D’inquiétants points communs
Un autre point commun entre ce qui s’est passé en Chine d’une part, et ce qui se passe en France et dans d’autres pays d’Europe est le recours à un même discours nationaliste mettant l’accent sur l’unité, la solidarité, la discipline et la légitime acceptation par l’individu d’un recul des libertés publiques. Certes, en Chine, on n’a pas mis des amendes pour mauvais comportements, on a immédiatement utilisé la force. En Europe, on se contente de ne pas écouter les critiques, la police ne vous oblige pas (encore ?) à vous déjuger, comme dans le cas des huit médecins chinois lanceurs d’alerte. Néanmoins, l’écart entre la façon dont Pékin et les gouvernements européens réagissent diminue peu à peu. Au début, ces derniers s’appuyaient sur les techniques pacifiées de manipulation de l’opinion publique et sur le pouvoir hégémonique des médias, ce n’est plus le cas. Les récalcitrants au confinement peuvent être condamnés à une peine de six mois de prison en cas de récidive !
Comme il est de coutume, ce sont les classes populaires qui sont victimes de cette répression. Contrairement aux quartiers riches qui sont désertés par leurs habitants, partis à la campagne, les quartiers populaires, encore très peuplés, sont quadrillées et contrôlés d’une manière massive. En France, les classes populaires sont stigmatisées en raison de leur supposée incapacité à comprendre les enjeux de l’épidémie, comme j’ai pu en être témoin, avec d’autres, dans le quartier populaire de Château rouge à Paris. L’Italie met de lourdes amendes à ceux qui ne respectent pas le confinement ou la « distance sociale », etc.
Derrière la glorification des héros
Le vocabulaire guerrier domine. La glorification des « héros en blouses blanches » renvoie à la sanctification de Li Wenliang en Chine, ce médecin « mort au combat » et qui avait lancé l’alerte — un des premiers. Même référence à l’héroïsation donc, afin de cacher les problèmes et l’incapacité des gouvernants à répondre efficacement à la situation. Tous ces phénomènes ont été moqués il y a quelques semaines quand il s’agissait d’accuser Pékin de comportement « totalitaire ». On se souvient aussi de l’ironie de nombreux messages concernant les campagnes de pulvérisation de désinfectant dans les grandes villes chinoises. Depuis, on y est venu (en Italie). L’utilisation de drones pour traquer les contrevenants au confinement était analysée comme une énième manifestation du totalitarisme chinois. On en voit dorénavant sur les plages mais aussi à Paris, rappelant aux promeneurs les règles en vigueur.
La dégradation du système de soins figure également parmi les points communs. La Chine comme les pays européens sont engagés depuis de nombreuses années dans un vaste programme de restrictions des dépenses en faveur de la santé même s’il y a une certaine amélioration en Chine depuis quelque temps.
Partout des hésitations
On perçoit aussi en quoi les critiques visant la réaction chinoise tardive au virus tenait pour une part au procès d’intention. Les hésitations du début ne font aucun doute, nous y reviendrons, mais on voit aussi que les réactions dans les autres pays ne sont guère meilleures. Comme en Chine, et pour des raisons identiques (la peur des conséquences économiques, principalement), les Européens ont réagi avec des semaines de retard et de manière beaucoup plus molle que les pays asiatiques. L’Italie a déjà plus de morts que la Chine pour une population vingt fois moindre. Le Royaume-Uni a décidé de ne rien faire avant de réagir. La France hésite. Les deux armes majeurs de la lutte (accès facile aux masques et au test) qui ont fait leur preuve en Extrême-Orient ne sont pas utilisées pour l’instant.
L’attitude des gouvernants vis-à-vis des experts et des praticiens rappelle aussi la Chine. En Italie, on assiste à des appels au secours de la part des soignants sur les réseaux sociaux. En France, les personnels de l’hôpital public sont vent debout contre la « communication » gouvernementale — qui n’est pas suivie d’effets. Les lanceurs d’alerte ne sont pas plus entendus qu’à Pékin même s’ils sont bien mieux traités. Bien sûr, il y a des groupes d’experts autour du président de la République mais, depuis Pierre Bourdieu, on sait à quoi s’en tenir sur ces dispositifs : ils servent plus à justifier des mesures politiques par un discours scientifique que de prendre des décisions sur la base de considérations scientifiques (2).
