L’histoire ne manque pas d’exemples où l’on ne voulait pas croire à la possibilité d’une catastrophe, qu’il s’agisse de conflit, d’accident sanitaire ou de désastre écologique. Les alarmistes, les pessimistes, les irréalistes – aujourd’hui les complotistes – étaient ceux qui avaient vu juste !
Aujourd’hui, l’enjeu est de décrire l’état de la médecine contemporaine sans être trop alarmiste et en réussissant à être constructif. Une sacrée gageure.
Croire qu’on peut améliorer les choses
Si l’on veut bien se pencher sur l’évolution de la médecine, sa praxis et ses résultats, il est difficile de conserver intacte sa foi dans les fameux progrès. Que les pratiques évoluent, soit. Que certaines pratiques soient remplacées par d’autres plus performantes, tant mieux ! Si seulement c’était le cas...
Dans les faits, il existe une petite donnée nommée « le marché de la santé » qui perturbe l’équation.
Appliquer à la santé et aux services sociaux les méthodes du fonctionnement du marché revient à prendre la compétitivité, le bénéfice et les intérêts des actionnaires comme moteurs de développement. La politique sociale, de l’échelon local à l’échelon national en a payé le prix. L’accessibilité de l’offre dans les régions plus pauvres ou rurales a sacrément été mise en péril, et les principes de solidarité, de qualité, et d’accessibilité n’y ont pas résisté. Qu’est devenu le droit à des soins identiques, de qualité et abordables, en toutes circonstances ? On connait parfaitement l’impact de l’inégalité sociale sur la santé, qui se traduit par une réduction importante de l’espérance de vie. Quelles que soient les fluctuations de l’espérance de vie dans la population générale, l’inégalité sociale face à la mort demeure [1]. En outre, la marchandisation de la santé à permis de réaliser des économies aux dépens du personnel et de la qualité. Le personnel employé dans secteur de la santé a été lui aussi victime de la rentabilité : salaires plus bas, effectifs réduits, flexibilité imposée. Le niveau de vie de ces travailleurs, tout comme le bien-être des malades, a considérablement périclité. Toute personne ayant un membre de sa famille dans une EHPAD (maison de retraite médicalisée) en fait le constat tous les jours. Mais au sein de cette logique libérale, tout le monde n’est pas perdant.
Les prix (et les bénéfices) flambent
L’envolée des prix des médicaments a démarré historiquement aux USA, pays où les entreprises pharmaceutiques fixent librement leur prix. Le cas d’école cité par Nicole Delépine est le Daraprim, un médicament utilisé depuis 1953 en traitement de la toxoplasmose. Ce médicament coûte aujourd’hui en Inde 10 centimes, dans sa version générique. Mais aux USA, Big Pharma s’est autorisé à le passer de 1 à 750 dollars multipliant ainsi son prix par 750 !
En France, le Comité économique des produits de santé ministériel (CEPS) fixe les prix des médicaments pour éviter les dérives libérales d’augmentation des coûts pour les médicaments anciens, largement amortis et sans innovation. Mais on ne refait pas un système comme ça : le CEPS a accordé à l’Avastin une hausse de 1.000 % à l’occasion et sous prétexte de son recyclage pour traitement de la dégénérescence maculaire. Petit arrangement entre amis, mais les apparences sont sauves.
