21 septembre 2019

La déesse est-elle un superorganisme ?


La beauté de la théologie gaïenne est que, contrairement à la théologie ordinaire, vous n’avez pas à vous fier uniquement à des rapports de seconde main sur le sujet de vos études. Gaia existe, et vous pouvez la percevoir tout autour de nous. Alors, la question est : qu’est-ce qu’Elle est ou qui est-Elle ?

Comme vous le savez, l’idée moderne de Gaïa en tant que citoyen de l’écosphère terrestre a été développée dans les années 1970 par James Lovelock. Puis elle a évolué en différentes versions et elle a été mal comprise de diverses façons. Par exemple, Toby Tyrrell a écrit un livre entier essayant de démontrer que « Gaïa » n’existe pas. Il n’a réussi qu’à montrer qu’on peut écrire un livre entier sur quelque chose qu’on ne comprend pas du tout.

Mais il est vrai que certaines façons de comprendre Gaïa sont intenables à la lumière de ce que nous savons de la biologie. On parle parfois de Gaïa comme d’un « super-organisme« qui s’efforcerait même d’optimiser l’écosystème pour les êtres vivants. Ce n’est pas possible, comme expliqué par exemple dans un texte de Victor Gorshkov et Anastassia Makarieva de 2003 où ils notent correctement que, si Gaïa est supposée être un superorganisme, alors Elle ne peut pas exister.

Mais, un instant. Qui a dit que Gaïa est un superorganisme ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’un superorganisme ? Le terme est suffisamment vague pour qu’il puisse être mal utilisé et mal compris. En général, il s’agit d’un assemblage de sous-unités biologiques qui ne se reproduisent pas individuellement mais qui dépendent d’organes spécialisés pour cela. Une cellule eucaryote est un superorganisme, tout comme une colonie de fourmis. Et si vous, cher lecteur, vous êtes un être humain, alors vous êtes aussi un superorganisme. Mais ça ne veut pas dire que Gaïa en est un. Par exemple, j’ai entre les mains le livre de Lovelock de 1988 « The Ages of Gaia » et je ne trouve pas le terme « superorganisme » qui se réfère à Gaïa.

Au lieu de cela, Lovelock avait une idée très claire de ce qu’est Gaïa et il a décrit cela avec son modèle « Daisyworld« , un écosystème très simplifié composé de marguerites qui peuvent être en noir ou blanc. Notez que les marguerites ne sont pas deux espèces, comme il est dit très clairement dans le livre, elles sont une seule espèce avec un certain polymorphisme dans leur pigmentation. Le mécanisme Gaïan de Daisyworld consiste à modifier légèrement la fréquence d’un de leurs allèles – c’est-à-dire que l’allèle du pigment blanc devient plus fréquent – pour faire face à une augmentation progressive de l’irradiation solaire. Elles le font pour maintenir une température optimale, mais cela affecte aussi l’environnement. Avec plus de marguerites blanches, l’albédo de la planète augmente, plus la lumière du soleil est réfléchie dans l’espace et la planète se refroidit. C’est rare dans l’écosystème réel, mais certaines algues peuvent utiliser cette stratégie.

Le modèle daisyworld est une de ces idées géniales qui peuvent être complètement incomprises. Et elle a été mal comprise : elle a été perçue comme un jouet, ou comme sans rapport avec le monde réel, ou simplement sans signification. Mais attention : vous pouvez dire que c’est trop simplifié, brut, faux, ce que vous voulez, mais tous les modèles sont faux et en même temps tous les modèles sont utiles si vous comprenez leurs limites. Et c’est le cas de Daisyworld, un modèle « niveau zéro » qui nous ouvre une vision complètement nouvelle du fonctionnement de l’écosystème terrestre – Gaïa. Un véritable coup de génie de la part de James Lovelock, l’un des esprits les plus brillants de notre époque.

