01 avril 2020

Le SOS infâmant du USS Theodore Roosevelt


Le porte-avions de l’US Navy USS Theodore Roosevelt, dont on sait qu’il a été “attaqué” et durement “touché” par l’“ennemi” nommé Codiv-19, est finalement arrivé à la base de Guam pour désinfection et soins d’urgence pour les matelots touchés. (Sans qu’on sache le chiffre exact, il semble que la pandémie, qui touchait 23 matelots jeudi dernier, en toucherait actuellement près de 200.)

Mais le drame ne s’arrête pas là, et un événement sensationnel est survenu : un appel au secours absolument exceptionnel, sans précédent dans cette sorte de circonstance, du commandant du navire, le capitaine de vaisseau Brett Crozier, natif de Santa Rosa en Californie. Crozier a écrit une note de quatre pages qu’il a adressée au Pentagone, plus précisément au secrétaire à la Navy et à la direction des opérations navales (le chef d’état-major de l’US Navy est le Chief of Naval Operations), pour demander de toute urgence qu’une organisation soit mise en place pour accélérer le dépistage et le traitement des marins, leur confinement en quarantaine, sous peine de voir l’infection gagner la plus grande partie des 5.000 hommes d’équipage.

(Crozier rappelle dans sa note le cas du paquebot Diamond Princess, infecté par le virus et mis en quarantaine au Japon au début de la pandémie. Une intervention très rapide avait permis de limiter l’infection à 17% de l’équipage et des passagers, alors qu’une étude a depuis estimé que sans cette intervention, ce sont 79% des personnes à bord qui auraient été contaminées.)

Ce qui fait la sensation de cette affaire, c’est que la note (écrite semble-t-il lundi) a fuité vers le San Francisco Chronicle(SFC) et a été publiée hier. Notre appréciation est que cette fuite a été voulue par Crozier, qui risque gros dans cette affaire pour la façon qu’il a de mettre en cause dans sa hiérarchie l’inadéquation de la décision et de l’organisation prévue pour intervenir, – et cette même appréciation nous conduisant à penser que Crozier, prenant le risque professionnel de cette note, a tout intérêt à la rendre publique pour obtenir un soutien médiatique face à sa hiérarchie. Le risque que prend Crozier est justement caractérisé par Lawrence Korb, membre du Center for American Progress et ancien haut-fonctionnaire du Pentagone, de cette façon, dans une citation de SFC : « Il est très inhabituel pour un officier de ce rang de rédiger un tel message, et cela montre qu’il s’agit d’un chef qui fait passer la sauvegarde de ses marins avant sa carrière. »

Comme beaucoup d’autres médias à partir de la publication du SFC, Sputnik.News donne des détails de cette note et de l’affaire : « Alors que l'épidémie de COVID-19 à bord du porte-avions USS Theodore Roosevelt de l’US Navy s’aggrave, son commandant a écrit une lettre de plaidoyer pour obtenir suffisamment de ressources afin d’isoler tout son équipage.
» “Demandez à toutes les ressources disponibles de trouver le plus rapidement possible des salles de quarantaine conformes aux normes NAVADMIN[Navy Personnel Command] et CDC[US Centers for Disease Control and Prevention]pour tout mon équipage”, a écrit lundi le capitaine de vaisseau Brett Crozier, dans une lettre de quatre pages adressée au ministère de la Marine.
» “Cela nécessitera une décision politique mais c'est la bonne chose à faire”, écrit Crozier dans la lettre, qui a été obtenue par le San Francisco Chronicle et imprimée mardi. “Nous ne sommes pas en guerre. Les marins n'ont pas besoin de mourir. Si nous n'agissons pas maintenant, nous ne prenons pas correctement soin de notre atout le plus précieux, – nos marins”. [...]
» Les premiers marins chez lesquels le virus a été détecté ont été transportés à terre à l'hôpital naval américain de Guam. [...] Cependant, avec près de 200 cas identifiés sur le navire, selon une source anonyme du Chronicle, la distanciation sociale est à la fois nécessaire et impossible dans les conditions d’exiguïté dans lesquelles les marins vivent et dorment, a noté Crozier. “En raison des limites inhérentes à l’espace d'un navire de guerre, nous ne pouvons prendre ces mesures” poursuit-il. “La propagation de la maladie est en cours et s'accélère.” [...]
» “Retirer la majorité du personnel d'un porte-avions nucléaire américain en déploiement opérationnel et l’isoler pendant deux semaines peut sembler une mesure extraordinaire. ... [Mais] c’est un risque nécessaire”, a écrit Crozier. “Garder plus de 4.000 jeunes hommes et femmes à bord est un risque inutile et rompt le lien de confiance des marins qui nous sont confiés”.
» “Pour atteindre ces objectifs, un navire propre est nécessaire. Chaque marin à bord doit être garanti exempt de virus et l'environnement du navire doit être désinfecté. Un marin infecté introduit dans le navire propagera le virus. Un hébergement hors du navire conforme aux directives du CDC et du NAVADMIN est nécessaire pour que plus de 4.000 marins obtiennent un navire et un équipage propres”.
» Cependant, Crozier a noté qu’environ 10% de l’équipage devra rester sur place pour s’occuper des réacteurs nucléaires du Roosevelt ainsi que des tâches de nettoyage. »

Il s’agit effectivement d’un cas tout à fait remarquable de manquement au “bon usage” de la hiérarchie, où le respect du règlement et des normes opérationnelles prime sur toute autre considération, y compris la santé du soldat et du marin. Comme l’observe justement Korb, le capitaine de vaisseau Crozier a pris de gros risques pour la suite de sa carrière, sans préjuger bien entendu des suites directes de cette affaire : la hiérarchie va-t-elle “obtempérer” à la supplique de cet officier un peu trop sensible et faire un effort d’organisation et de sauvegarde ? Ou bien va-t-elle envoyer le capitaine de vaisseau Crozier au bagne et laisser Covid-19 suivre son cours ?