Lire aussi Pierre Bourdieu, « La fabrique des débats publics », Le Monde diplomatique, janvier 2012. On critiquait aussi beaucoup le fait que les autorités chinoises avaient voulu très longtemps privilégier la croissance au détriment de la santé. Aujourd’hui le gouvernement français semble vouloir maintenir l’activité économique coûte que coûte et forcer travailleurs et employeurs à prendre des risques.
Faillite des analyses culturalistes
Un autre intérêt du comparatisme tient à la faillite des analyses culturalistes. La Chine continentale, Hongkong, la Corée, Singapour et Taiwan ont des approches très diverses. Taiwan s’est contenté de bloquer l’arrivée des citoyens chinois et de mettre systématiquement à l’écart les personnes venant de zones à risque sans pour autant bloquer le pays. Tout le monde était porteur de masques. Un système de soins de très grande qualité a fait le reste. La Corée du Sud s’est appuyée sur un large système de détection afin d’isoler les milieux infectés ; le gouvernement a joué la transparence, informant quartier par quartier du nombre de cas. Pour Hongkong et Singapour, on a eu à la fois une fermeture des frontières et un traçage des gens contaminés. Pour la Chine continentale, qui est dans une situation différente vu l’immensité de son territoire, on sait que la mise à l’isolement de la province du Hubei (et des malades) a joué un rôle majeur. Mais dans les autres villes, il n’y pas eu de confinement radical comme en France. Les résidences n’étaient accessibles qu’aux résidents ; il y avait bien des contrôles de la température pour entrer dans les lieux publics mais le confinement total était limité aux malades.
De vraies spécificités
Alors, bien sûr, comparer c’est aussi révéler les spécificités. Un des traits de la stratégie chinoise réside dans la rapidité de réaction après des semaines d’inaction. Certains peuvent y voir les « bienfaits d’une bonne dictature ». On peut surtout insister sur la réinvention de la tradition comme ressource de l’action étatique : l’État français puise aujourd’hui aux sources de la monarchie constitutionnelle (le président est en première ligne), comme l’État chinois a puisé dans l’imaginaire maoïste. L’héroïsation, les hôpitaux construits en quelques jours (comme à l’époque du Grand bond en avant), les confinements de force, etc. tout cela rappelle l’utilisation du « mouvement politique » comme forme majeure du contrôle sur les populations entre 1949 et les années 1980. Les autorités chinoises ont réagi comme si une insurrection avait lieu, comme si un ennemi intérieur avait surgi. Car derrière la « guerre au virus », il y a aussi potentiellement une guerre contre ceux qui l’hébergent.
Le civisme est un luxe
On peut aussi s’interroger sur le rôle du civisme dans les mesures prises contre l’épidémie. Cet élément, on le retrouve paradoxalement aussi dans les démocraties d’Asie orientale, ce qui pourrait justifier une approche culturaliste. La vérité est ailleurs, et notamment dans un trait commun à toutes ces sociétés : l’absence d’un décrochage des catégories populaires. Même si la société est inégalitaire, la plupart des Chinois sont entraînés dans une logique d’amélioration du niveau de vie et un imaginaire de la croissance pour tous, ce qui soude, malgré tout, les couches sociales entre elles. L’idée d’un destin commun reste prépondérant. En France, au contraire, certaines catégories sociales ont décroché et vivent dans un monde différent du reste de la société (3). D’une certaine façon le civisme est un luxe : comment être civique quand on vit dans la rue, quand on est obligé de se déplacer loin de chez soi pour se ravitailler (notamment dans les commerces ethniques), quand on n’a pas tous les codes et les moyens pour respecter les règles (ordinateur, source d’informations, etc.) ?
Les hôpitaux gérés comme des entreprises
En Chine, dans les années 1990 et jusque dans les années 2000, le système de soins s’est dégradé ou, plus exactement, il s’est profondément segmenté. D’un côté un excellent système destiné aux plus riches, de l’autre une diminution drastique de l’accès aux soins pour les classes populaires (paysans et migrants). Mais même pour les riches, le système s’est détérioré en raison de réformes libérales. La plupart des hôpitaux sont publics mais sont gérés comme des entreprises. Conséquence : les salaires des médecins sont bas alors que les profits des hôpitaux sont faramineux. Les soignants se servent alors au passage en exigeant des pots-de-vin à la fois des patients et des entreprises de médicaments et de matériel médical. Ceci dit, il n’est pas sûr que le système sanitaire aurait mieux résisté à l’épidémie dans les années 1970. Il existait une meilleure couverture de base pour les pathologies de masse mais en cas d’épidémie…
Il faut ajouter néanmoins que le gouvernement s’est lancé depuis quelques années dans une vaste réforme pour permettre un meilleur accès aux soins pour les classes populaires — réforme qui a peut-être joué un rôle positif. Certes, on est loin des 11,2 % du produit intérieur brut (PIB) que la France consacre aux dépenses de santé, mais celles-ci sont passées de 2,2 % du PIB chinois en 2000 à 5,1 % en 2018 (avec un PIB en constante augmentation).