En tout cas, pour ce dont nous discutons ici, le fait est que les marguerites de Daisyworld ne sont PAS un superorganisme. Elles n’ont rien de la structure complexe des sous-unités qui font un superorganisme. Il ne s’agit que d’une population d’individus vaguement couplés. Dans ce cas, ils agissent sur l’environnement en modifiant légèrement leur génome, Lovelock avait à l’esprit une échelle de temps en millions d’années, il y avait donc beaucoup de temps pour que le génome change. Mais ce n’est pas une condition nécessaire, sur une échelle de temps plus courte, nous n’avons pas besoin de toucher le génome pour déclencher le mécanisme gaïen. Voici comment Gorshkov et Makarieva décrivent le concept qu’ils appellent « régulation biotique« .

Supposons que les objets vivants capables de contrôler l’environnement sont les arbres, alors que la caractéristique environnementale globale régulée est la concentration atmosphérique de dioxyde de carbone. Supposons en outre qu’au cours d’une perturbation atmosphérique majeure (éruption volcanique, activités anthropiques), la concentration globale de dioxyde de carbone dans l’atmosphère devienne nettement supérieure à l’optimum biotique. Tous les arbres de la planète arborée sont donc confrontés à des conditions environnementales défavorables à peu près égales. Les arbres normaux commencent immédiatement à travailler sur l’élimination du carbone excessif de l’atmosphère afin de rétablir la concentration optimale de dioxyde de carbone. Cela peut se faire, par exemple, en déposant l’excès de carbone atmosphérique sous forme organique dans le sol et les sédiments.

Un mécanisme gaïen différent peut ne pas impliquer la biosphère seule mais l’ensemble du méta-système formé par la géosphère, l’atmosphère et la biosphère ensemble. C’est le cas du cycle géologique du carbone qui semble avoir été fondamental pour maintenir la température de la Terre à peu près constante sur une échelle de temps de centaines de millions d’années, comme je l’ai décrit dans un article précédent.

Aucun de ces mécanismes n’implique un contrôle centralisé, de l’altruisme, de l’intelligence, de la planification ou d’autres choses de ce genre – aucun superorganisme. Et la voici : Gaïa nous apparaît. C’est une propriété émergente de l’écosystème qui résulte de rétroactions internes qui tendent à maintenir le système dans un état homéostatique.

Revenons à la théologie, maintenant nous pouvons répondre à la question posée au début, qui est Gaïa ? En tant que phénomène collectif de l’écosystème, elle ressemble beaucoup aux démons que Jésus rencontre dans le pays des Géraséniens (Marl 5:9) quand ils lui disent « Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux ». Alors, Gaïa est une démone ? Peut-être. Dans l’Antiquité, le concept de démon (δαίμων) n’avait pas cette idée du mal que le christianisme devait lui attribuer par la suite. Un démon est une force, une agrégation, un égrégore de la nature, généralement bienveillant mais pas tout puissant.

Les noms ont le sens que nous voulons leur donner : On peut dire que Gaïa est « juste » un écosystème, qu’elle n’est pas du tout une déesse, en ce sens qu’elle n’est certainement pas bienveillante et miséricordieuse, qu’elle ne doit pas être adorée (bien sûr non !). Mais il existe aussi le concept de « déférence » défini comme « un sentiment ou une attitude de profond respect teinté de crainte« . Le respect pourrait être une attitude appropriée envers une créature extrêmement puissante qui peut écraser l’humanité en un rien de temps.

Et si vous ne vénérez pas — pire, si vous méprisez — la Déesse, malheur à vous : les anciens reconnaissaient le concept d’Hubris (ὕβρις) menant à la Némésis (Νέμεσις), la Déesse de la vengeance, fournissant le châtiment approprié à ceux qui se rendent coupables d’une confiance excessive. Peut-être que Némésis n’est qu’un autre nom pour Gaïa, mais, finalement, nous n’avons pas besoin d’une déesse en colère pour détruire l’humanité, nous semblons être parfaitement capables de le faire nous-mêmes. Au final, tout est entre les mains des Moires (Μοῖραι) qui tournent le fil du destin entre leurs mains.

Ugo Bardi

Traduit par Hervé, relu par San pour le Saker Francophone

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