06 mars 2020

Notes sur Idlib & conséquences


Cela restera un point d’histoire, de savoir laquelle des versions irano-syrienne d’une part, russe d’autre part, est la bonne. Comme on le lisait le 2 mars 2020 sous la plume de E.J. Magnier, dont les sources sont dans ce cas essentiellement syriennes et iraniennes, à propos de ce vendredi 28 février où les Turcs s’impliquèrent massivement (artillerie, attaques air-sol, forces spéciales sur le terrain) dans une offensive djihadiste et infligèrent de lourdes pertes aux Syriens, aux Iraniens et au Hezbollah,

« ...Moscou a ordonné à son centre opérationnel militaire en Syrie d’arrêter l’offensive militaire et d’interrompre l’attaque dans la région rurale d’Idlib. S’engager dans une guerre contre la Turquie n’entre pas dans les plans du président Poutine en Syrie. La Russie croyait le moment propice à une accalmie sur le front pour permettre à Erdogan de lécher ses plaies. [...]
» ....Damas et ses alliés trouvent que la Russie a commis une erreur en n’empêchant pas les drones turcs d’attaquer le territoire sous contrôle syrien à Idlib. La Russie a en outre commis une autre erreur grave en n’avertissant pas ses alliés que la direction politique à Moscou avait décrété un cessez-le-feu unilatéral, exposant ainsi ses partenaires sur le champ de bataille au danger en leur refusant une couverture aérienne. [...]

» ...De plus, pendant que le bombardement de l’armée syrienne par les Turcs se prolongeait des heures durant, il a fallu de nombreuses heures pour que les commandants russes convainquent Moscou d’intervenir et de demander à la Turquie d’arrêter le bombardement. »

Du côté (officieux) russe, on a clairement tendance à rejeter cette version. On trouve la chose clairement exprimée dans un article comme d’habitude pétaradant, plein de sous-entendus, de révélations intéressantes glissées entre les lignes, de John Helmer, sur son site Dances with Bears. (Helmer est citoyen américain mais il vit à Moscou depuis des décennies, homme d’affaires mais esprit indépendant, goûtant fort peu la politique de son pays d’origine et avec une foule de contacts dans les diverses élites russes et leurs correspondants à l’Ouest).La citation est d’autant plus intéressante que Helmer a désigné précisément Magnier, et cité le passage (voir ci-dessus) où il est dit, du point de vue irano-syrien, que les Russes ont commis des erreurs, à quoi il répond à partir de ses propres sources russes :

« Selon des sources russes, ces affirmations sont fausses. Il n’y a pas eu de cessez-le-feu russe, mais les Syriens ont dépassé la couverture aérienne et électronique, disent les sources, et n'ont pas pu riposter aux tirs de l'artillerie turque depuis le territoire turc. Evgueni Kroutikov a fait état de l'évaluation de l'état-major général à Moscou : “La perte de Saraqib le 28 février était principalement due au fait que l'armée du gouvernement syrien n'était pas prête à supporter le niveau d’appui-feu fourni aux militants par la Turquie. En outre ... les éléments les plus efficaces de l'armée syrienne ont été retirés de la première ligne et ont commencé à être transférés dans la vallée d'al-Gaab, dans la partie sud d'Idlib, où une opération réussie de la SAA [Armée arabe syrienne]se développe en parallèle. Les réservistes qui sont restés en première ligne n'ont même pas commencé à “installer les ouvrages d’art”, c'est-à-dire, pour parler plus droitement, à creuser des tranchées. Les positions n'étaient pas couvertes par la défense aérienne, ce qui a eu pour conséquence que les drones turcs ont tout simplement terrorisé les Syriens. Dans le même temps, les Turcs eux-mêmes utilisaient activement la guerre électronique, ce qui compliquait encore les communications de l'armée syrienne. L'effet de surprise fut également efficace, – personne ne s'attendait à une telle chose de la part des Turcs”. »

Sans trancher entre les deux versions, on dira simplement que c’est un cas, – toujours dans les cas d’urgence apparaît cette circonstance, – de l’extrême difficulté de la conduite des opérations d’une coalition, cela qui faisait dire à Foch devenu en mars 1918 généralissime des forces alliées sur le Front Ouest : « Depuis que j’exerce cette fonction, j’ai beaucoup moins d’admiration pour Napoléon. » (Dit plus lourdement mais plus clairement : “Depuis que je dirige une coalition de forces nationales indépendantes, j’ai beaucoup moins d’admiration pour Napoléon qui a remporté nombre de ses batailles contre des coalitions”.)

