15 février 2020

La genèse des camps de concentration


« L’institution des camps de concentration et d’extermination [...] pourrait fort bien devenir ce phénomène inattendu, cette pierre d’achoppement sur la voie d’une compréhension adéquate de la politique et de la société contemporaine. [...] Les camps de concentration existaient bien avant que le totalitarisme n’en fît l’institution centrale du gouvernement. Ils se distinguaient par le fait de n’être pas des institutions pénales. [...] Ils étaient chargés des “éléments indésirables”, c’est-à-dire des gens qui, pour une raison ou pour une autre, avaient perdu l’identité juridique et la place qui leur revenait dans le cadre juridique de leur pays de résidence [1][1]Hannah Arendt, « Les techniques de la science sociale et…. » Sans nécessairement adhérer à toutes les théories d’Hannah Arendt ni à sa chronologie (car elle fait « naître » les camps pendant la guerre des Boers, oubliant Cuba), on peut recourir à sa définition des camps de concentration et à l’importance qu’elle leur assigne. Entre 1896 et 1918, de Cuba au monde entier en guerre, on a en effet enfermé des civils, en particulier des femmes, des enfants, des vieillards, traités comme des ennemis car ils se trouvaient sur les chemins pris par la guerre. Ces non-belligérants connurent l’extension de l’état d’exception et/ou de la loi martiale dus à la situation coloniale et à la totalisation du premier conflit mondial. On leur fit alors subir ces violences extrêmes. Jacques Semelin, « Violences extrêmes », Revue internationale… qu’étaient à la fois la privation de liberté, la séparation d’avec les leurs et le plus souvent des conditions de vie fort difficiles dues au manque d’hygiène et de nourriture, à l’entassement et aux maladies plus qu’à une volonté réelle de les faire souffrir ou mourir, encore que... Car concentrer, c’est rassembler pour surveiller, voire pour punir. La détention est administrative et/ou militaire, non pas judiciaire, car les internés n’ont pas été jugés et condamnés, comme l’a bien saisi le philosophe Giorgio Agamben : « Le camp est l’espace qui s’ouvre lorsque l’état d’exception commence à devenir la règle. Giorgio Agamben, « Le camp comme nomos de la modernité », Homo…. » C’est à la genèse du phénomène concentrationnaire que nous nous intéresserons ici.

La « concentration » de civils menant à l’invention des camps : tel est le legs du général espagnol Valeriano Weyler y Nicolau à l’Histoire. « Tous les habitants des zones rurales ou vivant en dehors des villes fortifiées seront concentrés dans les huit jours dans les villes occupées par les troupes. Tout individu qui désobéira à cet ordre ou que l’on trouvera en dehors des zones imposées sera considéré comme rebelle et jugé en tant que tel. Cité dans Philip Foner, The Spanish-Cuban-American War and the…. » La première proclamation de Weyler, le 17 février 1896, a le mérite d’être claire. Il arrive dans l’île de Cuba en insurrection depuis un an comme capitaine général pour remplacer Martinez Campos qui avait été constamment forcé de reculer devant les Cubains. C’est sans doute ce dernier qui a inventé le concept, puisqu’on trouve l’idée de « reconcentrer les familles des campagnes dans les agglomérations » dans un message confidentiel de 1895 envoyé au chef du gouvernement espagnol. Weyler a déjà participé avec des méthodes militaires expéditives à la guerre cubaine de Dix Ans (1868-1878) qui a précédé celle de l’Indépendance (1895-1898). Il a compris que les Cubains, qui passent de l’armée constituée à la guérilla, se nourrissent de la coopération volontaire ou non de la population tout entière. Pour gagner la guerre, il décide donc de mettre à l’écart les civils, de les « reconcentrer ». L’idée est de séparer les paysans des insurgés, sous prétexte de les protéger pendant que l’on pratique la politique de la terre brûlée jusqu’à la suppression de la rébellion, de les isoler en une « détention protectrice. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard,… ». Pour cela, on creuse d’immenses tranchées qui partagent l’île en zones. Le sénateur américain Redfield Proctor, qui s’y est rendu, témoigne du système dans un discours au Sénat du 17 mars 1898 : « Une fois déportés, hommes, femmes, enfants et animaux domestiques sont placés sous garde armée à l’intérieur de ces tranchées fortifiées. [...] Concentration et désolation. R. Proctor, discours du 17 mars 1898 devant le Sénat des…... »

Le général Weyler avait donné des ordres aux subalternes chargés d’organiser le « grand enfermement » pour que des endroits « vivables » soient choisis, et qu’on donne le droit aux internés de cultiver des lopins pour leur subsistance. Mais les ordres étaient vagues, les militaires peu enclins à faire cas de leurs prisonniers civils – dont ils étaient persuadés qu’ils étaient des traîtres en puissance – et ils « concentrèrent » finalement l’essentiel de la population rurale de l’ouest de Cuba. Or ni les conditions de logement – des granges, des abris improvisés –, ni celles d’hygiène, ni surtout la nourriture n’avaient été prévus pour tant de femmes, d’hommes et d’enfants. Le résultat, dans ces lieux surpeuplés, ne se fit pas attendre : maladies, disette, puis famine. Comme le décrivent les témoins : « Arrachés à leurs maisons, vivant de terre, d’eau, d’air et de nourriture contaminés, ou sans rien, il n’est pas étonnant que la moitié d’entre eux aient péri et qu’un autre quart soient si malades qu’on ne puisse pas les sauver. Ibidem.. » Des photographies de 1898. Publiées par Francisco Perez Guzman, Herida Profunda, La… montrent, sans doute pour l’une des toutes premières fois, ces enfants enfermés, sous-nourris, décharnés, qui sont devenus partie intégrante de notre environnement visuel. Les corps et les âmes des « reconcentrés » sont devenus cibles et objets de pouvoir. Annette Becker, « Exterminations. Le corps et les camps », in….

Les observateurs de l’époque ont parlé de 400 000 à 600 000 déportés et internés. Aujourd’hui, les historiens se rangent pour la plupart au chiffre de 400 000, dont 100 000 seraient morts, un sur quatre.

Des journalistes, depuis La Havane, ont décrit les souffrances des Cubains aux lecteurs de la presse de masse du monde entier qui naissait précisément à la même époque. Des photographes « de guerre » de plus en plus professionnels ont couvert ce qu’on appelait « politique d’extermination ». Aussi a-t-on essayé de tous côtés de faire pression sur les dirigeants politiques, de préférence s’ils étaient en opposition sur le terrain colonial avec l’Espagne.

Le 9 février 1897, l’un des chefs de la rébellion cubaine, Máximo Gómez, écrit au président des États-Unis, William Mc Kinley : « Permettez à un homme dont l’âme est révulsée par ces crimes indescriptibles de tenter de faire parvenir sa voix au chef suprême d’un peuple libre, cultivé et puissant. […] Il est logique qu’une nation qui a expulsé Juifs et Maures, qui a inventé la terrible Inquisition, qui a établi des tribunaux sanglants aux Pays-Bas, qui a réduit à néant les Indiens et exterminé les premiers habitants de Cuba, qui a assassiné des milliers de ses sujets dans les guerres d’indépendance de l’Amérique du Sud et qui a multiplié les iniquités dans la dernière guerre cubaine se conduise ainsi. […] De tels faits peuvent-ils être tolérés par un peuple civilisé ? Peut-on oublier les principes fondamentaux du christianisme et laisser ces horreurs se perpétuer ? »

Quelle que soit l’horrible réalité des faits, les dénonciations suivent un canevas qui allait vite devenir un topos : l’ennemi est un barbare – et les exemples d’exactions pris dans l’histoire coloniale de l’Espagne ne manquent évidemment pas depuis le xve siècle –, le monde civilisé doit protester et intervenir. Les Cubains demandaient le soutien des États-Unis à travers la reconnaissance de leur indépendance ; ils ont obtenu une intervention militaire qu’ils ne réclamaient pas, et une indépendance qui est plutôt un protectorat militaire américain. Au moins, les « reconcentrations » ont pris fin dès 1898.

