26 mars 2020

Le phalanstère de Sahy, un rêve français au Brésil

 Vue d'un phalanstère, lithographie de Jules Arnout, 1847 - source : Gallica-BnF

Entre 1841 et 1846, près de 600 Français ont traversé l’Atlantique afin de participer à la fondation d’une communauté idéale au Brésil. L’aventure du phalanstère de Sahy, longtemps oubliée, a pourtant défrayé la chronique.

C’est dans la France industrieuse de Louis-Philippe que débute cette histoire, lorsque quelques penseurs et hommes d’action imaginent les contours d’un autre monde possible, avec d’autres manières d’habiter, de travailler et de répartir les gains du travail. Parmi eux, Charles Fourier a même inventé un néologisme pour baptiser son palais social, destiné à accueillir de petites communautés, inspiré du modèle des phalanges et organisé sur les principes d’un monastère – ce sera le phalanstère.

Mais du fouriérisme écrit au fouriérisme pratiqué, la route est ardue. Si bien qu’à la mort du maître (1837), ses héritiers se déchirent. D’un côté les penseurs, réunis autour de Victor Considérant et du journal La Phalange, de l’autre les réalisateurs, pressés d’engager les premières expériences de phalanstères, et organisés autour d’un autre organe de presse.

Dès sa création en 1839 Le Nouveau Monde s’engage sur cette voie. En quelques mois, pas moins de trois projets voient le jour : en Algérie (à Saint-Denis du Sig, par Zoé Gatti et Jean Czinski), en France (à Citeaux, par Arthur Young) et au Brésil (dans la péninsule de Sahy, par Benoit Mure) – ce qui vaut d’ailleurs la moquerie d’un journal comme La Caricature.

Le docteur Benoit Mure, qui a découvert dans l’homéopathie le pendant, pour la régénération du corps, de la pensée de Charles Fourier pour la régénération de la société, part donc pour le Brésil à la fin de l’année 1840. Muni de lettres de recommandations, il cherche à obtenir de l’Empire le financement pour la construction d’une colonie industrielle – ce qu’il réussira, au bout d’une année – et un lieu où s’installer – ce sera la péninsule de Sahy, dans la province de Santa Catarina, au sud du Brésil.

Pendant ce temps, à Paris, s’organise le groupe qui participera à cette aventure. Une association est d’abord fondée (l’Union industrielle), dont les statuts serviront à organiser la vie collective dans le futur phalanstère.



Au printemps 1841 débute le recrutement des futurs phalanstériens : pas moins de 700 chefs de famille répondent à l’appel et se rendent devant des commissions d’admission chargées d’établir leur valeur morale et professionnelle. Car il s’agit de ne recruter que de pacifiques, actifs et habiles travailleurs, capables de subvenir à leurs besoins, et disposant d’une communauté de vues et d’espérances. Si bien que seulement 345 chefs de famille ont finalement été admis, soit un total de 1 150 personnes.

Après le temps du recrutement, vient le temps de la formation, comme l’indique le journal Le Premier Phalanstère le 15 octobre 1841 :

« On forme des groupes par anticipation ; on expertise les natures, on échelonne les diverses aptitudes, on forme des cadres pour une armée de producteurs, autant qu’il est permis de le faire dans un milieu où nul ne se connaît. »

Ces individus qui ont spontanément fait acte de candidature vont ainsi devenir les soldats de l’harmonie, soldats d’une armée pacifique, chargés de « régénérer le monde », soldats entraînés et obéissants, respectueux de l’ordre et de la hiérarchie.

Dans les premiers jours du mois d’août 1841, à la barrière des Martyrs, ces futurs sociétaires forment des chœurs et répètent les chants qui rythmeront leur marche triomphale. Des poèmes sont également composés pour rendre hommage « aux Brésiliens du premier départ ».

Après le temps de l’apprentissage de l’espérance, vient désormais le temps de grande migration. Car pour aller de Paris à Sahy, il faut emprunter les chemins, encore balbutiants en ce tout début des années 1840, de la migration internationale : il n’y a pas de lignes transatlantiques régulières, pas de consulat brésilien dans tous les ports… En somme, les organisateurs du projet phalanstérien doivent d’abord se transformer en agent de migration. Et ce n’est pas une mince affaire.

Une première avant-garde d’une centaine de personnes décide de se rendre au Brésil au début du mois de septembre 1841, sans attendre l’appel définitif de Benoît Mure. Le Journal du Havre (repris dans Le Siècle, 27/09/1841) se fait l’écho de leur arrivée. Mais le départ est retardé d’un mois, le temps que les premières brouilles ne viennent fissurer le bel édifice – une dizaine d’entre eux décide d’en rester là.

À l’arrivée à Rio, c’est une réception par dom Pedro II qui les attend : Benoit Mure se lance dans un discours enflammé pour présenter cette armée de rénovateurs (La Presse, 27/02/1842).