Quoi qu’il en soit, cet épisode marque également un moment crucial dans cet épisode crucial du désordre de guerre de la Syrie : celui où tous les masques sont tombés, et notamment, et surtout celui d’Erdogan. Très rapidement, ses adversaires ont repris le dessus, et c’est un Erdogan diminué par ses manquements à l’accord de Sotchi indépendamment de l’épisode du 28 février mais aggravés par lui, avec également son front intérieur qui se craquelle sérieusement, ses aventures syriennes ne faisant pas l’unanimité de la classe politique, – bref, un Erdogan quasiment en déroute qui s’est rendu à Moscou.

L’humeur russe n’était pas au beau fixe. Erdogan voulait d’abord une rencontre à Ankara sur la crise d’Idlib, à quatre (Allemagne, France, Russie, Turquie), proposée avant l’épisode du 28 février. Poutine à refusé sèchement. Finalement Erdogan s’est rendu à Moscou à sa demande en bilatéral serré, un petit peu comme on va à Canossa. Le résultat des entretiens (six heures selon les Russes, cinq heures 40 selon les Turcs) est conforme à la vérité-de-situation puisque le simulacre est pour cet instant dissipé.
Capitulation en rase-mottes

On reprend ici le texte Marko Marjanović, de Anti-Empire le 5 mars 2020 : il décrit les circonstances conduisant à la rencontre, la rencontre elle-même, et il évalue les résultats très défavorables à la partie turque.

« Tout au long du mois de février, Erdogan a demandé à l’armée syrienne d'arrêter son offensive vers Idlib tenu par Al-Qaïda et de se replier sur ses lignes de départ. Tout au long du mois de février, il a menacé d’utiliser ses propres soldats pour obliger les Syriens à s’arrêter s’ils ne le faisaient pas. A l’expiration de son délai de fin février, il a essayé de mettre sa menace à exécution. Moins d’une semaine plus tard, il a dû admettre l’échec de sa tentative sur le champ de bataille. A Moscou, loin d’obtenir le recul de l’armée syrienne Erdogan a formellement accepté qu’elle reste sur ses positions et il a demandé une trêve.
» Le cessez-le-feu a été accordé, mais pas sans compensations sérieuses. Comme l'initiative du champ de bataille est restée (quoique assez légèrement) du côté syro-russe, c’est Erdogan qui a dû renoncer à quelque chose pour éviter l’humiliation supplémentaire de se voir refusé le cessez-le-feu.
» En plus d'un cessez-le-feu immédiat, Erdogan et Poutine ont convenu d'une “zone de sécurité” de 6 kilomètres de chaque côté de l'autoroute M4 qui traverse le territoire encore aux mains des rebelles de l'ouest à l'est. Les deux hommes ont également convenu de patrouilles conjointes russo-turques sur toute la longueur de l'autoroute.
» Cela signifie que la Turquie devra garantir la sécurité des patrouilles des troupes russes par rapport aux djihadistes ; si la Turquie ne remplit pas cet engagement, Moscou sera une fois de plus justifié d’accorder à Damas un nouveau feu vert pour une nouvelle offensive. (Cela ne signifie pas que Damas estimera toujours avoir besoin d'un tel feu vert si elle continue à reprendre des forces.)
» Toujours selon la déclaration de Poutine, la nécessité d'éliminer les groupes terroristes désignés par l'ONU, stipulée par l'accord de Sotchi, reste d’activité. Ainsi, à moins que la Turquie ne dissolve d'une manière ou d'une autre la principale coalition rebelle la Russie se réserve toujours le droit de demander à la Syrie de le faire par la force à une date ultérieure.

» Il ne fait aucun doute que nous parlerions de termes différents à l’heure actuelle si l’armée syrienne n’avait pas réussi à organiser une contre-attaque qui a largement réduit l’avantage acquis par les Turcs lors de leur offensive. Puisque Erdogan n’avait pas réussi à permettre aux djihadistes d’obtenir des avantages décisifs sur le terrain, il ne s’imposait certainement pas que Poutine leur en accordât à Moscou.
» Le résultat de tout cela est qu’Erdogan a obtenu des conditions (un gel temporaire) qu’il aurait très probablement pu obtenir sans lancer l’invasion au départ et sans perdre 70 tués turcs, sans se créer de problèmes politiques considérables dans son pays et sans massacrer une fois de plus son image vis-à-vis de l’UE.