L’exemple de l’évolution des coûts de traitement en cancérologie est un autre parfait exemple des conséquences de cette politique. Ainsi, si on a souvent déremboursé l’efficace et le peu couteux, on rembourse en ce moment même le très couteux :
« Alors que le traitement du cancer métastatique du sein par Tamoxifène (traitement médical aujourd’hui encore le plus efficace) coûte 70 € par mois et celui par chimiothérapie bi drogue de référence comportant de l’Adriamycine® moins de 100 €, le traitement par l’Avastin® revient à 4.000 € par mois, l’herceptine® environ 3.500€, l’Afitinor ®3.500€ et le Tyverb® 1.300 €. […] Aucun nouveau traitement de cancer n’est épargné par cette folle inflation des prix ainsi : le mélanome (le Yervoy ® coûte 14.000 € toutes les 3 semaines !) […] Mais encore plus scandaleux que ces prix cent fois plus chers que l’or, c’est leur absence d’utilité pour les malades et leur toxicité fréquente. Non seulement ces traitements sont hors de prix mais ils sont le plus souvent inutiles et parfois très dangereux ! » Nicole Delépine [2]
Effets pervers de la spécialisation
L’être humain dans sa globalité a lui aussi disparu. Alexis Carrel disait de lui :
« L’homme est un tout indivisible d’une extrême complexité. »
« Son étude (…) utilise plusieurs sciences distinctes. Chacune de ces sciences aboutit naturellement à une conception différente de son objet. Chacun n’abstrait de lui que ce que la nature de sa technique lui permet d’atteindre. (…) L’homme que connaissent les spécialistes n’est donc pas l’homme concret, l’homme réel. » [3]
Une certaine vision globale de l’homme persiste pourtant à la marge de la médecine, sous des appellations peu flatteuses, « médecine complémentaire » ou « non conventionnelle ». L’Ordre des médecins les tolère à peine, et l’accusation de charlatanisme ou de sectarisme n’est jamais très loin. Ce terme péjoratif sert à discréditer tout ce que l’establishment désapprouve. On ne compte plus les articles à charge ou les discrédits. Pourtant, les travaux de grands auteurs – médecins aujourd’hui oubliés ou moqués – ont traversé les siècles et réussi à guider la pratique médicale lors d’épisode de grande pénuries, ou d’impuissance totale contre les maladies infectieuses.
Ainsi, beaucoup d’approches thérapeutiques de terrain, peu coûteuses et sans effets secondaires se sont perdues. Le docteur Dominique Rueff raconte avec une pointe de nostalgie ce qui paraît impossible à concevoir aujourd’hui : l’existence d’un service entier d’homéopathie à l’hôpital Saint-Jacques à Paris, ou le SAMU disposant d’ampoules d’homéopathie injectable, efficaces pour réduire la douleur ou les angoisses, et sans effets secondaires ni contre-indications.
Une très récente publication suédoise du British Medical Journal a montré que l’impact des réactions psychologiques à un traumatisme sont associées à un risque d’infections grave mettant la vie en danger. On connaissait déjà depuis fort longtemps l’effet du stress sur modulation de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien, avec comme conséquences l’altération des fonctions immunitaires et l’augmentation du niveau inflammatoire. Mais cette étude va plus loin, en concluant à une relation de causalité entre stress et infection potentiellement mortelle, comme la méningite, l’endocardite et la septicémie [4]. Tout le monde le sent, tout le monde le sait : la psyché joue un rôle déterminant dans la santé. Pourtant, on le dit du bout des lèvres par crainte d’être étiqueté « irrationnel » ou « non scientifique ».
Pas de cœur ni de philosophie en médecine
Quelle est la place réservée à la réflexion philosophique en médecine ? On la croit incompatible avec la médecine scientifique. Un livre de médecine, abordé sous un angle philosophique ne fait pas recette dans les milieux médicaux. L’adjectif « philosophique » suffit à en invalider le raisonnement, fut-il logique et fonctionnel, et ses données – même documentées – seront quantité négligeable. C’est cette résistance à la philosophie qui a fait de la cancérologie, d’après les mots mêmes du biologiste B. Watson une « faillite scientifique, inefficace et gaspilleuse », comme les exemples cités plus haut nous enjoignent à le croire.
L’absence de cœur de la médecine moderne, aveugle et calculatrice, fait faire les pires choses. C’est ce qui faisait dire au neuropsychiatre autrichien Viktor Frankl, créateur de la logothérapie :
« Je suis absolument convaincu que les chambres à gaz d’Auschwitz, Treblinka et Maidanek ont été mise en place non pas dans un ministère ou un autre à Berlin, mais dans des salles de conférences scientifiques nihilistes ».
Au nom de la science, on peut bien être capable de tout. C’est pour la science, c’est pour le progrès ! On en arrive même à masquer des questions d’éthiques par du sensationnel. Le scénario s’est souvent répété dans l’histoire. En voici un exemple.
