artus regrette que les rémunérations ne fassent plus l’objet d’un débat citoyen et appelle « les Etats de l’OCDE [à] se préoccupe[r] de nouveau du partage des revenus, en mettant en place des politiques qui conduisent à ce que les gains de productivité soient distribués aux salariés ».
Les chiffres
84,1 % des effectifs d’entreprises de plus de 10 salariés perçoivent une part de rémunération sous forme de prime ou de complément de salaire. En moyenne, elle représente 13,4 % de la rémunération brute et 20,1 % en intégrant les heures supplémentaires, indique la Dares.
27 % des entreprises interrogées par le cabinet Willis Towers Watson envisagent ou ont déjà réduit la rémunération du conseil d’administration.
Nicolas Scheffer
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