Ainsi, Weyler a mis au point une tactique, la « reconcentration », généralisation à une importante population civile de mesures de mise à l’écart de la guerre qui existaient depuis longtemps par petites unités. Pendant la guerre de Sécession, attaché militaire à Washington et admirateur du général Sherman, il avait été témoin du bannissement de civils censés être hostiles à l’Union, déplacés dans ce qu’on appelait des posts. Michael Fellman, Citizen Sherman, A Life of William Tecumsen…, en particulier ceux du Missouri.

Toutes les puissances coloniales avaient largement multiplié les exactions contre les populations pendant leurs conquêtes, mais quand il s’agissait de non chrétiens en particulier, le racisme banal des temps faisait juger cela assez normal. Là, il s’agissait aussi de populations d’origine européenne et chrétiennes. Ainsi le regroupement forcé de civils est-il né en situation coloniale, dans le cadre d’une guérilla qui, s’étendant sur une grande partie du territoire, a duré et entraîné en rétorsion la dévastation stratégique de vastes zones qui visait à priver les insurgés de leurs moyens de subsistance.

Weyler a bénéficié de deux nouveautés technologiques du xixe siècle : le fil de fer barbelé, indispensable pour rendre les évasions difficiles, et les transports par la voie ferrée, pour déporter les victimes sur de grandes distances. Le fil de fer barbelé ayant eu pour fonction première de permettre la garde extensive des bovins dans les grandes étendues américaines, il était assez logique qu’on l’utilise au moment où l’on traitait des êtres humains comme des animaux. Car en ne se préoccupant pas de l’alimentation et des mesures d’hygiène nécessaires pour de tels regroupements de population et en provoquant de ce fait la mort de nombreux internés, Weyler a prouvé que ses « camps » n’étaient pas, comme il le prétendait, destinés à protéger la population civile mais à s’en débarrasser, quel qu’en fût le prix. Enfin, les protestations vigoureuses, sincères ou intéressées d’observateurs venus à Cuba et relayés par la presse. Au point que la guerre hispano-cubaine a même été appelée aux… ont été le premier exemple contemporain de l’utilisation de situations désastreuses pour sa propre cause. Dans ce cas, l’intervention humanitaire a été instrumentalisée par les diplomates et les hommes politiques, comme le montre bien l’immixtion des États-Unis à Cuba. On sait que si les raisons d’intervenir étaient avant tout économiques (le sucre) et stratégiques (l’accès à la mer à proximité de Panama), le prétexte choisi fut celui de l’intervention humanitaire, exprimé dès le 26 mars 1898 par un ultimatum à l’Espagne. L’Espagne n’ayant que partiellement cédé, la guerre est déclarée le 25 avril 1898, « attendu que les conditions atroces qui règnent depuis plus de trois ans à Cuba, si près de nos frontières, ont choqué le sens moral du peuple des États-Unis. Résolution du Congrès du 20 avril 1898, cité par Michael…… »

11L’opinion publique britannique, comme celle des États-Unis, traite Weyler de « boucher », de « brute », ou d’« exterminateur d’hommes ». Le 26 mars 1897, le Cape Argus, publié en Afrique du Sud, titre que l’Espagne est une « honte pour la civilisation. Burridge Spies, Methods of Barbarism ? Roberts and Kitchener… ». Or les mêmes causes produisant les mêmes effets, la guerre coloniale opposant les deux républiques boers aux Britanniques en Afrique du Sud allait être à l’origine de la création de nouveaux camps de concentration. Lloyd George, libéral dans l’opposition, déclarait à la chambre des Communes, le 25 juillet 1900 : « Il semble que, dans cette guerre, nous avons peu à peu suivi l’exemple de l’Espagne à Cuba. Spies, op. cit. p. 149.. » Ce n’était pas encore tout à fait le cas, mais l’échec militaire du général Frederick Roberts et l’arrivée d’Horatio Kitchener allaient sceller le sort de la population boer et des Sud-Africains noirs.

12Si, à l’été 1900, les Britanniques ont l’avantage militaire sur les Boers et contrôlent villes et voies ferrées, ils sont loin d’avoir gagné la guerre car ils ont désormais affaire à une nation en armes. On déporte les prisonniers militaires vers Sainte-Hélène, les Bermudes et l’Inde, et, le 2 août 1900, Roberts reçoit la première suggestion d’internement des familles : « Interner les fermiers qui se sont rendus et leurs familles dans des laagers, appliquer la même politique aux indigènes, fermer les marchés, offrir à nos troupes un pays neutre pour leurs opérations. De cette façon, nous ne punirons pas des innocents, nous règlerons le difficile problème de la sécurité et nous éviterons que l’ennemi ne remplisse de nouveau ses rangs par enrôlement forcé. Ibidem, p. 147.. »

En septembre 1900, Roberts mettait en place les premiers camps – laagers en néerlandais. Si les hommes étaient les premiers visés, les femmes et les enfants devaient suivre rapidement ; un observateur britannique en témoigne : « Leurs affaires étaient entassées dans des ballots et des boîtes de métal cabossées. La plupart avaient pleuré. C’étaient des jeunes filles et des femmes si vieilles que je me demandais comment on pouvait les déplacer. Beaucoup avaient des enfants dans les bras. Lionel Curtis en octobre 1900, cité par Spies, op. cit., p. 152.. »

La guérilla créant une situation militaire très défavorable à l’armée britannique, l’internement des familles est vu comme un prolongement de la politique de la terre brûlée : détruire les fermes et les récoltes ne veut pas dire exterminer les populations. C’est en revanche ce qu’allaient pratiquer les troupes…, mais les mettre à l’écart quand elles sont « innocentes » et les empêcher de nourrir et aider les troupes des Boers. Quand il prend son commandement à la fin de l’année 1900, Kitchener entend supprimer cette contradiction. Pour lui, il n’existe pas de population civile boer « innocente », comme en témoigne sa circulaire confidentielle du 21 décembre : « Il faut prendre toutes les mesures nécessaires pour arrêter cette guérilla. Après sa réussite à petite échelle, il nous a été suggéré de déplacer tous les hommes, les femmes, les enfants et les indigènes des districts que l’ennemi occupe. […] Les femmes et les enfants devront être gardés près des voies de chemin de fer pour être ravitaillés. […] On doit expliquer à ceux qui se rendront volontairement qu’ils seront autorisés à vivre avec leurs familles dans le camp jusqu’à ce qu’il soit sûr pour eux de retourner dans leurs maisons. Spies, op. cit., p. 183.. » Kitchener compte sur le retournement des Boers, il va même jusqu’à affirmer contre toute évidence que ce sont les ralliés qui ont suggéré l’internement de leurs familles. Il prend en réalité toutes les populations en otages – Blancs et Natives, c’est-à-dire Africains – et les traite comme des prisonniers de guerre à qui sont infligées des représailles. D’ailleurs, les camps sont administrés par des militaires et font clairement partie d’un dispositif stratégique, au même titre que les trains blindés sur lesquels on fait parfois monter des civils utilisés comme boucliers humains et les blockhouses fortifiées.