Enfin, le nombre relativement important de décès par rapport au total des cas doit être évalué à l’aune de l’explosion des maladies chroniques (diabète, tension artérielle, etc.) due à la détérioration de la qualité de la nourriture et aux changements de mode de vie. On sait que les comorbidités augmentent la mortalité des malades.
Pékin se sert de la contestation et de la répression
Une autre spécificité chinoise tient aux structures administratives. L’articulation entre le pouvoir central et les autorités locales ont contribué à la lenteur de la réaction. Les cadres, terrorisés par le renforcement de la répression, en cas de mauvaise décision ou de prétendu manque de loyauté, ont longtemps hésité à intervenir de peur de « casser » la croissance et de perturber la société. Les autorités centrales se dédouanent aujourd’hui en expliquant que les cadres locaux ont été défaillants. Les craintes de ces cadres locaux ont été confirmées, plusieurs centaines d’entre eux ayant été sanctionnés. Mais rappelons que le fait d’avoir concédé une large marge de manœuvre aux autorités locales par le centre fut un facteur important du « miracle » chinois.
Enfin, il faut noter l’effort de « transparence contrôlée » de la part de l’État. Pour retrouver la maîtrise, le pouvoir a, en même temps renforcé sa mainmise sur les médias et laissé s’exprimer les critiques. Les réseaux sociaux sont ainsi devenus une plateforme de contestation et de répression. Pourquoi un tel « libéralisme » ? Parce que pour rétablir une situation délicate, le centre a besoin de mobiliser la population afin qu’elle révèle les problèmes. Pékin n’est pas en mesure de savoir ce qui se passe à la base. L’État peut changer les cadres, réprimer la contestation mais pour « gouverner la population », il lui faut savoir ce qui se passe.
Tous ces journalistes citoyens, ces informateurs de fortune, ces médecins lanceurs d’alerte permettent de mieux connaître la situation et d’intervenir. Il est à peu près certain que les dénonciations concernant les cadres et le système de soin ont débouché sur des inspections systématiques, minutieuses ; et des sanctions. Ainsi, la toute récente enquête de la commission centrale de contrôle (guojia jianwei) concernant Li Wenliang considère que les sanctions le visant ont été inappropriées (budang), que la procédure n’a pas suivi les normes et elle a conseillé aux autorités locales de contrôle d’annuler la procédure et d’enquêter sur les responsabilités des personnes concernées. Cette stratégie n’empêche évidemment pas que les lanceurs d’alerte soient arrêtés et punis. Au contraire, cette gestion de la répression permet d’utiliser puis d’écarter des individus jugés parfois utiles, parfois nuisibles.
La pratique n’est pas nouvelle. Depuis de nombreuses années, la protestation sociale est gérée par ce truchement. Tel groupe d’activistes qui révèlent une atteinte à l’environnement peut être loué à un certain moment et réprimé à un autre. Des leaders de mouvements de grèves peuvent passer du statut d’individus dangereux à interlocuteurs privilégiés (4). Quoi qu’il en soit, les réseaux sociaux et l’opinion publique sont devenus le principal terrain où s’affrontent les intérêts et les ambitions. Sur ce terrain, censure et expression critique font, paradoxalement, bon ménage.
À l’heure où la démocratie est en crise et où la Chine recueille, à juste titre, les louanges des populations à qui elle envoie matériel et personnel pour lutter contre l’épidémie, il est inquiétant de constater que les grandes démocraties européennes utilisent à peu près les mêmes méthodes (mais avec moins d’efficacité) que l’empire du Milieu. Au lieu d’essayer désespérément de renvoyer la Chine à l’horizon totalitaire et de dédouaner par principe les démocraties de toute tendance autoritaire, on ferait mieux d’essayer de penser une gestion démocratique de la crise. Il est nécessaire de garder un regard critique sur ce que font les États, quel que soit leur régime politique. C’est à ce prix que l’on pourra encore, peut-être, sauver l’idéal démocratique.
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