» C’est cela, – obtenir des conditions qui ne sont pas meilleures que ce que vous auriez pu avoir sans guerre, – qui est la définition d’un échec militaire. »

En attendant la suite...

L’avis, au moins pour ce point, est unanime : ce cessez-le-feu est temporaire, il faut s’attendre à de nouveaux épisodes. La cause en est que les deux parties ont des objectifs intangibles qui sont complètement antagonistes.

• D’un côté, Erdogan se trouve dans une situation paradoxale et extrême. Il se trouve à l’extrême de l’homme politique qui a choisi l’aventure extérieure pour détourner de son impopularité intérieure grandissante à cause des conditions de vie de son pays. Mais plus encore : cette attitude d’Erdogan est renforcée décisivement par sa croyance en un destin d’une sorte d’imperium ottoman qu’il serait désigné pour rétablir, paradoxalement en usant de l’extrémisme islamiste, c’est-à-dire en repoussant les principes de laïcité d’Ataturk. La question dans ce cas est moins de juger de la justesse du projet et de la situation politique d’Erdogan, que de constater que la situation politique d’Erdogan l’enchaîne à son projet, alors qu’il ne cesse de s’y affaiblir jusqu’au risque suprême de la défaite, de l’impopularité intérieure, de l’antagonisme avec une puissance (la Russie) avec laquelle il a tout à gagner à développer ses liens, et tout cela pour un bout de Syrie qui diminue comme une peau de chagrin.

• De l’autre côté, Assad et son armée ont désormais affiché le but fondamental de la récupération de tout le territoire légal de la Turquie. Ce but s’adresse prioritairement aux pays qui interviennent dans les affaires syriennes, plus qu’aux terroristes qui ne constituent pas des entités légales et qui sont donc combattus comme des irréguliers et des hors-la-loi (y compris hors-la-loi-internationale). Il semble désormais que l’on puisse dire que les Russes partagent complètement ce point de vue, en théorie sans aucun doute (depuis le premier jour), mais aussi opérationnellement, cela signifiant qu’ils sont prêts à poursuivre leur aide à la Syrie pour la reconquête. Il semble bien qu’avec cet épisode d’Idlib, Syriens et Russes (et Iraniens, bien entendu) aient perdu toute confiance dans la parole d’Erdogan, en plus de ses capacités à se sortir de ses ambitions “impériales” ; simplement, on observera que, sans doute, les Russes se montreront plus patients que leurs partenaires de la zone, et qu’ils s’emploieront à modérer les Syriens (et les Iraniens) pour éviter des initiatives trop précipitées, mais au contraire pour pousser à fond lorsqu’ils jugeront le moment venu.

Dans un autre texte, rédigé après la rencontre de Moscou, Helmer expose dans son style sarcastique et avec une plume remarquablement informée, que la rencontre s’est passée sous le signe des principes de la Grande Catherine. Cela ne laisse aucune chance au doute et transforme l’affrontement ultime de ce que nous nommons le “désordre de guerre de la Syrie” en une partie qui pèsera lourdement, – outre pour les autres parties, – sur le destin personnel d’Erdogan, sur le destin de la Turquie et sur le destin des liens de la Turquie avec la Russie... Voici donc le passage historique des réflexions de Helmer :

« Le scénario est dicté par le principe de la tsarine, l'impératrice Catherine II, pendant les guerres turco-russes de 1768 à 1792. Le principe est que l’on ne peut se fier à rien de ce que les Turcs disent accepter ou signer ; et que tout ce que les Turcs ne peuvent pas réaliser avec leur armée [dans un cas donné]sera recommencé encore et encore, jusqu’à ce qu’ils soient vaincus par la force des armes et par la défense du territoire déployant plus de puissance que les Turcs, au point que ceux-ci ne peuvent plus espérer vaincre. Le corollaire du principe de Catherine est que le nouvel accord entre Poutine et Erdogan ne peut pas durer longtemps. Les deux parties le savaient, et jamais auparavant lors d’une de leurs réunions au sommets l’on ne vit de têtes aussi penchées et de regards aussi décidés à ne pas croiser celui de l’interlocuteur. » 