Ce sont des méthodes tout à fait banales dans un contexte colonial, mais utilisées cette fois encore contre un ennemi d’origine européenne. « Quel sera le sort des Boers ? Vaincus, non secourus contre l’iniquité, ils disparaîtront un à un […], exterminés comme le furent les Natchez et tous les peuples sauvages de l’Amérique. Il sera seulement consigné par l’Histoire, à la première page du xxe siècle, qu’un petit clan de fermiers, de paysans, qui était vertueux et qui vivait hors des lois sanglantes du monde, fut anéanti par la civilisation parce que celle-ci jugea ce bonheur criminel. Jules Case, Le Gaulois, 1er janvier 1900.. »

16Ni Roberts ni Kitchener n’ont anticipé les conséquences de leurs ordres : entasser des civils dans des espaces réduits, sous tente, sans aucune hygiène, les nourrir de rations militaires très réduites, tout cela ne pouvait amener qu’une catastrophe. Les soldats britanniques eux-mêmes mouraient alors davantage sous les coups des maladies que sous ceux des Boers, comme c’était d’ailleurs banal dans toutes les armées au xixe siècle ; et il s’agissait ici d’enfants, de femmes, de vieillards.

Les nouvelles de taux de mortalité effrayants filtrent dès l’automne 1900 jusqu’à Londres où existaient un certain nombre de groupes voués à la cause du pacifisme comme le South African Conciliation Committee auquel appartient Emily Hobhouse. Cette dernière crée alors le South African Women and Children Distress Fund, chargé de collecter nourriture et vêtements. Elle s’embarque pour l’Afrique du Sud où elle arrive fin décembre 1900. Son rapport, qui se présente sous forme de lettres aux donateurs, est un vibrant réquisitoire contre les camps. Il ne se veut pas antibritannique, mais a évidemment été exploité par les Boers et par tous les ennemis de la Grande-Bretagne, à commencer par la France, d’où sa traduction : « Quant au système des camps, je dis que c’est de la cruauté sur une vaste échelle et que jamais il ne s’effacera de la mémoire de ces gens. […] Des milliers d’êtres sont placés dans des conditions qu’ils n’ont pas la force physique d’endurer. C’est la destruction de la race en perspective. […] Le seul véritable remède serait de laisser ces gens s’en aller. […] Depuis l’Ancien Testament, a-t-on jamais vu faire prisonnière une nation tout entière. Emily Hobhouse, La Guerre en Afrique du Sud. Camps de… ? »

Emily Hobhouse est expulsée d’Afrique du Sud lors de son second voyage en 1901, mais elle a été entendue : en Grande-Bretagne, le libéral Campbell-Bannerman parle de « méthodes de barbarie », on rend largement public le rapport et une enquête est diligentée par le Parlement.

19Les chiffres de la mortalité – particulièrement celle des enfants – sont impressionnants : pendant l’été 1901, les camps comptent 109 418 personnes de race blanche. Les 2 411 décès de septembre représentent un taux de mortalité de 264 ‰ pour les adultes et de 565 ‰ pour les enfants, tandis qu’à Paris la mortalité n’est que de 21,5 ‰ au total et en Angleterre de 62 ‰ en ce qui concerne les enfants. ]Chiffres donnés par Emily Hobhouse et corroborés par les…. Des épidémies de rougeole et de pneumonie expliquent en partie la surmortalité des enfants, mais les conditions sanitaires et psychologiques faites aux internés, même lorsque les autorités coloniales civiles se mettent à administrer les camps de Blancs – ceux des Africains restant sous contrôle militaire – ont un rôle majeur. Des camps séparés ont en effet été établis pour les Africains, dans des conditions encore plus tragiques puisque non seulement on incendie leurs villages pour empêcher les Kommandos de la guérilla de trouver de l’aide chez eux, mais que l’on désire aussi récupérer leur force de travail. Les hommes, donc, travaillent et sont censés nourrir leur famille. En juillet 1901, sur les 37 472 Africains en camp, 30 000 sont des femmes et des enfants pour lesquels aucune ration n’est prévue. On finit par les autoriser à cultiver des lopins dans les camps. Les 38 camps pour Africains connaissent des taux de mortalité encore plus forts que les autres, mais l’opinion publique blanche, dans ce cas, ne s’en émeut guère : tout juste sont-ils signalés par les témoins.

Pendant que, par sentiment antibritannique, Français, Néerlandais ou Belges s’emparent avec fougue de l’ascétisme protestant et de la détermination des Boers, les Britanniques décrivent ces derniers comme des êtres primitifs à la sexualité débridée ; la seule chose qui les pousserait à se rendre serait de toucher à leurs familles, auxquelles ils sont très attachés. Dans le contexte du darwinisme social du début du siècle, ils sont décrits comme des sous-hommes, voire comme des animaux : « Je déteste leur aspect. Leur visage est animal. Leur regard est fuyant et me rappelle irrésistiblement une visite au zoo en Angleterre. Lady Rollerston en 1901, citée par Bill Nasson, The South…. » De là à les enfermer dans un jardin zoologique d’un type particulier, les camps, il n’y avait qu’un pas. Ne sont-ils pas « d’apparence reptilienne et vraiment affreux à regarder. Colonel Hubert Jourdain, cité par Bill Nasson, op. cit., p.… » ? « Les Boers sont des sauvages africanisés non civilisés, avec seulement un peu de blancheur de peau superficielle. […] Les femmes boers des camps de réfugiés, qui vous lancent leur gros ventre à la figure et crient : “Quand tous nos hommes seront partis, ces petits kharkis vous combattront”, sont le type même de primitifs produit par des générations de vie sauvage et isolée. Kithchener, le 21 juin 1901, cité par Bill Nasson, op. cit., p.…. » Aussi comprend-on qu’un soldat australien raconte sans état d’âme la destruction de la petite ville de Bethal et la déportation de ses habitants : « J’ai bien peur que Mr. John Boer n’ait été fort malmené [26][26]Cité par Craig Wilcox, Australia’s Boer War, Oxford et New…. » Quant à ce soldat anglais, il considère que la protection des femmes et des enfants n’est plus de son ressort, ils n’ont que ce qu’ils méritent : « Nous avons brûlé beaucoup de fermes. […] Ce sont les femmes qui incitent les hommes à reprendre les armes. John Jacoby, cité par Gilles Teulié, Les Afrikaners et la…. »

Cependant, les Britanniques se dédouanent en accusant les Boers : leur ignorance et leur incapacité à la « civilisation » seraient responsables de la misère des camps. Par un retournement significatif des valeurs de l’Angleterre victorienne, aux campagnes assimilées à des havres de pureté face à la noirceur industrielle des villes, les Boers ruraux sont systématiquement dénigrés dans leur état de « mauvais » sauvages. Ainsi, un rapport du Foreign Office rend les femmes largement responsables de la situation par leur incapacité à cuisiner ce qu’on leur donne et à s’occuper de leurs enfants. Kenneth Bourne, D. Cameron Watt and Michael Partridgeed, David…. Kitchener lui-même n’est pas en reste et contre-attaque violemment : « Il est impossible de lutter contre la négligence criminelle des mères. […] Je me demande si certains des pires cas ne devraient pas être poursuivis pour assassinat [29][29]26 juillet 1901. Cité par Spies, op. cit., p. 223.. »

Peu à peu, les camps des Boers connaissent une amélioration certaine. Au cours de l’année 1902, des infirmières et des maîtresses d’école sont recrutées dans tout l’Empire britannique pour s’occuper des malades et des enfants. Suivant la tradition de charité protestante, non sans arrière-pensée « civilisatrice », la langue anglaise doit remplacer l’afrikaner. Ironiquement aussi, la politique se renverse : on décide de ne plus regrouper et enfermer les civils dont on a brûlé les fermes, et cette tactique de dispersion se révèle très démoralisante pour les derniers Kommandos boers qui finissent par se rendre.