Concours de transplantation cardiaque
Dans les années 60, l’américain Norman Shumway, met au point avec son équipe, patiemment, pendant près de dix ans, une technique de transplantation cardiaque sur animaux. Personne n’a encore enlevé le cœur d’un homme vivant pour le remplacer chez un autre. En effet, la mort étant définie par l’arrêt du cœur aux États-Unis, prélever un cœur qui bat encore serait assimilé à un meurtre. C’est à l’autre bout de la planète que surviendra la rupture. Au Cap, le 2 décembre 1967, le chirurgien sud-africain Christiaan Barnard réalise ce qui est à la fois un exploit et une transgression. En réalité, ce n’est pas une différence d’habileté technique qui a favorisé Barnard, mais des considérations philosophiques et éthiques définissant un cadre légal. En effet, pour tenter la première transplantation cardiaque sur l’homme, il fallait que le cœur du donneur – décrété en mort cérébrale suite à un accident – batte encore. Alors que cela soulève la question de la définition de la vie et de la mort, le chirurgien sud-africain devient subitement la coqueluche des médias. Le vedettariat a éclipsé la réflexion. Il y gagne ses entrées dans le grand monde et rencontre les plus grandes personnalités de l’époque, Grace Kelly et le Pape compris.
Mais il a en quelque sorte volé la vedette à Norman Shumway, qui avait reçu Chris Barnard quelques mois avant l’exploit pour parfaire ses techniques. De ce point de vue, c’est l’Américain qui aurait du être le véritable père de la greffe cardiaque. Pour la peine et dans la foulée – on n’arrête pas la science en marche ! –, Norman Shumway fera de même aux États-Unis. Car c’est toujours la première fois qui fait couler de l’encre. Après on s’habitue, et on ne réfléchit plus. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que plus la technique devient banale, plus on a tendance à l’utiliser. La question de savoir si c’est judicieux n’est plus d’actualité.
« Investigations invasives » ou le complexe de l’Everest
Comme le défendent Manu L. Kothari et Lopa A. Mehta dans Violence in modern medicine [5], il semble de plus en plus difficile aujourd’hui de séparer la violence de la science médicale moderne.
On constate que les avancées de la connaissance médicale vont de pair avec l’augmentation d’une forme de violence. La violence médicale est l’enfant caché des prouesses techniques et de l’arrogance médicale. Pour utiliser une métaphore, on « fait » l’Everest simplement… parce qu’il est là ! Il en va de même pour certaines interventions et investigations invasives. Le terme châtié qui décrit une réalité risquée : envahir le corps du patient par des aiguilles et des couteaux, des cathéters et des caméras. Avec un accroissement potentiel des risques encourus par le patient : une chirurgie inutile, une aortographie qui déchire l’aorte, ou un arrêt cardiaque provoqué par une investigation. Les victimes de l’invasion sont les patients dont la lutte contre la prétendue maladie est plus dans l’esprit du médecin que dans le corps du patient. Bien intentionnée ou pas, une investigation invasive est toujours coûteuse. Et c’est cette réalité statistique dérangeante que préfère éviter pour lui-même le personnel médical.
Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent
Il existe un double langage et une double pensée en médecine. La manière dont les professionnels de santé traitent leurs proches et eux-mêmes est très différente de la manière dont ils traitent les patients. On constate que beaucoup de cancérologues ne font pas subir à leur famille les traitements standards. Dans un autre registre, ce sont dans les familles de médecins que l’on vaccine le moins. Et il serait intéressant de trouver combien de psychiatres ont suivi de séances d’électrochocs (ou subit de lobotomie, pratique qui a valu un prix Nobel à son inventeur il y a quelques décennies à peine). Walter Alvarez, un gastro-entérologue écrira à propos de la chirurgie routinière de l’ulcère duodénal faite de façon systématique sur les patients :
« À propos de l’opération sur les ulcères duodénaux […], en 25 ans à la Mayo Clinic, je ne peux me souvenir que d’un seul sur les membres de l’équipe avec un ulcère qui se fit opérer, et il eut une complication ». [6]
Ce clivage entre ce qu’on réserve « au tout venant » et qu’on évite à soi-même, est un problème moral majeur de la médecine moderne. Sans ce clivage, beaucoup de traitements et de chirurgies auraient été abandonnés depuis longtemps. La pratique médicale en aurait été changée.
