24 décembre 2019

Comment la pensée devint unique


Si les néolibéraux (1) et la pensée unique (2) semblent maîtres du terrain idéologique, il n’en fut pas toujours ainsi. Dans les années qui suivirent la seconde guerre mondiale, le néolibéralisme était partout ultra-minoritaire. Si, aux Etats-Unis, ses pères fondateurs disposaient de peu d’atouts au départ, ils avaient cependant assimilé un principe essentiel : les idées ont des conséquences. En 1948, Richard Weaver avait donné cette maxime pour titre à un livre qui allait connaître une longue carrière et un grand retentissement outre-Atlantique (3).

Ce n’est pas par hasard si ce texte fut publié aux Presses universitaires de Chicago, car l’université de cette ville (4) constituait le noyau dur du néolibéralisme naissant. August Friedrich von Hayek, économiste et philosophe autrichien en exil, y avait fait paraître, en 1944, un livre très influent, La Route de la servitude (5). Les ouvrages d’un autre jeune et brillant économiste, un certain Milton Friedman, allaient également y être édités, tout comme les travaux d’étoiles montantes du mouvement (6). L’école de Chicago, composée d’économistes plus familièrement appelés les Chicago Boys, est devenue célèbre, et ses membres ont essaimé dans le monde, notamment dans le Chili du général Pinochet. Sa doctrine économique, mais aussi philosophique et sociale est enseignée urbi et orbi. Les livres de Milton Friedman, comme Capitalisme et liberté (7), sont devenus des succès de librairie.

Pour le néolibéral, la liberté individuelle ne résulte nullement de la démocratie politique ou des droits garantis par l’Etat : être libre, c’est, au contraire, être libre de l’ingérence de l’Etat. Celui-ci doit se limiter à fixer le cadre permettant le libre jeu du marché. La propriété privée de tous les moyens de production, et donc la privatisation de tous ceux appartenant à l’Etat, est indispensable. Le marché répartira au mieux les ressources, l’investissement et le travail ; la charité et le volontariat privés doivent remplacer la quasi-totalité des programmes publics destinés aux groupes socialement défavorisés. L’individu redeviendra ainsi entièrement responsable de son sort.

Afin de mettre en pratique un tel programme — directement à l’opposé du New Deal ou de la doctrine de l’Etat-providence —, les néolibéraux ont toujours su qu’il fallait commencer par transformer le paysage intellectuel. Car, avant d’avoir des conséquences dans la vie des citoyens et de la cité, les idées doivent être propagées. Il faut permettre à ceux qui les produisent, les publient, les enseignent et les diffusent de le faire dans de bonnes conditions. C’est pourquoi, à partir de 1945, le mouvement néolibéral n’a cessé de recruter penseurs et bailleurs de fonds, et de se doter de moyens financiers et institutionnels importants. Son arsenal se compose en partie de « boîtes à idées » (think-tanks), dont les plus influentes se trouvent aux Etats-Unis. Il n’est pas inutile d’évoquer à nouveau ici (8) les activités de quelques-unes d’entre elles.

La Hoover Institution on War, Revolution and Peace a été fondée en 1919 par le futur président Herbert Hoover. Domiciliée sur le campus de l’université Stanford, elle est célèbre pour ses collections de documents sur les révolutions russe et chinoise. A sa vocation première de combattant de la guerre froide (grâce, notamment, à son annuaire International Communist Affairs), elle a ajouté, à partir de 1960, un volet économique. Un budget annuel d’environ 17 millions de dollars lui a permis de financer, parmi beaucoup d’autres, les travaux d’Edward Teller (l’un des pères de la bombe atomique, généralement considéré comme le modèle du Dr Folamour) et des économistes comme George Stigler et Milton Friedman, qui font la navette entre Stanford et Chicago.

L’American Enterprise Institute (AEI) est aussi une institution ancienne, mise sur pied en 1943 par des hommes d’affaires pour s’opposer à divers aspects du New Deal. Situé à Washington, il se distingue par son sens des relations publiques intellectuelles et de la mercatique des idées, travaillant directement avec les membres du Congrès, la bureaucratie fédérale et les médias. Dans les années 80, l’Institut employait quelque cent cinquante personnes, dont une cinquantaine se consacrant exclusivement à la recherche et à la production de livres, rapports et autres analyses ou recommandations politiques et économiques. Reflétant le déclin relatif de son influence, son budget annuel (12,8 millions de dollars en 1993) se situe à peine au niveau atteint dix ans plus tôt.

La Heritage Foundation est la plus connue, car la plus associée à la présidence de M. Ronald Reagan. En activité depuis 1973, elle dispose d’un budget annuel d’environ 25 millions de dollars et produit quelque deux cents documents par an. Particulièrement active auprès des médias, plus citée que n’importe quelle autre, elle publie aussi un annuaire des experts en matière de politiques publiques (public policy) contenant les noms de mille cinq cents chercheurs et experts néolibéraux, répertoriés sous soixante-dix rubriques. Une aubaine pour le journaliste pressé qui, en faisant appel à eux, pourra étayer son article de cautions « scientifiques ».

