03 avril 2020

Faut-il (re)voir « L’armée des 12 singes » ?


Confinement oblige, la tentation est grande d’explorer quelques classiques du cinéma d’anticipation. Surtout ceux dont le scénario se construit autour de la question épidémique. C'est le cas de L’armée des 12 singes du réalisateur britannique Terry Gilliam qui, vingt-cinq ans après sa sortie, apparaît toujours comme une charge efficace contre la société de consommation et les errements de la science.

À l’origine de L’armée des douze singes, il y a en premier lieu le désir d'un producteur, celui de l’Américain Robert Kosberg qui entend adapter en long-métrage le film La Jetée, du réalisateur et documentariste français Chris Marker.

La Jetée, (1962) Chris Marker from LADA on Vimeo.

La Jetée, sorti en 1962, est un chef d’oeuvre. « Photo-roman » de 28 minutes, succession de photographies noir et blanc commentées en voix-off, il nous plonge dans un scénario de science-fiction où la Terre, détruite par une Troisième Guerre mondiale, est devenue inhabitable. À Paris, les quelques rares survivants se réfugient dans les sous-terrains de la colline de Chaillot, où des scientifiques se livrent à des expériences et font voyager leurs cobayes dans le temps afin de trouver dans le passé une solution aux maux du présent.
Mystérieux virus

Le film de Terry Gilliam reprend cette trame. En 2035, la Terre a été ravagée par un mystérieux virus, supposément libéré par une organisation terroriste de défense des animaux appelée l’« Armée des 12 singes ». Dans les sous-sols d’un New York déserté et revenu à l’état sauvage subsiste une micro-société concentrationnaire qui, pour trouver un remède au virus, envoient ses prisonniers à la recherche d’informations dans le passé. James Cole, incarné par Bruce Willis, est l’un d’eux. Il va devoir repartir en 1996, quelques jours avant que l’épidémie n’éclate. Mais il faudra plusieurs tentatives car la science est capricieuse, pour ne pas dire erratique. Ainsi, Cole est d’abord propulsé en 1990, puis dans les tranchées de la guerre de 1914-1918, faisant des allers-retours incessants entre présent et passé. Ajoutez à cela un rêve qui le hante, motif du film comme il l’était de La Jetée, et le pauvre homme a de quoi perdre la raison. Mais le fou - c’est l'une des leçons du film - n’est pas nécessairement celui que l’on croit.

Les pulsions humaines sont réprimées et les scientifiques règnent en maîtres

« C'est une étude de la folie et des rêves, de la mort et de la renaissance, qui se déroule dans un monde qui se désagrège », avait pu expliquer Terry Gilliam lors de la sortie de son film. C’est aussi une critique en bonne et due forme de la science et de la technologie. En effet, dans les sous-sols de New York, dans le monde de 2035 dessiné par le réalisateur britannique, se déploie une société tyrannique où toute liberté a disparu, où les pulsions humaines sont réprimées et où les scientifiques règnent en maîtres. Avant son premier voyage dans le temps, comme plus tard lorsqu’il atterrit dans un hôpital psychiatrique, le personnage de Cole est confronté à une autorité scientifique imposante et glaciale décidant de son sort, déterminant s’il est fou ou sain d’esprit, fixant la vérité.
  Les scientifiques qui envoient Cole dans le passé à la recherche de la forme non mutée du virus, dans L'Armée des 12 singes (1995)

Mais, à l’image de Brazil, sorti dix ans plus tôt, le futur de Terry Gilliam, dominé par la science et la technologie, n’est pas soumis à une rationalité implacable, infaillible. Il n'a rien d'un monde lissé et fluidifié par la technique. C’est un futur foutraque, dysfonctionnel, chaotique, à l’esthétique steampunk, fait d’un fatras de tubes, câbles, engrenages et autres écrans, à l’image de la tenue que doit revêtir Cole pour sortir à la surface lors d’une des premières scènes du film.

La pandémie mondiale qui a ravagé la planète n'est que le résultat d’essais hasardeux en virologie

Surtout, c’est un futur où science et technologie se signalent d'abord par leurs défaillances. Cole est ainsi envoyé à deux reprises à la mauvaise époque. Quant à la pandémie mondiale qui a ravagé la planète, elle n'est que le résultat d’essais hasardeux en virologie. On ne peut, au final, faire confiance à la science et à l’hubris de l’homme, son désir irrépressible de puissance.

La critique de la technique est au coeur de l’oeuvre de Terry Gilliam, comme le rappelle Emmanuel Plasseraud, maître de conférence à l'Université de Lille 3, dans son ouvrage Cinéma et imaginaire baroque. Dans son film Time Bandits, en 1981, la technologie moderne, notamment la télévision, venait déjà s’opposer à l’imaginaire et aux rêves. Avec Brazil, trois ans plus tard, c’est l’expansion bureaucratique jusqu'à l'absurde d’une technologie arriérée qui est pointée. Dans Les Aventures du baron de Munchausen, en 1988, l’époque des Lumières est raillée comme engendrant guerre et destructions, loin des progrès auxquels elle est associée d'habitude. Dans The Fisher King, en 1990, c’est l’égoïsme que génère la société moderne qui est visée par le truchement d’un présentateur star de radio qui, donnant un mauvais conseil à un auditeur, déclenche une tuerie. Il faut mentionner également Las Vegas Parano, adaptation du livre de l’écrivain gonzo Hunter S. Thompson, où la ville du Nevada devient la métaphore d’un monde de consommation et de divertissement. « La ville, comme le film, est un gigantesque flipper », souligne ainsi Emmanuel Plasseraud.

« Allons faire du shopping »

La technologie est toujours l’allié objectif de la société de consommation. Dans L’armée des douze singes, c’est le succulent personnage de Jeffrey, incarné par Brad Pitt, militant de la cause animale interné un temps avec Cole, qui formule explicitement cette idée : « Ils n’ont plus besoin de nous. Tout est automatisé. On est des consommateurs (…) Et si tu n’achètes pas. Tu es un malade mental ». Le fou, n’est pas celui présenté comme tel. Ce message est d'ailleurs repris par un autre personnage, le docteur Peters. « La planète ne survivra pas aux excès de l’espèce humaine, lance ce dernier dans une des plus belles saillies du film. Prolifération nucléaire, démographie galopante, pollution des sols, des mers et de l’air, viol de l’environnement, n’est-ce pas celui qui crie au loup qui est sain d’esprit ? Et la devise de l’homo sapiens : 'allons faire du shopping’. N’est-elle pas le cri du vrai fou ? ». Le grand magasin, en pleine activité puis livré à la végétation et aux animaux sauvages en 2035, figure ce monde consumériste qui court à sa perte.

Si les thèmes abordés dans L’armée des douze singes résonnent encore très fort aujourd’hui, nul doute qu’il faut aussi revoir le film pour la virtuosité de sa réalisation, son sens du rythme, son indémodable esthétique steampunk, et le jeu impeccable de ses acteurs. Et puis pour une fois, chose rare dans les années 1990, Bruce Willis ne campe pas un héros viril inoxydable. Son personnage de Cole est pétri de doutes, désorienté, faillible, et l'acteur livre sans doute ici l'une de ses meilleures interprétations.

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