La médecine n’a pas TOUJOURS la réponse
Parée de tous les pouvoirs de la haute technicité, l’électronique – sans même que le docteur ne touche son patient – est censée nous dire tout. Elle est censée livrer la vérité vraie et conduire rationnellement au meilleur traitement. Hum… Y aurait-il un hic quelque part ? Nous disons toujours « quel est le traitement de cette maladie ? » à la place de « comment envisager de traiter cette maladie ? » ou pire « y a-t-il un traitement pour cette maladie ? » Malgré les apparences, soigner, c’est faire un choix. Même si on retarde ce choix par des examens complémentaires. Même si on en dilue la responsabilité en prenant la décision collégialement. C’est inconfortable, mais c’est ainsi.
La « scientificité » de la médecine contemporaine n’échappe pas au doute pour autant. Et peut-être même qu’elle l’accroît ! Une mammographie fait soupçonner une tumeur, un ECG un problème grave. Avec pour effet pervers que le cancer ou la maladie coronarienne se propage rapidement dans l’esprit du patient avant même les résultats.
Remettre les pieds sur terre
Notre monde contemporain est-il assez sage pour utiliser le degré d’évolution des sciences et techniques qu’il a engendré ? Le grand public regarde les puissants jouer avec le feu, entre OGM et bioéthique, et manifeste une inquiétude pragmatique. Il s’indigne en militant – sans doute maladroitement car ignorant la plupart du temps du dessous des cartes –, au travers de think tanks mondialistes. Voici comment est détournée une préoccupation sincère pour l’intérêt général, les générations futures et les questions d’avenir. Mais au-delà des récupérations, la question de la gestion cohérente de notre monde fini et de nos corps abîmés demeure.
Les progrès du monde moderne nous ont amenés des pollutions tous azimuts, ainsi que des systèmes immunitaires en berne, qui déclinent ou se détraquent. L’équilibre et la capacité régénératrice de la nature, comme celle du corps, sont endommagés. De façon irréparable diront les pessimistes. Les optimistes, une fois admis ce triste constat, choisirons de remonter leurs manches pour retrouver leur pouvoir de choix.
Béa Bach
Aujourd’hui, l’enjeu est de décrire l’état de la médecine contemporaine sans être trop alarmiste et en réussissant à être constructif. Une sacrée gageure.
Si l’on veut bien se pencher sur l’évolution de la médecine, sa praxis et ses résultats, il est difficile de conserver intacte sa foi dans les fameux progrès. Que les pratiques évoluent, soit. Que certaines pratiques soient remplacées par d’autres plus performantes, tant mieux ! Si seulement c’était le cas...
Dans les faits, il existe une petite donnée nommée « le marché de la santé » qui perturbe l’équation.
Appliquer à la santé et aux services sociaux les méthodes du fonctionnement du marché revient à prendre la compétitivité, le bénéfice et les intérêts des actionnaires comme moteurs de développement. La politique sociale, de l’échelon local à l’échelon national en a payé le prix. L’accessibilité de l’offre dans les régions plus pauvres ou rurales a sacrément été mise en péril, et les principes de solidarité, de qualité, et d’accessibilité n’y ont pas résisté. Qu’est devenu le droit à des soins identiques, de qualité et abordables, en toutes circonstances ? On connait parfaitement l’impact de l’inégalité sociale sur la santé, qui se traduit par une réduction importante de l’espérance de vie. Quelles que soient les fluctuations de l’espérance de vie dans la population générale, l’inégalité sociale face à la mort demeure [1]. En outre, la marchandisation de la santé à permis de réaliser des économies aux dépens du personnel et de la qualité. Le personnel employé dans secteur de la santé a été lui aussi victime de la rentabilité : salaires plus bas, effectifs réduits, flexibilité imposée. Le niveau de vie de ces travailleurs, tout comme le bien-être des malades, a considérablement périclité. Toute personne ayant un membre de sa famille dans une EHPAD (maison de retraite médicalisée) en fait le constat tous les jours. Mais au sein de cette logique libérale, tout le monde n’est pas perdant.
