C’est bien entendu une adresse destinée aux États-Unis, qui peut se résumer ainsi : “Pendant trois-quarts de siècle, vous avez mené la course aux armements et nous avons constamment travaillé pour ne pas trop nous faire distancer, sinon tenter de vous rattraper ; désormais c’est nous qui menons cette course et vous tirez la langue pour essayer de rattraper votre retard”. RT.com résume le propos, et les circonstances où cela été dit, de cette façon :
« La Russie dépense beaucoup moins pour la défense et plus efficacement, en développant une série d'armes avancées que ses rivaux ont du mal à copier, a déclaré le président Vladimir Poutine, révélant à cette occasion le développement [d’une version terrestre du missile hypersonique Zircon développé pour la marine.]
» “Historiquement, l’Union soviétique a toujours essayé de rattraper les Etats-Unis dans la course aux armements, qu'il s'agisse de la bombe atomique, de l'aviation stratégique ou des premiers missiles intercontinentaux”, a déclaré Poutine mardi, lors d'une réunion du Conseil du ministère russe de la Défense.
» “Aujourd'hui, nous avons une situation unique dans notre nouvelle et récente histoire, – c’est eux qui essaient de nous rattraper.”
» Le président a noté que “pas un seul pays ne possède d'armes hypersoniques, et encore moins d'armes hypersoniques à portée intercontinentale”, alors que l’armée russe est déjà équipée de missiles air-sol Kinzhal, tandis que des planeurs hypersoniques Avangard sont actuellement mis en service.
» Les missiles de croisière Kalibr et les lasers de combat Peresvet ont aussi récemment renforcé les capacités de l'armée, tandis que le développement d'autres systèmes d'armes de pointe tels que l'ICBM Sarmat, le drone sous-marin à longue portée Poséidon et le missile de croisière à propulsion nucléaire Burevestnik “se déroule comme prévu”. »
Le fait est simple, clair et net, et sans surprise depuis que l’on connaît l’existence de toute une génération de missile hypersonique russes, – pour autant, le fait est absolument historique. Avec ces quelques mots, Poutine fixe une grande date symbolique dans l’histoire des relations politiques et stratégiques depuis 1945. Indirectement, il met en évidence l’effondrement des capacités d’innovation, de production, de planification et de puissance stratégique des États-Unis.
Effectivement, si l’on écarte les simulacres, les campagnes d’intoxication, les montages de relations publiques essentiellement du fait des USA, lors du lancement de Sputniken 1956, pour les ‘bomber gap’ (1954) et ‘missile gap’ (1956), l’estimation des dépenses militaires russes (1976-77) prétendument dans le but de lancer une first strike nucléaire, tout cela à consommation intérieure pour justifier les dépenses militaires US et alimenter le climat de panique de la population, la supériorité opérationnelle stratégique et technologique des USA sur l’URSS puis la Russie fut constante depuis 1945-1948. La dynamique nourrissant cette tendance qui semblait irrésistible s’est rompue subrepticement avec 9/11, sans qu’on s’en aperçoive immédiatement, puisque les USA n’en récoltent les fruits amers qu’aujourd’hui après avoir longtemps ignoré la chose.
Les USA ont vraiment cru à leurs propres narrative, dans trois domaines, c’est-à-dire trois mythes complets fabriqués par eux-mêmes et pour eux-mêmes (pour leur propre complaisance et pour leur hybris), expliquant largement qu’ils aient laissé aller sans mesurer l’importance et le brio du redressement russe :
- le mythe d’une “guerre éternelle” qu’ils conduiraient à leur guise, d’une part contre “la terreur” (le terrorisme, en grande partie fabriquée par eux-mêmes), d’autre part contre les rogue states (c’est-à-dire toutes les puissances refusant leur domination sans discussion), avec des moyens peu conventionnels et exotiques, essentiellement subversifs et illégaux, tout cela justifiant qu’on laisse de côté le développement de systèmes stratégiques nucléaires nouveaux ;
- le mythe de l’effondrement définitif de la Russie, nourri à un racisme suprémaciste d’une colossale dimension, tout cela impliquant qu’à leurs yeux la Russie ne serait jamais capable de “renaître” de la disparition de l’URSS et de la désintégration économique du fait du capitalisme sauvage qui suivit, imposé par les USA et les forces capitalistes et du crime organisé ;
- le mythe de la supériorité éternelle de la puissance militaire américaniste, nourri des diverses contes, comptines et calembredaines sortis des studio de Hollywood et des officines de relation publique sur l’“exceptionnalisme“ américaniste, sur la “nation indispensable”, etc.
L’establishment et la bureaucratie de sécurité nationale, toujours assez lents à réagir à un gigantesque coup de pied au cul, ont mis quasiment une année à réagir sérieusement à l’annonce de Poutine de mars 2018, après diverses mises en garde de responsables US. Strategika 51 a certainement raison de voir dans le départ du directeur de la DARPA une conséquence de cette douloureuse prise de conscience (la DARPA étant l’agence chargée de l’identification et du développement de toutes les avancées technologiques dans la cadre des systèmes d’arme du Pentagone). Le retard pris par les USA, qui n’imaginaient plus depuis la fin de la Guerre froide que leur supériorité pût être mise en doute, est sans doute considérable et on le mesure indirectement dans cette déclaration du Général Hyten, commandant le Strategic Command, dans cette phrase de son intervention dans un séminaire d’août 2018, rapportée dans le texte déjà référencé :
« J’aurais aimé que nous commencions [à travailler sur des systèmes hypersoniques] il y a cinq ou dix ans, car alors nous ne serions pas inquiets aujourd’hui ... mais nous ne l’avons pas fait alors nous devons nous y mettre, et c’est ce que nous faisons... »
... Le problème est que les Russes, eux aussi, continuent à travailler, et qu’ils feront tout pour conserver cette avance, voire l’accroître. Ils sont beaucoup mieux équipés pour cela, parce que, outre leurs capacités techniques et planificatrices propres, ils sont beaucoup moins intoxiqués par leurs propres narrative, s’ils en ont, et en général assez méfiants des simulacres qui sont le concept le plus utilisé dans la dialectique américaniste pour s’évaluer soi-même, pour « se rouler en-dedans [soi] », comme écrivait Montaigne. Les USA ne “se roulent pas en-dedans eux”, ils se roulent dans l’immense simulacre américaniste qui vogue dans les airs, dans le non moins immense Wild Blue Yonder, comme dans un immense ballon à peine dirigeable.
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