Avec la fin de la guerre, les Boers essaient de retrouver leurs familles. « C’étaient des scènes affreuses de voir les longues queues de combattants qui s’étaient rendus se précipitant vers les camps pour retrouver leurs familles, leurs êtres chers. […] Quatre frères vinrent ensemble. N°1 : “Où est la tente de ma femme ?” “Votre femme et vos quatre enfants reposent, enterrés dans cet enclos.” N°2 : “Et ma femme ?” “Votre femme et vos cinq enfants ont connu le même sort.” N°3 : “Et la mienne ?” “La vôtre et six de vos enfants sont là aussi.” N° 4 : “Mon Dieu ! Et notre pauvre vieille mère ?” “Elle est morte il y a longtemps.”. Mrs Rossow von Reitz, My experience during the South African… »

Les historiens contemporains s’accordent sur les chiffres de 27 900 morts, dont 26 250 femmes et enfants, 22 000 d’entre eux âgés de moins de seize ans. Les Britanniques ont donné aux Afrikaners des victimes extraordinaires à pleurer, celles des camps, qui ont plus offert au nationalisme sud-africain que tout le reste de la politique coloniale. Quant aux opinions publiques du monde entier, elles ont découvert, plus encore que dans le cas de Cuba, le caractère exceptionnel de ces mesures d’enfermement. Le courant pro-Boers est avant tout nourri de haine et de rivalité avec l’Angleterre coloniale, mais les dénonciations, pour outrancières qu’elles soient quelquefois, n’empêchent pas de faire connaître les horreurs sur le terrain. « Chamberlain viendra nous déclarer que l’Angleterre est trop “clémente” et que les camps de concentration sont “très humains”. Humains peut-être, l’homme étant toujours un animal assoiffé de sang ; témoin le succès des courses de taureaux, des combats de coqs et des exécutions capitales. Mais ce n’est pas là le sens… Il veut dire “hygiéniques et institués charitablement”. […] Les “reconcentraredos” du Nouveau Monde qui ont tant fait crier les pudibonds d’outre-Manche étaient beaucoup moins terribles que les camps de concentration d’Afrique du Sud. Henri Cyral, France et Transvaal, l’opinion française et la…. »

Dans le numéro de septembre 1901 de L’Assiette au beurre, qui allait rapidement être traduit en néerlandais, le dessinateur Jean Veber offre une quinzaine de représentations dévastatrices des « Camps de reconcentration au Transvaal ». Des femmes pleurent les enfants morts qui s’entassent autour d’elles, tandis que des soldats britanniques les frappent ou leur arrachent leurs enfants ; les légendes apaisantes, tirées de rapports de Kitchener au War Office, soulignent le cynisme de ses déclarations : « Arrivées au camp de reconcentration, les femmes boers trouvent de spacieuses tentes où l’air ni la fraîcheur ne manquent. Tous mes soins tendent à y faire pénétrer l’hygiène et le confort anglais si réputés… Certaines de ces tentes ont un air d’intimité vraiment charmant. Grâce à la bonne organisation des camps de reconcentration, l’abondance et la santé y règnent. C’est un véritable plaisir de voir les enfants courir et jouer innocemment entre les tentes sous l’œil souriant de leurs mères qui oublient ainsi un moment la mélancolie de leur position… »

La conséquence des outrances de la propagande n’était-elle pas que les opinions publiques, qui seraient rapidement mobilisées vers d’autres causes, refusent de croire à la réalité des différentes atrocités ? N’allait-on pas émousser la capacité de refus et de mobilisation contre les horreurs de guerres qui s’en prenaient désormais directement aux civils ?

Quant aux Boers, qui avaient ainsi été victimisés par les « démons » britanniques, ils allaient s’en prendre logiquement à plus faibles qu’eux, les Africains, d’autant plus qu’ils pensaient – avec raison, mais dans certains cas seulement – que les Britanniques avaient favorisé les Noirs pour mieux les abaisser. L’historien britannique A.J.P. Taylor en a conclu, beaucoup plus tard : « Les pro-Boers se sont trompés sur les Boers, ils avaient raison sur la guerre. La grande question n’était pas de savoir si les Boers se battaient pour une cause morale, mais si l’Empire britannique en avait une. En 1949. Cité par Bill Nasson, op. cit., p. 1.. » Cette question de la morale dans la guerre pouvait-elle encore se poser quand on ne se limitait plus aux combattants ? Y avait-il dans ce cas la moindre possibilité de réfléchir à une guerre juste ou injuste ? Car désormais, les camps dits de concentration allaient faire partie de tous les dispositifs guerriers. Ceux des guerres balkaniques, puis de la Grande Guerre, prendraient vite la suite de ceux de Cuba et d’Afrique du Sud.

28En septembre 1917, le président du comité international de la Croix-Rouge (CICR) convoque à Genève une conférence des Croix-Rouges des pays neutres pour évoquer la question des civils prisonniers :

Les internés civils sont une innovation de cette guerre ; les traités internationaux ne les avaient pas prévus. Au début de la guerre, il a pu être logique de les immobiliser pour retenir les suspects ; quelques mois eussent suffi, semble-t-il, pour séparer l’ivraie du bon grain.
On doit, à différents points de vue, assimiler aux internés civils les civils déportés en pays ennemis, ainsi que les habitants des territoires occupés par l’ennemi. Ces civils sont privés de liberté et leur situation ne diffère guère de celle des prisonniers.
Après trois ans entiers de guerre, nous demandons que ces différentes catégories civiles de la guerre soient l’objet d’une attention spéciale et que leur sort, à certains égards plus cruel que celui des prisonniers militaires, soit envisagé sérieusement avant le quatrième hiver de guerre. Genève, archives du CICR, 411/10, « Introduction sommaire à la….

En effet, la question des civils ennemis, puis occupés, a été inextricable dès le début de la guerre. En août 1914, on ne sait pas quoi en faire ; les différents belligérants ouvrent alors pour eux des camps de concentration. Or, contrairement aux progrès accomplis au début du xxe siècle pour les prisonniers militaires, aucune convention internationale n’a prévu les internés civils, encore moins les occupés-déportés-internés-mis au travail forcé. Sous le poids de la nécessité, devant les milliers de demandes de familles éperdues, le CICR crée de son propre chef sa section civile à l’automne 1914, mais avec peu de possibilités réelles d’intervention. Car ces civils enfermés dans des camps sont à l’image de la guerre, mondiale et totale, avec des gradations dans les conditions d’internement allant de la « simple » privation de liberté à la mise au travail forcé derrière les lignes. Annette BECKER, Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et…. Quant aux camps de tente « réparés » pour les Arméniens à l’issue de leur déportation à travers l’Anatolie en 1915, ils allaient devenir le lieu de mort des survivants de l’épreuve.

Dès les premiers jours de la guerre, la chasse au civil de l’ennemi a été tragique. Inutile de dire que ce furent les moins agiles, parce que les plus inoffensifs, qui se sont vus arrêter sans en comprendre le motif, sans avoir eu le temps ni l’autorisation d’emporter leurs effets, sans ressources aussi le plus souvent, assimilés d’une heure à l’autre à des criminels, conduits dans des camps de concentration ou dans des dépôts plus ou moins organisés… Des mesures qui, au début, semblaient devoir viser à la sécurité de l’État et se justifier de ce fait, si elles avaient été temporaires, se sont transformées bientôt en un instrument de représailles et de rétorsion, faisant du civil capturé un simple gage entre les mains de son détenteur. Rapport général du CICR, 1912-1938. Xe conférence de la….