Les prix (et les bénéfices) flambent
L’envolée des prix des médicaments a démarré historiquement aux USA, pays où les entreprises pharmaceutiques fixent librement leur prix. Le cas d’école cité par Nicole Delépine est le Daraprim, un médicament utilisé depuis 1953 en traitement de la toxoplasmose. Ce médicament coûte aujourd’hui en Inde 10 centimes, dans sa version générique. Mais aux USA, Big Pharma s’est autorisé à le passer de 1 à 750 dollars multipliant ainsi son prix par 750 !
En France, le Comité économique des produits de santé ministériel (CEPS) fixe les prix des médicaments pour éviter les dérives libérales d’augmentation des coûts pour les médicaments anciens, largement amortis et sans innovation. Mais on ne refait pas un système comme ça : le CEPS a accordé à l’Avastin une hausse de 1.000 % à l’occasion et sous prétexte de son recyclage pour traitement de la dégénérescence maculaire. Petit arrangement entre amis, mais les apparences sont sauves.
L’exemple de l’évolution des coûts de traitement en cancérologie est un autre parfait exemple des conséquences de cette politique. Ainsi, si on a souvent déremboursé l’efficace et le peu couteux, on rembourse en ce moment même le très couteux :
« Alors que le traitement du cancer métastatique du sein par Tamoxifène (traitement médical aujourd’hui encore le plus efficace) coûte 70 € par mois et celui par chimiothérapie bi drogue de référence comportant de l’Adriamycine® moins de 100 €, le traitement par l’Avastin® revient à 4.000 € par mois, l’herceptine® environ 3.500€, l’Afitinor ®3.500€ et le Tyverb® 1.300 €. […] Aucun nouveau traitement de cancer n’est épargné par cette folle inflation des prix ainsi : le mélanome (le Yervoy ® coûte 14.000 € toutes les 3 semaines !) […] Mais encore plus scandaleux que ces prix cent fois plus chers que l’or, c’est leur absence d’utilité pour les malades et leur toxicité fréquente. Non seulement ces traitements sont hors de prix mais ils sont le plus souvent inutiles et parfois très dangereux ! » Nicole Delépine [2]
Effets pervers de la spécialisation
L’être humain dans sa globalité a lui aussi disparu. Alexis Carrel disait de lui :
« L’homme est un tout indivisible d’une extrême complexité. »
« Son étude (…) utilise plusieurs sciences distinctes. Chacune de ces sciences aboutit naturellement à une conception différente de son objet. Chacun n’abstrait de lui que ce que la nature de sa technique lui permet d’atteindre. (…) L’homme que connaissent les spécialistes n’est donc pas l’homme concret, l’homme réel. » [3]
Une certaine vision globale de l’homme persiste pourtant à la marge de la médecine, sous des appellations peu flatteuses, « médecine complémentaire » ou « non conventionnelle ». L’Ordre des médecins les tolère à peine, et l’accusation de charlatanisme ou de sectarisme n’est jamais très loin. Ce terme péjoratif sert à discréditer tout ce que l’establishment désapprouve. On ne compte plus les articles à charge ou les discrédits. Pourtant, les travaux de grands auteurs – médecins aujourd’hui oubliés ou moqués – ont traversé les siècles et réussi à guider la pratique médicale lors d’épisode de grande pénuries, ou d’impuissance totale contre les maladies infectieuses.
Ainsi, beaucoup d’approches thérapeutiques de terrain, peu coûteuses et sans effets secondaires se sont perdues. Le docteur Dominique Rueff raconte avec une pointe de nostalgie ce qui paraît impossible à concevoir aujourd’hui : l’existence d’un service entier d’homéopathie à l’hôpital Saint-Jacques à Paris, ou le SAMU disposant d’ampoules d’homéopathie injectable, efficaces pour réduire la douleur ou les angoisses, et sans effets secondaires ni contre-indications.