Mais sur ce qu’elle révèle des procédures et des formes de déploiement, cette affaire est du plus haut intérêt. Dans son compte-rendu, ZeroHedge.com insiste sur l’aspect extraordinaire de la demande de Crozier de changer le statut opérationnel du porte-avions, comme étant une demande d’une audace insensée : « Et dans la partie peut-être la plus inattendue et la plus étonnante de la lettre, le capitaine prend la mesure sans précédent de signaler aux hauts gradés que se concentrer sur la préparation au combat dans ce cas conduira en fait à des pertes humaines potentiellement importantes : “Si la marine se concentre sur la préparation au combat, cela conduira à des pertes dues au virus”... »

Le USS Theodore Roosevelt avait fait escale à Da Nang, au Vietnam, il y a trois semaines, et l’équipage avait fait relâche dans la ville, avec tout ce que cela suppose et implique. C’est certainement à la suite de cet épisode que le virus Codiv-19 s’est installé à bord du porte-avions. Lorsque les premiers cas ont été découverts, le secrétaire à la Navy par intérim Thomas Modly avait fait une déclaration que rappelle SFC, assurant que « chaque membre de l'équipage serait testé pour le nouveau coronavirus par une unité spéciale de médecine préventive de la marine déployée en avant. Cependant, il n’avait donné aucune indication sur ce qui se passerait après cela. » Le même Modly avait affirmé dans la même déclaration que, quoi qu’il en soit de cet incident d’infection chez un certain nombre de marins, « le navire est opérationnel et peut accomplir sa mission si nécessaire ». Nous qualifiions cette précision de « strictement vraie d’un point de vue technique statique[mais] opérationnellement absurde dans la situation présente ».

C’est là, à notre sens, que repose le plus fort et le plus grave de la mésentente entre Crozier et sa hiérarchie. La demande de Crozier rend en effet le porte-avions complètement inapte aux opérations de guerre, auxquelles il est constamment préparée d’une façon qui semble intense si l’on se réfère à la présentation qui est faite du passage de sa note. Cette préparation extrêmement poussée indique une politique très affirmée, et proche de l’agressivité, de la part des unités stratégiques des forces armées US. Cela confirme ce qu’on sait en général de la posture adoptée par la direction du Pentagone, y compris par rapport aux craintes que cette direction peut avoir pour la survie de ses porte-avions devant les nouvelles armes hypersoniques des Chinois et des Russes. C’est notamment pour cette raison que le capitaine de vaisseau Crozier dit de la demande qu’il fait que c’est une décision politique (« Cela nécessitera une décision politique mais c'est la bonne chose à faire »).

C’est justement pour cette raison que son intervention, surtout étalée sur la place publique, ouvre un débat très intéressant, qui porte sur plusieurs points :

• Comment les forces armées US “sur le terrain” réagissent-elles par rapport à la politique agressive de préparation au combat qui leur est imposée ?
• Dans quelle mesure les directions des forces armées ont-elles pris la mesure de la gravité de la pandémie et de sa pénétration dans les forces ?
• Quels effets cette pandémie Codiv-19 peut-elle avoir objectivement sur le statut des forces, et psychologiquement, sur les capacités au combat de ces forces ?


La solution, finalement, serait peut-être de parvenir à convaincre les forces, et le capitaine de vaisseau Crozier en premier, que le virus Covid-19 est effectivement “un ennemi”, et donc que les morts qu’il cause ne le sont pas en vain, qu’il s’agit bien de morts “au champ d’honneur”... Ainsi certains commentateurs estiment-ils au contraire de ce que nous avons observé plus haut que cette lettre n’était en aucun cas destinée à être rendue publique, et évoquent effectivement les “ennemis” de l’Amérique, allant même jusqu’à faire du virus un “ennemi invisible”, comme on le voit par ailleurs.

C’est effectivement le cas de ZeroHedge.com, dont nous avons déjà signalé l’attitude guerrière pour ce cas du Covid-19, confirmant finalement qu’effectivement le “T.R.” (affectueux surnom de ce porte-avions) a bien été “torpillé” (acte de guerre) par Codiv-19 : « Il ne fait aucun doute que la lettre du commandant du navire n’était pas destinée à être rendue publique, d'autant plus que les ennemis et les rivaux de l’Amérique suivent sûrement de très près[le sort du porte-avions]. Après tout, il a fallu un “ennemi invisible” sous la forme d'un virus qui a infecté plus de 100 marins pour mettre hors service un porte-avions nucléaire d’attaque. »

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