Ce qui s'impose d’une façon assez marquée, c’est la force du contraste entre les super-riches empochant leurs dividendes d’une bourse qui n’a plus aucun rapport avec le monde réel, réservant ses seules relations terrestres avec la planche à billet manipulée électroniquement ; et d’autre part la population pauvre, frappée à la fois par la pandémie Covid-19 et par les mesures économiques de licenciement du fait de cette crise brutale. Cette situation et le spectacle évoqué rappellent immédiatement les souvenirs et les images de la Grande Dépression, avec ses disparités extraordinaires entre les élites richissimes et la population plongée dans la précarité et une pauvreté cruelle allant jusqu’à de véritables famines dissimulées. L'exceptionnalité de notre “étrange époque” se trouve évidemment dans la rapidité avec laquelle s'est imposée cette situation.
Il s’agit d’une particularité très américaniste, qu’on a du mal à rencontrer, avec cette ampleur et cette rapidité, dans les autres pays touchés par la crise. Si l’individualisme est aujourd’hui très répandu bien entendu dans le monde, il n’interfère pas d’une façon aussi massive dans la politique, jusqu’à interdire les réflexes régaliens et de service public les plus évidents ; par contre, il est inscrit dans les structures mentales et la psychologie américaniste et influence naturellement la politique dans le sens de l’hostilité à un interventionnisme de santé publique. L’attitude du gouvernement US répond en général à cette tendance, soit en n’intervenant pas, soit en intervenant essentiellement en faveur des finances des entreprises et surtout des plus grandes (les “too big to fall”), et fort peu en faveur des personnes les plus pauvres touchées par la crise. Les seules exceptions sont dues à des circonstances exceptionnelles, lorsqu’un président est élu “par la crise” et fait une politique dans ce sens, notamment en faveur des populations les plus touchées ; le cas le plus exemplaire est bien entendu celui de Franklin D. Roosevelt, lors de son élection de 1932. Pour l'instant et sans beaucoup d'espoir de changement, on ne voit nulle part, dans le monde politique de “D.C.-la-folle”, un politicien qui puisse prétendre concevoir et mettre en pratique la politique que Roosevelt développa (d’ailleurs, en bonne part par électoralisme pour son élection de 1933, ensuite par conviction).
Le texte ci-dessous, du 26 mars 2020, est de Bill Van Auken, dans WSWS.org. Le titre complet est « Le conte des deux montées en flèche: Wall Street s’envole, le nombre de morts du coronavirus à New York aussi ».
dde.org
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Le conte des deux cités
« C’était le meilleur et le pire de tous les temps, » écrivait Charles Dickens au début de son célèbre roman sur la Révolution française, ‘Le Conte de deux cités’ (A Tale of Two Cities). Ces mots ont trouvé une nouvelle et forte illustration à New York mardi. Alors que les milliardaires se gavaient à Wall Street, le reste de la population était confronté à un nombre croissant de décès, de maladies et de souffrances humaines dues à la pandémie de coronavirus.
Des deux courbes pointant vers le haut, celle du Dow Jones Industrial Average et celle de l’augmentation du nombre des cas de coronavirus et de décès à New York, cette dernière était la plus forte.
Le nombre de cas double désormais tous les trois jours. Il est passé mardi à 25.665 dans l’État de New York, dont plus de 15.000 concentrés dans la ville de New York. Le nombre de morts augmente également de façon constante, avec au moins 192 décès rien que dans la ville. La ville la plus grande et la plus densément peuplée des États-Unis est devenue l’épicentre d’une pandémie qui menace la vie de millions de personnes.
Les autorités avaient prédit que le tsunami de la pandémie commencerait à déferler sur New York dans deux à trois semaines, mais il semble déjà arrivé. La ville est terriblement mal préparée ; on s’attend à ce que ses hôpitaux cèdent sous l’impact de dizaines, voire de centaines de milliers de personnes en quête de soins.
Rien de tout cela n’a cependant mis fin à la voracité financière de Wall Street, qui a connu sa plus forte hausse en une journée depuis 1933, avec une augmentation de 11 pour cent de l’indice Dow Jones des valeurs industrielles. Le parquet de la Bourse de New York était vide, fermé lundi après qu’un trader ait testé positif au COVID-19, la frénésie d’achats massifs s’effectuant par voie électronique.
La hausse de 2000 points de Wall Street était la réponse à l’adoption imminente de la loi CARES (Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security Act), une loi grotesquement mal nommée et une manne de deux mille milliards de dollars pour les grandes entreprises. Une nouvelle injection qui s’ajoute aux deux mille milliards de dollars supplémentaires promis par le gouvernement américain pour soutenir les actifs financiers détenus par les grandes banques. Les actions des industries à renflouer — compagnies de croisière, stations balnéaires et compagnies aériennes — ont fait un bond de 30 à 40 pour cent.
Beaucoup de milliardaires et de multimillionnaires de New York qui ont profité de cette hausse record ont déjà abandonné la ville sinistrée, laissant vides les immeubles de luxe de Manhattan. Ils ont été dans les manoirs des Hamptons et les fermes de la Nouvelle-Angleterre. Ou bien ils sont allés en jet privé vers des bunkers à l’Ouest — emportant sans aucun doute le virus avec eux et infectant l’armée d’employés nécessaire pour maintenir leur mode de vie.
Pendant ce temps, dans la ville, les signes de propagation du virus sont partout.
Mardi, à l’hôpital Elmhurst dans le Queens, qui dessert l’une des populations les plus fortement immigrées du pays, une file d’attente serpentait dans le pâté de maisons pour le cinquième jour consécutif, les malades attendant derrière les barricades de la police pour entrer aux urgences. Les infirmières ont rapporté que parmi les testés positif il y avait des travailleurs à qui l’on avait dit qu’ils ne pouvaient pas se permettre d’aller en quarantaine, même pour une journée, sans perdre leur emploi et devenir incapables de nourrir leur famille.