Une très récente publication suédoise du British Medical Journal a montré que l’impact des réactions psychologiques à un traumatisme sont associées à un risque d’infections grave mettant la vie en danger. On connaissait déjà depuis fort longtemps l’effet du stress sur modulation de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien, avec comme conséquences l’altération des fonctions immunitaires et l’augmentation du niveau inflammatoire. Mais cette étude va plus loin, en concluant à une relation de causalité entre stress et infection potentiellement mortelle, comme la méningite, l’endocardite et la septicémie [4]. Tout le monde le sent, tout le monde le sait : la psyché joue un rôle déterminant dans la santé. Pourtant, on le dit du bout des lèvres par crainte d’être étiqueté « irrationnel » ou « non scientifique ».
Pas de cœur ni de philosophie en médecine
Quelle est la place réservée à la réflexion philosophique en médecine ? On la croit incompatible avec la médecine scientifique. Un livre de médecine, abordé sous un angle philosophique ne fait pas recette dans les milieux médicaux. L’adjectif « philosophique » suffit à en invalider le raisonnement, fut-il logique et fonctionnel, et ses données – même documentées – seront quantité négligeable. C’est cette résistance à la philosophie qui a fait de la cancérologie, d’après les mots mêmes du biologiste B. Watson une « faillite scientifique, inefficace et gaspilleuse », comme les exemples cités plus haut nous enjoignent à le croire.
L’absence de cœur de la médecine moderne, aveugle et calculatrice, fait faire les pires choses. C’est ce qui faisait dire au neuropsychiatre autrichien Viktor Frankl, créateur de la logothérapie :
« Je suis absolument convaincu que les chambres à gaz d’Auschwitz, Treblinka et Maidanek ont été mise en place non pas dans un ministère ou un autre à Berlin, mais dans des salles de conférences scientifiques nihilistes ».
Au nom de la science, on peut bien être capable de tout. C’est pour la science, c’est pour le progrès ! On en arrive même à masquer des questions d’éthiques par du sensationnel. Le scénario s’est souvent répété dans l’histoire. En voici un exemple.
Concours de transplantation cardiaque
Dans les années 60, l’américain Norman Shumway, met au point avec son équipe, patiemment, pendant près de dix ans, une technique de transplantation cardiaque sur animaux. Personne n’a encore enlevé le cœur d’un homme vivant pour le remplacer chez un autre. En effet, la mort étant définie par l’arrêt du cœur aux États-Unis, prélever un cœur qui bat encore serait assimilé à un meurtre. C’est à l’autre bout de la planète que surviendra la rupture. Au Cap, le 2 décembre 1967, le chirurgien sud-africain Christiaan Barnard réalise ce qui est à la fois un exploit et une transgression. En réalité, ce n’est pas une différence d’habileté technique qui a favorisé Barnard, mais des considérations philosophiques et éthiques définissant un cadre légal. En effet, pour tenter la première transplantation cardiaque sur l’homme, il fallait que le cœur du donneur – décrété en mort cérébrale suite à un accident – batte encore. Alors que cela soulève la question de la définition de la vie et de la mort, le chirurgien sud-africain devient subitement la coqueluche des médias. Le vedettariat a éclipsé la réflexion. Il y gagne ses entrées dans le grand monde et rencontre les plus grandes personnalités de l’époque, Grace Kelly et le Pape compris.
Mais il a en quelque sorte volé la vedette à Norman Shumway, qui avait reçu Chris Barnard quelques mois avant l’exploit pour parfaire ses techniques. De ce point de vue, c’est l’Américain qui aurait du être le véritable père de la greffe cardiaque. Pour la peine et dans la foulée – on n’arrête pas la science en marche ! –, Norman Shumway fera de même aux États-Unis. Car c’est toujours la première fois qui fait couler de l’encre. Après on s’habitue, et on ne réfléchit plus. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que plus la technique devient banale, plus on a tendance à l’utiliser. La question de savoir si c’est judicieux n’est plus d’actualité.
Comme le défendent Manu L. Kothari et Lopa A. Mehta dans Violence in modern medicine [5], il semble de plus en plus difficile aujourd’hui de séparer la violence de la science médicale moderne.