En 1914, les camps de concentration ont été ouverts partout dans le monde, parce que la guerre européenne, par le biais des colonies, a été immédiatement globale. On a interné les citoyens civils de nations devenues ennemies non seulement à l’intérieur des territoires des belligérants, mais aussi dans toutes les colonies : des Allemands en Australie, des Belges en Afrique allemande, des Autrichiens en Russie, etc. En Allemagne, on a enfermé des ressortissants américains, anglais, belges, brésiliens, français, grecs, italiens, japonais, monténégrins, panaméens, portugais, roumains, serbes, siamois, probablement un peu plus de 100 000 au total. L’ordre alphabétique est suivi dans la nomenclature des…. Paradoxalement, les internés masculins mobilisables de ces camps ont été sauvés de la mort au front par cette mise à l’écart, tout aussi arbitraire qu’elle puisse apparaître. Un interné en Vendée ou en Saxe comme étranger ennemi ne risquait pas de mourir à Verdun. En cela, les civils mobilisables internés sont assimilables aux prisonniers militaires, paradoxalement « protégés » du front par la capture. En Angleterre, 32 000 étrangers ou personnes soupçonnées d’espionnage (auxquels il faut ajouter environ 3 000 Irlandais après l’insurrection de Dublin à Pâques 1916) ont été enfermés pendant la Grande Guerre dans des camps précaires, comme le champ de course de Newbury, puis massivement dans une prison située sur l’île de Man tout à fait inadaptée à ces internés « non criminels ». En 1915, on s’avise que des milliers de tailleurs juifs installés à Londres depuis les années 1890-1900 étaient originaires de Galicie donc d’Autriche-Hongrie. Alors qu’un certain nombre d’entre eux étaient justement occupés à coudre des uniformes britanniques, ces aliens sont mis en camp pour la durée de la guerre. David Cesarini et Tony Kushner (éds.), The Internment of Aliens….

En France, seul pays où une enquête exhaustive a été menée, leur historien évalue les internés à 60 000. Des Austro-Allemands surtout, des Ottomans et des Bulgares, sans compter l’épineux problème des Alsaciens-Lorrains de nationalité allemande. Ces camps furent aussi utilisés, à l’occasion, pour « trier » les femmes de « mauvaise vie » ou les vagabonds dont on ne savait plus que faire dans la zone des armées, sans compter quelques militants révolutionnaires. Les suspects de l’intérieur rejoignent ainsi les étrangers, dont le nombre s’élève probablement à 40 000. Jean-Claude Farcy, Les Camps de concentration français de la…. L’internement des Tsiganes alsaciens-lorrains est révélateur de la double démarche des décideurs : on veut sédentariser des nomades que leur mobilité même rend suspects de traîtrise, particulièrement quand ils sont originaires de régions allemandes depuis 1870. Leurs deux « tares » s’additionnant, le camp est vu comme la seule issue, et ce longtemps après l’armistice, jusqu’en 1920. Emmanuel Filhol, Un camp de concentration français : les…. De même, en Russie, les militaires testent grandeur nature leurs théories sur les « populations suspectes » et pratiquent un enfermement de leurs propres ressortissants qui se trouvent sur la ligne de front. Nicolas Werth, « Les déportations des “populations suspectes”…. On assiste alors à un véritable « nettoyage ethnique » par les déportations et les camps, en particulier pour les sujets russes d’origine allemande et les Juifs. Au moins 600 000 de ces derniers sont déportés, victimes de violences et de pogroms, mis dans des camps provisoires ou obligés de se réinstaller, démunis de tout, un peu plus à l’Est. Ce sont probablement 100 000 personnes qui ont disparu dans l’opération. S. Ansky, The Enemy at his Pleasure, A Journey Through the….

Les premiers camps de concentration ouverts principalement pour des hommes en âge de participer activement à la guerre sont gérés avec les moyens de la bureaucratie moderne : on donne des numéros aux détenus, on les photographie sous forme de portraits anthropométriques. C’est le cas des Canadiens photographiant les Ukrainiens…. Le goût de l’archive policière et de la classification scientifique des indices rencontre celui du darwinisme social en ces marges de la guerre. Dans ces camps d’internement, les femmes, à l’exception des prostituées, sont encore très rares. Puis vient le temps des civils dans les régions envahies, puis occupées par les armées ennemies. Cette deuxième catégorie, chronologiquement, de prisonniers civils, subissent différentes formes d’aliénation et d’internement, depuis l’isolement de leurs compatriotes jusqu’aux déportations vers des camps de concentration où ils sont selon les cas simplement gardés sans travailler ou soumis au travail forcé. Là, les femmes et les enfants rejoignent les hommes. Des milliers ou des centaines de milliers de Belges, de Français, de Russes, de Serbes, de Roumains, d’Italiens, d’Allemands, ont subi ce sort, et ce jusque dans les colonies. Le CICR évalue à 100 000 le nombre de Belges et de Français déportés en Allemagne et celui des Allemands déportés en Russie. Les Serbes déportés en Autriche, Hongrie et Bulgarie semblent avoir été encore un peu plus nombreux. Le retard de l’historiographie sur le front oriental interdit….

Sur le front occidental, la période de l’invasion, en faisant de leur région un champ de bataille qu’ils n’avaient pas eu la possibilité d’évacuer à temps, fait subir à des civils, généralement des notables, le sort d’otages, dans un premier temps sur place, puis comme prisonniers civils sur le territoire de l’ennemi. L’installation des occupants a pérennisé la situation en l’étendant à tous les habitants.

Le fonctionnement des camps allemands, comme celui d’Holzminden, permet de bien comprendre le phénomène. Le camp a été créé pour les étrangers résidant dans le Reich en août 1914 et internés du fait de leur nationalité, celle de belligérant ennemi. Il reçoit ensuite des déportés des territoires occupés de Belgique et de France, envoyés là en guise de punition pour leur activité résistante ou comme otages, en représailles. Les baraquements et les activités – du jeu de cartes à la broderie au travail du bois – ressemblent à ceux des camps de prisonniers. Mais la présence des femmes dans des baraques spéciales exprime l’un des paradoxes centraux de ce conflit : les femmes partagent ici le sort des hommes. Si elles ne font pas la guerre ordinaire, elles sont les proies de la guerre totale, elles sont passées du « front domestique » (home front) au camp de concentration, paradigme du terrorisme – au sens premier du terme – contre les civils, qui témoignent de leur désarroi : « J’ose implorer votre bienveillance paternelle pour mon malheureux mari, emmené comme prisonnier civil par les Allemands, depuis le mois de septembre 1914. L’affreuse guerre nous a tout pris. L’un de mes frères a été tué, l’autre a disparu, notre ferme n’est plus qu’un monceau de ruines et mon mari, Monsieur Guillement Paul, est depuis trois ans prisonnier à Holzmindern. ]Archives du Vatican (ASV), « Grande Guerra », 244 K 4b,…. » « Ma bonne mère, âgée de 63 ans (Meuse), avec laquelle je n’ai jamais pu correspondre depuis le début de la guerre. Mon pauvre père, emmené à Grafanwör, Bavière, y est mort de chagrin. Mon frère aîné est porté disparu[…] (8 décembre 16 . ASV, « 244 L 4 a civili individui 1916-17 », fascicules 315 1/2…) »