Il faut également mentionner deux centres intellectuels : le Cato Institute, en plein essor, avocat du « gouvernement minimaliste », spécialisé dans les études sur la privatisation, et le Manhattan Institute for Policy Research, fondé en 1978 par William Casey, futur directeur de la CIA, dont la critique des programmes gouvernementaux de redistribution des revenus a été très influente. Ces deux « boîtes » recommandent invariablement le marché comme solution à tous les problèmes sociaux. Entre les think-tanks et le gouvernement existe un système de vases communicants permettant aux anciens combattants de la présidence Nixon de trouver refuge pendant l’interrègne de M. James Carter, comme pour ceux de l’époque Reagan-Bush sous l’actuelle présidence Clinton.

Hors des Etats-Unis, le réseau d’institutions intellectuelles néolibérales est moins étoffé. Au Royaume-Uni, les « commandos de Mme Thatcher », comme ils aimaient à se désigner, ont néanmoins marqué des points importants dans la lutte idéologique. Mentionnons le Centre for Policy Studies, l’Institute of Economic Affairs, dont la liste de publications se lit comme un Who’s Who d’économistes conservateurs, et surtout l’Adam Smith Institute de Londres, qui a « fait plus que n’importe quel autre groupe de pression au sein de la nouvelle droite pour promouvoir la doctrine de la privatisation dans le monde entier », selon Brendan Martin, expert en la matière (9).

La palme de l’ancienneté et de l’influence à long terme revient toutefois à la Société du Mont-Pèlerin. En avril 1947, une quarantaine de personnalités américaines et européennes se retrouvèrent à l’invitation du professeur Friedrich von Hayek dans ce village suisse situé près de Montreux pour participer à un colloque de dix jours. Après avoir souligné la gravité du moment — « Les valeurs centrales de la civilisation sont en danger » —, le groupe déclara que la liberté était menacée par « un déclin des idées en faveur de la propriété privée et du marché concurrentiel car, en l’absence de diffusion du pouvoir et de l’initiative que permettent ces institutions, il est difficile d’imaginer une société où il serait possible de préserver effectivement la liberté (10). »

Entre 1947 et 1994, la Société s’est réunie à vingt-six reprises, chaque fois pendant une semaine et dans une ville différente. En 1994, c’était le tour de Cannes ; en septembre prochain, ses membres, dont le nombre est passé de quarante à plus de quatre cent cinquante, renoueront avec les origines autrichiennes de Hayek, à Vienne. La Société fait volontiers état des six Prix Nobel d’économie issus de ses rangs, mais elle ne tient pas à communiquer la liste de ses membres, qui adhèrent tous à titre personnel. Elle préfère éviter « la publicité et la médiatisation » (11).

Depuis de nombreuses années, des centaines de millions de dollars ont été consacrés à la production et à la diffusion de l’idéologie néolibérale. D’où vient cet argent ? Au tout début, dans les années 1940-1950, le William Volker Fund a joué un rôle central. C’est ce fonds qui a sauvé des revues chancelantes, financé de nombreux livres publiés à Chicago, assumé les traites impayées de l’influente Foundation for Economic Education, ou organisé des colloques dans diverses universités américaines. C’est encore le Volker Fund qui finança le déplacement des participants américains à la première réunion de la Société du Mont-Pèlerin.

Dès les années 60, les néolibéraux n’étaient déjà plus tout à fait marginaux. De nombreuses fondations familiales américaines commençaient à les soutenir et n’ont cessé de financer leurs institutions. La Fondation Ford — véritable « éléphant » de la charité — avait ouvert les portes de beaucoup d’autres sources de centre droit et du centre en accordant 300 000 dollars de subvention à l’American Enterprise Institute. La Fondation Bradley (28 millions de dollars octroyés en 1994) finance, entre autres, la Heritage Foundation, l’American Enterprise Institute et plusieurs magazines ou revues (12). Ainsi, entre 1990 et 1993, quatre magazines néolibéraux parmi les plus importants (The National Interest, The Public Interest, New Criterion, American Spectator) ont reçu de diverses sources 27 millions de dollars. A titre de comparaison, les quatre seules revues progressistes américaines d’audience nationale (The Nation, The Progressive, In These Times, Mother Jones) n’ont collectivement bénéficié, pendant la même période, que de 269 000 dollars en contributions « charitables » (13).
Intellectuels à vendre