On constate que les avancées de la connaissance médicale vont de pair avec l’augmentation d’une forme de violence. La violence médicale est l’enfant caché des prouesses techniques et de l’arrogance médicale. Pour utiliser une métaphore, on « fait » l’Everest simplement… parce qu’il est là ! Il en va de même pour certaines interventions et investigations invasives. Le terme châtié qui décrit une réalité risquée : envahir le corps du patient par des aiguilles et des couteaux, des cathéters et des caméras. Avec un accroissement potentiel des risques encourus par le patient : une chirurgie inutile, une aortographie qui déchire l’aorte, ou un arrêt cardiaque provoqué par une investigation. Les victimes de l’invasion sont les patients dont la lutte contre la prétendue maladie est plus dans l’esprit du médecin que dans le corps du patient. Bien intentionnée ou pas, une investigation invasive est toujours coûteuse. Et c’est cette réalité statistique dérangeante que préfère éviter pour lui-même le personnel médical.
Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent
Il existe un double langage et une double pensée en médecine. La manière dont les professionnels de santé traitent leurs proches et eux-mêmes est très différente de la manière dont ils traitent les patients. On constate que beaucoup de cancérologues ne font pas subir à leur famille les traitements standards. Dans un autre registre, ce sont dans les familles de médecins que l’on vaccine le moins. Et il serait intéressant de trouver combien de psychiatres ont suivi de séances d’électrochocs (ou subit de lobotomie, pratique qui a valu un prix Nobel à son inventeur il y a quelques décennies à peine). Walter Alvarez, un gastro-entérologue écrira à propos de la chirurgie routinière de l’ulcère duodénal faite de façon systématique sur les patients :
« À propos de l’opération sur les ulcères duodénaux […], en 25 ans à la Mayo Clinic, je ne peux me souvenir que d’un seul sur les membres de l’équipe avec un ulcère qui se fit opérer, et il eut une complication ». [6]
Ce clivage entre ce qu’on réserve « au tout venant » et qu’on évite à soi-même, est un problème moral majeur de la médecine moderne. Sans ce clivage, beaucoup de traitements et de chirurgies auraient été abandonnés depuis longtemps. La pratique médicale en aurait été changée.
La médecine n’a pas TOUJOURS la réponse
Parée de tous les pouvoirs de la haute technicité, l’électronique – sans même que le docteur ne touche son patient – est censée nous dire tout. Elle est censée livrer la vérité vraie et conduire rationnellement au meilleur traitement. Hum… Y aurait-il un hic quelque part ? Nous disons toujours « quel est le traitement de cette maladie ? » à la place de « comment envisager de traiter cette maladie ? » ou pire « y a-t-il un traitement pour cette maladie ? » Malgré les apparences, soigner, c’est faire un choix. Même si on retarde ce choix par des examens complémentaires. Même si on en dilue la responsabilité en prenant la décision collégialement. C’est inconfortable, mais c’est ainsi.
La « scientificité » de la médecine contemporaine n’échappe pas au doute pour autant. Et peut-être même qu’elle l’accroît ! Une mammographie fait soupçonner une tumeur, un ECG un problème grave. Avec pour effet pervers que le cancer ou la maladie coronarienne se propage rapidement dans l’esprit du patient avant même les résultats.
Remettre les pieds sur terre
Notre monde contemporain est-il assez sage pour utiliser le degré d’évolution des sciences et techniques qu’il a engendré ? Le grand public regarde les puissants jouer avec le feu, entre OGM et bioéthique, et manifeste une inquiétude pragmatique. Il s’indigne en militant – sans doute maladroitement car ignorant la plupart du temps du dessous des cartes –, au travers de think tanks mondialistes. Voici comment est détournée une préoccupation sincère pour l’intérêt général, les générations futures et les questions d’avenir. Mais au-delà des récupérations, la question de la gestion cohérente de notre monde fini et de nos corps abîmés demeure.
Les progrès du monde moderne nous ont amenés des pollutions tous azimuts, ainsi que des systèmes immunitaires en berne, qui déclinent ou se détraquent. L’équilibre et la capacité régénératrice de la nature, comme celle du corps, sont endommagés. De façon irréparable diront les pessimistes. Les optimistes, une fois admis ce triste constat, choisirons de remonter leurs manches pour retrouver leur pouvoir de choix.
Béa Bach
Source : https://www.egaliteetreconciliation.fr/L-impasse-de-la-medecine-contemporaine-57226.html
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