Non seulement l’effort de guerre exige des différents belligérants une importante main-d’œuvre au moment où les hommes sont au front, mais encore faut-il trouver à nourrir les populations occupées, surtout les armées qui se sont avancées profondément en territoire ennemi. La déportation et la mise au travail forcé de populations réquisitionnées par l’Allemagne en Belgique et dans le nord de la France, par exemple, permettent de répondre au double impératif : trouver de la main-d’œuvre, en priorité pour les tâches de génie à proximité du front, et évacuer des grandes villes occupées les habitants mis au chômage par la cessation progressive de toute activité et transformés en assistés. Les camps de concentration sont donc bien adaptés aux difficultés des occupants : ils peuvent y regrouper des travailleurs. Pour ces « brassards rouges » (ils portent un bandeau de cette couleur au bras, d’où le nom qu’on leur donne habituellement), le premier drame est celui de l’éloignement de leur univers familier : famille, région, patrie. Sur l’immense prison qu’étaient les territoires occupés militairement se greffe la prison particulière du camp. De plus, dans leur cas comme dans celui de certains prisonniers militaires victimes de représailles pourtant interdites par la convention de Genève, le camp, très souvent, les ramène dans la guerre : ils sont en effet massivement employés juste à l’arrière des lignes. Menacés par les obus de leurs propres compatriotes, ils sont des boucliers humains, de faibles armes défensives dans l’immense guerre de position qui met face à face des millions d’hommes. De plus, leur travail consistant surtout à creuser et à consolider des tranchées pour l’ennemi dans le sol de leur propre pays, leur situation est moralement insupportable. Dans cette guerre de défense du sol national, non seulement ils sont mobilisés alors qu’ils sont civils, mais en tant que prisonniers, ils doivent travailler contre les intérêts de leur sang et de leur sol. Même quand, un peu plus loin, ils réparent des voies ferrées ou des routes, c’est bien à la logistique de guerre qu’ils participent, permettant à l’occupant de maintenir des communications efficaces entre le front et son arrière. « La nourriture est insuffisante en quantité et en qualité. Astreints à un travail et à une discipline très durs, beaucoup sont malades par suite de privations, et même atteints de dysenterie. Mon fils vient de m’écrire qu’il était malade. Le chagrin des familles désolées et impuissantes est donc devenu intolérable. […] Il est sans bagages, il ne peut se rechanger. Trois semaines avec la même chemise, jugez, monsieur le maire, dans quel état ils sont ; c’est horrible d’arranger nos enfants de la sorte sans manger ni linge ni vêtement. On veut les faire mourrir (sic) de besoin et de chagrin. Archives municipales de Lille, dossier « Brassards Rouges ».. »

La carte de guerre a placé les territoires occupés au cœur de l’effort militaire. Et les prisonniers civils, cœur de ce cœur, découvrent la vie concentrationnaire qui en découle pour eux : longues heures de travail, conditions de logement et de nourriture inadaptées, longs déplacements, le tout sous surveillance militaire. Comme ils avaient été rassemblés pour travailler, mais aussi pour soulager l’organisation du ravitaillement, il n’était pas question de les nourrir « autant » que les soldats. Et « autant » signifiant « tellement peu », dans les conditions terribles du blocus des puissances centrales, on n’a aucun mal à croire les récits des prisonniers civils, la plupart adolescents en pleine croissance, quant à leurs rations et leur état physique : tuberculose, faiblesse générale due à la sous-alimentation, travail excessif, chocs psychologiques, sans compter les accidents du travail.

39La voie de la microhistoire, celle des récits de vies en guerre, permet de suivre au plus près ce que vivent alors les prisonniers des camps de concentration, pris dans les contradictions des marges – le camp – et du centre – le combat des soldats dans la Grande Guerre –, dans un monde où la violence, la souffrance et la mort sont devenus les critères de la vie.

22 juillet [19]17

Cher Lucien

Je suis étonné de ton silence je n’ai plus reçu aucune de tes nouvelles depuis tes cartes du 3 et 11 mars ; je serai cependant très heureuse d’en recevoir, car je m’ennuie beaucoup. Je ne sais pas si je pourrai supporter jusqu’au bout, malgré mon courage et ma résignation, cette souffrance d’être séparée de toutes sa famille comme nous le sommes. Si je savais où sont mes petits-enfants ainsi que mes parents, je prendrais plus facilement courage. Malgré tout, je suis en bonne santé ainsi que mon petit Henri et j’espère que ma lettre te trouvera de même. C’est ce que nous avons à demander dans notre pauvre situation. Rosa se porte bien, travaille toujours en dehors ; elle te souhaite bien le bonjour, mais ignore toujours son malheur : elle a reçu une autre carte cette semaine de tes parents, ils sont rapatriés en France non occupée… Enfin ces bouleversements de toutes ces familles, Rosa ne sait pas non plus où est Raymond.

Cher Lucien, si tu peut tâcher de t’inquiéter sur le sort de nos pauvres petits enfants, car pour moi il m’est impossible et tu me l’écriras, mais écris-moi toujours le plus possible : ce serait pour moi une bien douce consolation… Il me semble que tout le monde m’abandonne. Cependant, cher époux, il ne faut pas trop nous décourager, car nous avons encore besoin sur terre pour élever notre petite famille. J’espère cependant qu’il y aura une fin et que nous serons réunis tous pour vivre des jours meilleurs : après tant de cruelles épreuves, nous les aurons bien mérités. Je ne vois plus grand-chose à te dire. Bonjour de mes camarades à cousin Désiré ainsi que toi, car j’espère que vous être encore ensemble
Milles baisers affectueux de loin en attendant de nous embrasser de plus près quelque jour heureux, cher Lucien, mais quand… Espérons en la clémence de Dieu. Tout à toi pour la vie.

Eugénie Broyart.

(Surtout à bientôt de tes bonnes nouvelles. J’oublie de te dire que je n’ai pas encore reçu de nouvelle du recours en grâce que j’ai demandé. J’espère [47][47]Archives nationales, f23/14, Lettre d’une prisonnière civile au….)


Les pratiques de guerre totale et de terrorisme en territoire occupé ont placé cette femme dans une situation inextricable. Habitants du Nord séparés par la guerre, Lucien et Eugénie, le mari et la femme, sont tous deux prisonniers civils, lui dans un ZAB (Zivil Arbeiter Bataillonen) probablement en zone occupée (dans le Nord ou les Ardennes), elle au camp de Limbourg, camp de prisonniers militaires devenu camp de concentration dans le désordre de la guerre. Le couple est aussi séparé de ses enfants. Cette femme a vu sa vie d’épouse, de mère et de travailleuse totalement bouleversée en quelques semaines. Si la guerre « ordinaire » est bien toujours « déconstruction » par la séparation d’avec les soldats puis par leur blessure ou leur mort, en revanche l’exaltation de l’héroïsme et le consentement pour la lutte de la patrie peuvent compenser en partie les souffrances. Là, le cas de figure est tout autre.

Les internés vivent à la fois une rupture avec leur monde habituel et la rencontre d’un monde radicalement différent. Comment peuvent-ils rassembler les éléments déchirés de leur identité broyée par la guerre ? Leur isolement ne leu permet pas de savoir si leur situation est connue. En tant que membres – bien involontaires – d’un groupe, ils participent eux aussi de la culture nationale de guerre. Sans qu’ils le sachent, leurs cas de « disparus » est au cœur des interventions des familles ; ils n’ont qu’une vérité, la leur, à opposer au mensonge des ennemis. En l’occurrence, il s’agit de celui des Allemands qui « ont l’audace de ne pas accepter comme articles de foi les affirmations des parjures qui ont déchiré le contrat de neutralité de la Belgique, fait du mensonge la règle de leur conduite, de la fourberie l’instrument de la provocation à la signature apposée par eux sur la convention qui définissait la loi de la guerre, érigé en dogme de salut public le droit à l’assassinat des familles ; traqué, massacré les vieillards, les femmes, les enfants ; transformé en un immense champ de ruines et de carnage toutes les terres foulées par leurs hordes sanguinaires dans le monde. Archives nationales, fonds Albert Thomas, 94/AP/354. Brochure… ». Si ce genre de discours remet au centre de la guerre les marginaux des camps, aucune mesure concrète ne peut en découler. Ils continuent à ne voir de l’extérieur que les gardiens des camps, pour l’essentiel des soldats territoriaux âgés, qui sont bien davantage des civils en uniforme que soldats – à l’exception des commandants des camps.