La majorité de la classe ouvrière à New York, comme dans l’ensemble des États-Unis, est prise dans ce tragique dilemme. Elle n’a pas d’argent pour subvenir à ses besoins pendant une fermeture prolongée et la misère offerte par le Congrès n’y changera rien. L’importante population de travailleurs immigrés sans papiers qui soutient l’économie des services de la ville ne recevra même pas cette somme dérisoire.
Le président Donald Trump et le gouverneur de New York Mario Cuomo ont tous deux lancé des appels politiques cyniques aux familles de travailleurs craignant de souffrir de la faim, de se retrouver sans abri ou de voir les petites entreprises faire faillite, en suggérant que les gens pourraient bientôt retourner au travail, malgré la propagation du virus.
Mardi, le Service des transports en commun de New York a annoncé avoir été contraint de réduire les métros. Il a supprimé plus de 1.000 trajets cette dernière semaine, en raison d’une forte hausse du nombre de conducteurs qui se déclaraient malades. Au moins 23 travailleurs des transports en commun étaient des cas confirmés de COVID-19 et beaucoup furent contraints de se mettre en quarantaine du à un contact avec des collègues infectés.
L’effet de cascade de ces réductions se fait sentir chez les passagers serrés les uns contre les autres dans les trains, ce qui facilite la propagation du virus à des couches toujours plus larges de la population.
De même, la ville a annoncé mardi qu’elle négociait avec des entreprises privées de transport d’ordures par crainte que, du au nombre croissant de travailleurs de ce secteur touchés par le virus – 61 ont déjà testé positifs et 26 autres été mis en quarantaine –, on ne finisse par laisser les ordures s’amonceler dans les rues.
Autre expression tragique de la propagation du virus, on a annoncé lundi qu’un directeur d’école de Brooklyn âgé de 36 ans, Dezann Romain, était décédé des suites de complications liées au coronavirus. Le maire démocrate de New York, Bill de Blasio, avait résisté à la fermeture des écoles de la ville et n’a cédé qu’après que les enseignants l’aient menacé d’arrêts de maladie massifs et attaqué pour avoir “du sang sur les mains”.
Cet impact sur les travailleurs des services essentiels est un indicateur de l’ampleur de la propagation du virus dans la population de la ville. Ceux-ci, comme l’ensemble de la classe ouvrière de New York, sont de plus en plus en colère face à l’incapacité de la ville et des employeurs à leur fournir une protection, même minimale, contre la maladie.
Selon les estimations officielles, la ville aura besoin de 140 000 lits d’hôpital pour faire face aux New-Yorkais frappés par la maladie, alors que seuls 53.000 sont disponibles. Pour sauver la vie des patients, 30 000 ventilateurs seront nécessaires, alors qu’il n’y en a pas plus de 5 000. On dit aux hôpitaux qu’ils doivent augmenter leur capacité de 100 pour cent, mais rien n’indique comment un personnel déjà débordé peut faire face à un tel doublement de sa charge. Le résultat inévitable est que le personnel médical sera obligé de choisir entre qui vivra et qui mourra.
Tard mardi, des soldats en uniformes de camouflage ainsi que la police de New York ont érigé des tentes et positionné des camions frigorifiques à l’extérieur de l’hôpital Bellevue à Manhattan, comme une morgue de fortune pour l’arrivée prévue de nombreux cadavres. Des dispositions similaires ont été prises dans tous les grands hôpitaux de la ville.
Les médecins, infirmières et travailleurs de la santé manquent cruellement d’équipements de protection individuelle. Les réserves de masques faciaux sont insuffisantes dans tous les hôpitaux et seront épuisées en quelques semaines. Le résultat inévitable sera qu’ils constitueront eux-mêmes une partie importante de ceux qui tombent malades et meurent.
Trump, le Républicain et Cuomo, le Démocrate, ont échangé des piques mardi. Le gouverneur de New York a protesté contre le montant pitoyable de l’aide offerte par Washington. Le président américain a répliqué en affirmant que Cuomo aurait dû acheter plus de ventilateurs pour son État des années auparavant.
La réalité est que les deux parties ont décimé les services de santé publique au cours des décennies. Le système politique bipartite américain actuel, basé sur la défense des intérêts de l’oligarchie financière et des entreprises américaines, est organiquement incapable de répondre à la crise actuelle. Ils vont poursuivre les mêmes politiques faisant porter tout le fardeau de la crise à la classe ouvrière et condamnant des millions de personnes à mourir.
La contradiction flagrante entre l’orgie de parasitisme financier de Wall Street et la souffrance infligée à des millions de gens dans la ville de New York constitue la réponse inéluctable à la crise actuelle. Les milliards de dollars mis dans les poches de l’oligarchie financière doivent être saisis et doivent aider à financer une réponse coordonnée au niveau mondial à la pandémie de coronavirus.
Les banques et les entreprises géantes doivent être placées sous propriété publique et sous contrôle démocratique. La première tâche doit être de mobiliser toutes les ressources de la société pour combattre la pandémie; assurer un accès universel aux soins de santé; assurer un revenu vital garanti, un logement et d’autres nécessités pour chaque travailleur, peu importe sa citoyenneté ou son statut d’immigration.
La pandémie mondiale de coronavirus a démontré que la préservation même de la vie humaine est incompatible avec le système capitaliste et nécessite une réorganisation de la société sur des bases socialistes.
Bill Van Auken
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