Des fondations reposant sur de grandes et anciennes fortunes industrielles américaines, comme Coors (brasserie), Scaife ou Mellon (acier), et surtout Olin (produits chimiques), financent aussi des chaires dans les universités les plus prestigieuses des Etats-Unis. Il s’agit de « renforcer les institutions économiques, politiques et culturelles sur lesquelles est basée l’entreprise privée », selon la brochure de la Fondation Olin qui consacrait déjà, en 1988, 55 millions de dollars à cet objectif. Il va de soi qu’avec des sommes pareilles le généreux donateur a le droit de nommer les professeurs qui vont occuper les chaires et diriger les centres d’études (14). Des chaires Olin de droit et d’économie existent désormais dans les universités Harvard, Yale, Stanford et, bien sûr, de Chicago, parmi beaucoup d’autres (15). L’historien français François Furet, qui a reçu 470 000 dollars en tant que directeur du programme John M. Olin d’histoire de la culture politique à l’université de Chicago, est l’un des illustres bénéficiaires de ces libéralités.

L’argent permet ainsi d’organiser la notoriété et le « champ » dans lequel se dérouleront des « débats » créés de toutes pièces. En 1988, M. Allan Bloom, directeur du Centre Olin pour l’étude de la théorie et la pratique de la démocratie à l’université de Chicago (qui reçoit chaque année 36 millions de dollars de la Fondation Olin), invite un obscur fonctionnaire du département d’Etat à prononcer une conférence. Celui-ci s’exécute, en proclamant la victoire totale de l’Occident et des valeurs néolibérales dans la guerre froide. Sa conférence est aussitôt reprise sous forme d’article dans The National Interest (revue qui reçoit 1 million de dollars de subventions Olin), dont le directeur est un néolibéral très connu, M. Irving Kristol, alors financé à hauteur de 326 000 dollars par la Fondation Olin en tant que professeur à la Business School de la New York University. M. Kristol invite Bloom, plus un autre intellectuel de droite renommé, M. Samuel Huntington (directeur de l’Institut Olin d’études stratégiques à Harvard, créé grâce à un financement Olin de 14 millions de dollars) à « commenter » cet article dans le même numéro de la revue. M. Kristol y va aussi de son « commentaire ».

Le « débat » ainsi lancé par quatre bénéficiaires de fonds Olin autour d’une conférence Olin dans une revue Olin se retrouve bientôt dans les pages du New York Times, du Washington Post et de Time. Aujourd’hui, tout le monde a entendu parler de M. Francis Fukuyama et de La Fin de l’Histoire, devenu un best-seller en plusieurs langues ! La boucle idéologique est bouclée lorsqu’on arrive à occuper les pages de débats des grands quotidiens, les ondes et les écrans. Ce triomphe a été obtenu pratiquement sans coup férir. Faute de croire que les idées ont des conséquences, on finit par les subir.


(1) La terminologie peut prêter à confusion. Aux Etats-Unis, un néolibéral s’appelle un néoconservateur (ou neo-con), car, dans ce pays, un « libéral » est plutôt quelqu’un de gauche ou, en tout cas, quelqu’un qui vote démocrate.

(3) Richard Weaver, Ideas Have Consequences, University of Chicago Press, Chicago, 1948.

(5) August Friedrich von Hayek, La Route de la servitude, PUF, Paris, 1992.

(6) Par exemple, Russell Kirk ( The Conservative Mind, 1953), Leo Strauss ( Natural Right and History, 1953).

(7) Milton Friedman, Capitalisme et liberté, Laffont, Paris, 1971. Le texte original, Capitalism and Freedom, avait été publié en 1962.

(8) Lire l’enquête de Serge Halimi, « Les “boîtes à idées” de la droite américaine », Le Monde diplomatique, mai 1995. Lire également, sur ce sujet, James Allen Smith, The Idea Brokers : Think-Tanks and the Rise of the New Policy Elites, The Free Press, New York, 1991 ; et George H. Nash, The Conservative Intellectual Movement since 1945, Basic Books, New York, 1976.

(9) Brendan Martin, In the Public Interest ?, Zed Books, Londres, 1993, p. 49.

(10) Statement of Aims, Mont Pelerin Society, adopté le 8 avril 1947, cité dans George Nash, op. cit., p. 26.

(11) Ces indications sur les activités actuelles de la Société du Mont-Pèlerin nous ont été aimablement fournies par son président actuel, M. Pascal Salin, professeur à l’université Paris-Dauphine et proche conseiller de M. Alain Madelin.

(12) Lire Beth Schulman, « Foundations for a Movement : How the Right Wing Subsidises its Press », EXTRA !, Fairness and Accuracy in Reporting (FAIR), New York, mars-avril 1995.

(13) Lire David Callahan, « Liberal Policy’s Weak Foundations », The Nation, 13 novembre 1995.

(14) Jon Weiner, « Dollars for Neocon Scholars », The Nation, 1er janvier 1990.

(15) Jon Weiner, ibid. 

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