Les organismes humanitaires ou/et caritatifs, à commencer par les deux plus importants, le CICR et la papauté, se livrent à un exercice bien ingrat : pour aider des victimes, encore faudrait-il être capable de les identifier, ainsi que les différents niveaux d’exactions. Or, c’est justement cela qui est presque impossible. La façon dont les textes parlent du « civil capturé » au masculin singulier – qui le rend neutre, c’est-à-dire sans genre, et qui le réifie – est significative. Ce vocabulaire ne permet pas de prendre en compte la multiplicité des destins, la spécificité des différentes situations, celles du genre ou de l’âge.

44Pourtant, dès 1915, des négociations pour la libération des camps des femmes et des jeunes filles, des garçons de moins de 17 ans et des hommes de plus de 55 ans, des médecins et des prêtres ont commencé sous l’égide de la papauté. Pendant toute la guerre, les organismes humanitaires luttent surtout pour ces trois catégories : femmes et enfants, vieillards, personnel médical et religieux. Un Bureau pour le rapatriement des internés civils est créé à Berne, sous la surveillance directe du département politique fédéral, en février 1916. Mais en dépit des nombreuses lettres du pape et circulaires de la Croix-Rouge, ces trois types de « victimes innocentes » sont perpétuellement réclamées… ce qui signifie bien qu’elles ne sont jamais libérées. On les retrouve jusqu’en 1918, et même, pour les pays d’Europe centrale et orientale, jusque dans les années vingt.

Si quelques-unes ont été échangées ou libérées, d’autres en revanche ont été à leur tour capturées et déportées. Pire, au cours des négociations pour leur libération, certaines puissances s’aperçoivent qu’ils peuvent les utiliser pour faire pression sur l’ennemi. Ainsi des otages civils sont-ils emmenés en Allemagne à plusieurs reprises pour peser sur les négociations touchant les prisonniers militaires ou civils avec la France. Les internés sont de nouveau victimes, cette fois de ce qu’il faut bien appeler les effets pervers des négociations humanitaires : comme elles se résument souvent à des échanges, les civils d’une région finissent par « payer » pour d’autres. Au-delà des secours individuels acheminés, le CICR est limité par sa neutralité et la papauté par son impartialità. Être au-dessus des camps, c’est être en-dehors de la réalité de la guerre mondiale, globale, totale.

46Pour les civils pris dans la guerre, en revanche, pas de neutralité possible, quelle que soit leur reconnaissance pour leurs bienfaiteurs, comme l’exprime avec énergie ce jeune Français, rapatrié d’un camp de concentration allemand : « Jamais nous ne serons assez reconnaissants pour les Suisses… Nous n’aurons jamais assez de haine et de mépris pour les Boches, qu’ils soient civils ou militaires [49][49]BDIC, 8° M pièce 4116, Les Camps de concentration allemands.…. »

47Le paradoxe de la situation des prisonniers civils des camps est bien là. La Grande Guerre est celle du consentement dans la souffrance, malgré la souffrance : pour la patrie, pour les siens, pour les morts dont on voudrait tant qu’ils ne soient pas morts pour rien. Cela amène à une homogénéisation des cas qui privilégie les combattants. Les catégories de victimes civiles sont peu repérables, marginales. Plus on s’éloigne de la guerre, plus le cœur héroïque et majoritaire de l’effort national, celui des soldats vivant et mourant dans les tranchées, l’emporte. Et ce paradigme deviendra celui de la mémoire du premier conflit mondial. C’est pour cela qu’on a largement oublié – y compris, jusqu’à une époque très récente, dans l’historiographie – les déportés des camps de concentration. Pourtant, ils étaient les héritiers du temps de la colonisation. Si les atrocités allemandes du front occidental en 1914 ont immédiatement été si crédibles, c’est parce qu’on avait réellement vu dans tous les journaux du monde des images terribles venues, par exemple, d’Afrique. Que se passe-t-il en ce qui concerne les camps ? Pourquoi est-on passé de la réalité des exactions coloniales et des crimes de guerre de 1914 – viols, boucliers humains, assassinats d’otages, camps aux barbelés électrifiés, miradors – aux mythes, parmi lesquels celui des mains coupées des enfants et des soi-disant camps secrets, qui ont fait couler beaucoup plus d’encre que les vrais camps ? Et surtout pourquoi les crimes de guerre, que ce soit sur le front occidental, ou, bien pire encore, sur les fronts balkaniques et de l’Europe orientale, ont-ils été largement passées sous silence après leur instrumentalisation par les diverses propagandes ennemies, et en premier lieu par les victimes elles-mêmes, dont le discours a évolué de l’indicible à l’inaudible : dans un monde voué aux héros disparus sur les champs de bataille, comment parler de viols et de camps de concentration ?

Les camps de concentration ottomans accompagnant les massacres des Arméniens en 1915-1916 portent le phénomène à son comble pendant la Grande Guerre : homogénéisation ethnique et extermination passent par les camps.

Deux facteurs ont joué dans le génocide [50][50]Sur l’« invention » du mot et du concept par Lemkin, voir… des Arméniens : le désir d’islamisation géographique du pays depuis le milieu du xixe siècle, au fur et à mesure que les réfugiés des Balkans et du Caucase refluaient vers l’Anatolie ; et la Grande Guerre, qui a provoqué la radicalisation des mesures antichrétiennes qui avaient conduit à des massacres d’Arméniens depuis 1895 [51][51]Donald Bloxham, « The Armenian Genocide of 1915-1916 :…. En 1914, l’appel au djihad a été lancé en accord avec les Allemands pour aider à l’invasion du Caucase et de l’Azerbaïdjan perse et séduire les musulmans des empires britannique et russe. Ce sont bien ces deux aspects, la sécurité nationale et le nettoyage ethnique, qui ont conduit à la catastrophe. Quelle y a été la part des camps de concentration ? Quand, en avril 1915, commencent les déportations d’Arméniens vers l’Est et la Syrie, rien n’est prévu pour accueillir les exilés. On pensait probablement qu’ils ne survivraient pas au déracinement, aux viols, à la faim, à la soif et aux massacres. Puis des camps, gérés par la sous-direction des Déportés d’Alep, sont organisés à partir de juillet 1915, à l’arrivée des trains. Leur fonctionnement infirme la thèse turque des déportations préventives « de sécurité » : camps de tentes, sans aucune installation sanitaire, sans ravitaillement, situés en général à plus de 25 kilomètres de la voie ferrée et qu’il faut rejoindre à pied, dans le froid ou la chaleur. Voir Les photographies prises par l’Allemand Armin Wegner,…. Famine et typhus ont été les plus grands meurtriers de ces camps : « Il y eut des jours où, sous des dizaines de milliers de tentes, les gens mouraient non par dizaines, mais par centaines. Il ne se trouvait plus d’hommes valides pour ramasser les cadavres et les ensevelir. […] Les toutes premières victimes furent de pauvres petits enfants. […] On eût dit que nous traversions un champ de bataille : toute la plaine devant Islahiyé était bosselée de tertres plus ou moins importants. C’étaient des tombes d’Arméniens enfouis par cinquante ou cent à la fois. […] Hélas certains étaient hauts comme des collines. Description du camp d’Islahiyé, le premier situé dans le…. »