Covid-19 et “Westlessness”

Certains nomment Idlib “la mère de toutes les batailles”, en rappel de la formule de Saddam, en fait comme si l’on sentait que l’on parvient au terme du calvaire syrien. Désormais, les choses apparaissent clairement, de même que la géographie de ce qui serait la fin de cette crise-sans-fin qui prit la forme d’un “désordre de guerre”. La séquence qui s’est terminée à Moscou hier s’est déroulée en l’absence des mouches du coche du bloc-BAO, enchaînés à leur absurde narrative type-“Assad-le-boucher” et leur pensée zombifiée et réduite au déterminisme-narrativiste qui en est la production hautement intellectuelle. Dans cet exercice de veulerie des restes de l’esprit, les américanistes de Trump paraissent au moins plus francs du collier que l’infâme couardise arrogante des Européens et de leur morale bureaucratique.

• Certes, les américanistes l’ont joué cette fois assez nettement, nous voulons dire sans trop s’en dissimuler. Trump s’est abstenu de tweeter et le Pentagone a sèchement démenti l’ambassadeur du département d’État chargé des affaires syriennes, le neoconJames Jeffrey, qui avait visité Idlib et promis vaguement des armes aux terroristes “modérés” d’Erdogan. Pompeo a fait quelques tentatives belliqueuses sans lendemain. “Willy B.”, de SicSemperTyrannis, relève que « les necon du parti de la guerre, comme James Jeffrey, Lindsay Graham et d’autres, qui avaient tenté d’exacerber l’antagonisme entre la Turquie et la Russie en réclamant des livraisons d’armes à la seconde, ne pavoisent pas ce soir... » Bref, l’Amérique, encalminée dans ses multiples crises et dans l’effondrement-Covid-19, se “trumpise” et ne prête plus guère d’attention au Moyen-Orient, pas plus qu’au reste du monde.

• Les Européens, eux, se font une fois de plus piéger par Erdogan et ses réfugiés, qui sont au nombre de 3 à 6 millions selon l’humeur du jour. La persistance de la narrative-“Assad-le-boucher” dans les pays européens est absolument stupéfiante, et contribue à une paralysie et à une impuissance qui semblent finalement correspondre parfaitement au calibre de ce qu’est devenu l’Europe. Ce “machin” (l’’Europe-UE), qui vaut mille fois en illégitimité bureaucratique l’ONU du général et même bien au-delà, semble au fond fait pour reposer sa complète inconsistance dans la paralysie et l’impuissance de l’argument de la moraline. Décidément, la métaHistoire n’a que faire de l’Europe et de ses petits papiers du déchaînement sociétal.

Au reste, ce qu’on décèle d’une façon plus subtile, plus souterraine en un sens mais bien plus puissante, c’est la possibilité d’un changement de paradigme crisique. Si, comme PhG l’argumente, les éruptions crisiques s’intègrent de plus en plus dans un “quatrième Temps Crisique”, elles le font en illustrant de plus en plus les caractères de la Grande Crise d’Effondrement du Système qui semble avoir trouvé son “lièvre” comme l’on dit en cyclisme sur piste, dans la crise Covid-19 avec son extrême diversité.

Du coup, l’épisode d’Idlib apparaît comme une sorte de rangement, où les acteurs expriment mieux leur position, où la Russie par exemple légitime à la fois sa présence et son influence, où la Syrie peut espérer une réduction de ce “désordre de guerre” qui l’ensanglante, où l’“Occident”, comme le dit et le redit Macron, voit son influence civilisationnelle se gauchir, se déstructurer, ne plus constituer un outil à son service avec la réduction qui s’ensuit et devient ce phénomène de déclin accéléré, à la mode spenglerienne, pour lequel eux-mêmes, les “Occidentaux”, ont forgé un mot, – “Westlessness”. Ce rangement n’est pas une fin du désordre, mais la réduction d’un certain désordre de type intermédiaire, et cela pour laisser la place aux grands bouleversements transversaux, au chaos apocalyptique (qui contient des éléments de sa renaissance) au-delà de la géopolitique, pour mieux correspondre à la puissance cosmique de la Grande Crise d’Effondrement du Système.

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