« Sire, il y a un an, je priai V. M. d'accorder l'hospitalité à des enfants de la vieille Europe, qui cherchent la paix et le bonheur.

Si nous voyons ici les prémices de cette grande entreprise, nous le devons à la sagesse de votre gouvernement ; le Brésil ne restera pas en arrière des peuples civilisés de la Terre, qui, aujourd'hui, sous la direction de Fourier, cherchent à organiser le travail et à pacifier les intérêts industriels. »


Si le jeune empereur, âgé de 15 ans lorsqu’il accueille les phalanstériens, leur fait bon accueil, c’est parce que son pays a un besoin urgent de main-d’œuvre étrangère et notamment de techniciens, d’artisans et ingénieurs. Indépendant depuis 1822, le Brésil (qui ne compte pas encore dix millions d’habitants) est moins confronté au problème des paysans sans terre qu’à celui de terres sans paysans. Voilà pourquoi l’État impérial encouragea l’immigration européenne, encore plus lorsque celle-ci se présente sous la forme d’une colonie industrielle.



Mais le feu couve, et une nouvelle brouille vient obscurcir le ciel qui s’était encore assombri durant la traversée. Deux groupes se forment, et une nouvelle fois une dizaine de futurs phalanstériens décide de rester à Rio de Janeiro.

Grâce à une ruse, Benoit Mure s’empare du bateau affrété par l’Union Industrielle et ordonne de mettre cap au sud, en laissant sur place les directeurs.

Au final, ce sont deux colonies qui vont voir le jour – Sahy et Palmitar. Chacune va envoyer des recruteurs en France, diffuser des plaquettes de propagande (à l’exemple du texte de « Louise Bachelet », sûrement écrit par Benoit Mure lui-même, et racontant une visite au phalanstère), et prendre contact avec de nouveaux transporteurs – comme Charles Delrue à Dunkerque, qui organisera plusieurs expéditions.

La presse de l’époque évoque ainsi ces « promeneurs au costume différent de nos habitants que l’on voit parcourir nos rues depuis quelques jours ».

Peu à peu les autorités publiques, en France comme au Brésil, prennent conscience du subterfuge, car il n’y a rien sur place, ni abri, ni nourriture… C’est un véritable drame qui se joue dans la péninsule de Sahy, où la faim et la promiscuité sont les compagnons d’infortune de ces malheureux. Des avis sont diffusés dans la presse (Le Constitutionnel, 23/08/1844) pour dissuader les futurs candidats au départ.

Mure rentre à Rio en 1843, où il fonde le premier institut d’homéopathie du pays. Et c’est en 1846 que les colonies sont définitivement fermées par Michel Derrion, l’un des directeurs de l’Union Industrielle (il ne reste alors qu’une dizaine de personnes), qui viendra s’installer à Rio, chez Benoit Mure d’ailleurs, et participera à la fondation du premier journal socialiste au Brésil.

Si le projet phalanstérien est avorté, il est bien difficile de dire que le projet migratoire fut un échec pour les quelque 600 personnes qui auront traversé l’océan. Certains sont rentrés en France, mais une grande partie a trouvé à s’employer, comme artistes ou artisans, dans la ville, ou encore comme techniciens affectés la construction de routes, dans la province de Rio.



Laurent Vidal est historien, spécialiste des Mondes américains. Il est professeur des universités en histoire à l’université de La Rochelle (depuis 2007) et directeur de recherche à l’Institut des Hautes Etudes d’Amérique Latine (Université de Paris III).



Pour en savoir plus :

Flores, Maria Bernadete Ramos, de Campos, Emerson César, Sartori, Carina, « Les traces de la présence française dans les terres du Saí : le cas de la famille Ledoux », in: Laurent Vidal, Tania de Luca (dir.), Les Français au Brésil, xixe-xxe siècles, Paris, Les Indes Savantes, 2011, p. 461-477

Gallo, Ivone Cecília d’Avila, « Une expérience de communauté fouriériste au Brésil : le phalanstère de Saí (1841-1843) », in Laurent Vidal, Tania de Luca (dir.), Les Français au Brésil, xixe-xxe siècles, Paris, Les Indes Savantes, 2011, p. 165-180

Gaumont, Jean, Le commerce véridique et social (1835-1838) et son fondateur Michel Derrion (1803-1850), Amiens, Imprimerie nouvelle, 1935.

Güttler, Antonio Carlos, « Un prélude brésilien à l’expérience de Reunion ? Le phalanstère du Saí, 1841-1843 », dans Cahiers Charles Fourier, « Autour de la colonie de Réunion, Texas », no 4, 1993, p. 3-12.

Vidal, Laurent, Ils ont rêvé d’un autre monde. 1841, Cinq cents Français partent pour le Brésil fonder un nouvel Eden, Paris, Flammarion, 2014 

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