Puis on a vidé les camps les uns après les autres en envoyant les rescapés plus à l’Est encore, en train, ou en achevant les survivants. Ainsi en a-t-il été pour le camp de Ras ul Aïn, l’un des plus importants : « Tous les jours ou presque pendant un mois, 300 à 500 personnes ont été emmenées hors du camp et abattues à une dizaine de kilomètres. Les cadavres ont été jetés dans la rivière. […] Après l’expédition de chaque convoi, on relevait des centaines de morts pour lesquels on creusait de grandes fosses communes. […] Quelques jours après l’expédition du dernier convoi, le sous-préfet fit annoncer que les activités du camp étaient supprimées. Ibidem, p. 197.. » Armin Wegner, infirmier dans l’armée allemande en Turquie, témoigne de ce qu’il a vu : « Les camps de la mort où les Arméniens, hors la loi sans protection dans le désert, attendaient lentement leur fin. Les Turcs évitaient ces camps et niaient jusqu’à leur existence même. Les Allemand ne les voyaient pas et faisaient comme s’ils n’existaient pas. J’ai été le seul à y pénétrer, même si c’était dangereux, car les réfugiés souffraient de multiples maladies. C’était l’une des causes pour laquelle les Allemands hésitaient à y pénétrer. Mais la raison principale était qu’ils étaient les alliés des Turcs, la peur des maladies venait en second. Armin Wegner, op. cit. p. 112.. » On retrouve ici l’acharnement hygiéniste de toutes les puissances occidentales à l’époque. La peur des maladies va de pair avec le darwinisme social et avec les certitudes de l’origine héréditaire, due à la dégénérescence, d’un certain nombre de maladies.

Des hommes sont aussi prélevés parmi les déportés pour le travail forcé dans les villes et les gares, et pour achever la construction du chemin de fer de l’Euphrate vers Bagdad, cette fois directement sous contrôle allemand. Ce qui fait dire à Arnold Toynbee, historien de la catastrophe arménienne en temps réel : « Cette scène terrible et honteuse de l’histoire moderne qui se déroule dans l’Arménie lointaine n’est qu’une répétition, qu’une autre page de l’histoire principale, ce grand récit qui doit contenir l’envahissement de la Belgique par l’Allemagne il y a quatorze mois. Ce fut là la ligne directrice, ce fut là le signal que comprirent le Turc et le Kurde. […] Ce que l’Allemagne a fait a été de nous replonger, nous qui vivons au xxe siècle, dans la condition des âges les plus sombres de l’histoire. Arnold J. Toynbee reprenant la Tribune de New York, 8 octobre…. » Pendant la guerre, les crimes contre les Arméniens ont largement été utilisés par les belligérants tant que leur réprobation pouvait être un but de guerre contre leurs ennemis, puis tout aussi rapidement oubliés une fois la guerre terminée. ]Annette Becker, « L’extermination des Arméniens, entre…. Pour les camps de concentration destinés aux Arméniens comme pour tous les autres, on assiste au passage de la « banalité du mal » à la « banalité de l’indifférence. J’emprunte l’expression à Yair Auron, The Banality of… ».

Dans un remarquable essai, « La guerre au vingtième siècle, le vingtième siècle comme guerre », le philosophe tchèque Jan Patocka a bien saisi le caractère paroxysmique de la Grande Guerre : « La première guerre est l’événement décisif de l’histoire du xxe siècle. C’est elle qui a décidé de son caractère général, qui a démontré que la transformation du monde en un laboratoire actualisant des réserves d’énergie accumulées durant des milliards d’années devait forcément se faire par voie de guerre. Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de…. » L’historien Karel Bartocek a suggéré de paraphraser son compatriote et a proposé la formule, « le camp au vingtième siècle, le vingtième siècle comme camp ». Il est clair que l’« invention » des camps de concentration entre 1896 et 1900, au tournant du siècle, a valeur de symbole. Mettre des hommes hors combat pour affaiblir l’adversaire a été le but de toute guerre et la capture de prisonniers militaires n’a rien d’une nouveauté. En revanche, les camps de concentration de la Grande Guerre, généralisant et multipliant ceux des deux épisodes coloniaux de Cuba et d’Afrique du Sud, ont innové : les civils sont désormais aussi des victimes ordinaires de la guerre en voie de totalisation. Les camps font désormais partie intégrante de la culture de guerre, recours des armées contre les civils. Mais ce phénomène de type concentrationnaire n’est pas synonyme de système concentrationnaire. On a affaire, jusqu’en 1918, à un désordre incohérent et souvent improvisé, dû à une totalisation qui pousse à l’enfermement des ennemis, qu’ils soient des soldats pris sur le champ de bataille proprement dit ou des civils perçus comme des ennemis de l’intérieur ou se trouvant dans les territoires parcourus ou occupés par les troupes.

Dans Mein Kampf, Hitler avait décrit son enthousiasme d’enfance pour le combat des héros boers face aux Anglais. Il aurait joué à faire partie d’un commando sauvant des Boers d’un camp anglais. Goering, pour sa part, avait passé une partie de son enfance en Afrique du Sud et prétendu que l’idée des KZ lui était venue au souvenir de récits de la guerre des Boers. Mythes, reconstructions instrumentalisées ? En tout cas, la propagande nazie saurait s’en servir pendant la guerre. En 1940, un opuscule du NSDAP décrit la cruauté des Britanniques envers les Boers et lient Joseph Chamberlain à son fils Neville. « Même des peuples sans culture n’ont jamais agi de cette manière à l’égard des femmes et des enfants. « Les camps de concentration », Munich, 1940, cité par Joël…. » C’est surtout le film à grand spectacle de Hans Steinhoff, Le Président Kruger, tourné après l’échec de la bataille d’Angleterre avec 40 000 figurants, qui a été destiné à montrer que la barbarie était bien du côté des Britanniques, inventeurs des camps de concentration. « Le camp de concentration. Des tentes à flanc de colline. Rassemblement de femmes ; c’est l’heure de la distribution des rations hebdomadaires. […] Les baraquements. Appel. Une femme se plaint de n’avoir pour la semaine qu’une boîte de conserve pour elle et ses quatre enfants, un soldat la chasse à coups de crosse. […] Les femmes se font menaçantes. Le commandant abat froidement l’une d’elles de deux coups de revolver. (On pend le fils de Kruger, dont tous les enfants sont déjà morts en camp) Ses dernières paroles, “Maudite soit l’Angleterre”, sont reprises par sa femme. On l’abat. Les prisonnières brisent les cordons de soldats. Des mitrailleuses entrent en action. Découpage du film cité par Annette Wieviorka, « L’expression…. »

54En 1941, quand le film sort sur les écrans allemands, Dachau, Buchenwald, Sachsenhausen, Ravenbrück, etc., sont ouverts depuis huit ans, et le premier centre de mise à mort industriel des Juifs, à Chelmno, commence à fonctionner ; en 1942, Treblinka, Sobibor, Belzec, Majdanek, Birkenau sont mis en activité. Les fantasmes cinématographiques étaient déjà dépassés par la réalité de l’horreur des camps nazis de concentration, puis d’extermination.

55En image de une de la revue satirique L’Assiette au beurre, en 1901, qui titrait sur « Les camps de reconcentration au Transvaal », Jean Veber avait choisi de représenter une femme en deuil, un doigt sur les lèvres, avec pour seule légende : « Le silence ». Un dessin prémonitoire.

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