Le gouvernement de la province pétrolière canadienne est parti en croisade contre tout ce qui s’approche de près ou de loin du mouvement écologiste. Il a notamment créé une « cellule de guerre » pour lutter contre la « désinformation » et défendre, entre autres, l’exploitation des sables bitumineux.
L’Alberta en a marre, et elle le fait savoir. « Ils se concentrent sur le Canada parce qu’ils nous voient comme la cible facile, le gamin le plus facile à intimider dans la cour d’école. » Voilà le genre de propos que Jason Kenney, Premier ministre conservateur de cette province de 4 millions d’habitants, ne cesse de répéter depuis son élection, en avril. « Ils », ce sont les groupes écologistes qui critiquent l’exploitation des sables bitumineux de l’Athabasca et combattent les projets d’oléoducs qui y sont reliés.
Des paroles suivies d’actions, articulées dans sa fight back strategy, ce qu’on pourrait traduire par la « riposte ». Le vocabulaire belliqueux est assumé, comme lors de l’annonce début juin d’une « cellule de guerre » (war room) dotée d’un budget de 30 millions de dollars canadiens (20 millions d’euros). D’après la ministre provinciale de l’Énergie, Sonya Savage, son rôle sera de « répondre aux mensonges et à la désinformation qui circulent sur l’énergie albertaine. Nous contesterons chaque affirmation à l’aide de faits et de preuves ». On n’en sait pas plus, mais on se doute qu’il s’agira de scruter ce qui se dit dans les journaux et sur les médias sociaux. Pour l’instant, seule l’embauche d’une ancienne journaliste du quotidien conservateur National Post a été annoncée.
40 % des émissions de gaz à effet de serre du Canada
La tâche s’annonce ardue, car les sables bitumineux albertains commencent à être bien connus. L’exploitation de ce pétrole, parmi les plus polluants du monde, a des conséquences sur les rivières et la faune locale, et plombe le bilan carbone du Canada : les émissions de gaz à effet de serre de l’Alberta (12 % de la population canadienne) ont augmenté de 18 % entre 2004 et 2017, et représentent 40 % du total du pays.
Dès 2015, la revue Nature prévenait : le Canada devait laisser 75 % de ses réserves connues de pétrole dans le sol afin que la barre des 2 °C d’augmentation de la température mondiale ne soit pas atteinte en 2050. En Alberta, cela n’est toutefois pas dans les cartons : on parle plutôt d’augmenter la production de 53 % en 2030 par rapport au niveau de 2016.
Un autocollant des défenseurs de l’industrie des sables bitumineux à Montréal.
Mais la province pétrolière a un point faible : son enclavement. Elle n’a accès à aucun océan pour exporter son brut, ce qui la coupe des marchés internationaux et l’oblige à vendre au rabais aux États-Unis. Pour corriger cette situation et soutenir l’expansion des sables bitumineux, il lui faudrait construire de longs oléoducs, le réseau actuel étant saturé.
Ces tuyaux cristallisent l’opposition des groupes écologistes, des Premières Nations et des partis politiques de gauche. Plusieurs projets ont été abandonnés au cours des dernières années. L’expansion du pipeline Trans Mountain, débouchant dans le Pacifique, non loin de Vancouver, a failli connaître ce sort, jusqu’à ce que le gouvernement fédéral le rachète au promoteur Kinder Morgan pour 4,5 milliards de dollars canadiens (3 milliards d’euros) en mai 2018.
Dès l’annonce de la nouvelle cellule de guerre, on a pu constater les risques de dérapage : sur scène, Jason Kenney a été introduit par Robbie Picard, qui dirige la campagne pro-pétrole Oil Sands Strong. M. Picard tenait un portrait d’une écologiste, Tzeporah Berman, flanqué de la légende « ennemie des sables bitumineux ». Celle-ci (qui n’est pourtant pas connue pour être radicale) a par la suite témoigné avoir reçu plusieurs messages violents et sexistes sur les réseaux sociaux ainsi que sur son répondeur.
Une blogueuse nommée Vivian Krause
Une autre personne présente au côté de Jason Kenney a attiré l’attention : une blogueuse nommée Vivian Krause, qui donne régulièrement (moyennant rétribution) des conférences dans des événements de l’industrie pétrolière et gazière. Sa spécialité ? Enquêter sur les financements des groupes écologistes actifs dans l’Ouest canadien. Et elle est sûre d’avoir découvert le pot aux roses : si le secteur pétrolier ne se porte pas très bien aujourd’hui (près de 50 milliards de dollars d’investissement étranger auraient été annulés au cours des quatre dernières années en Alberta), ce serait parce que de riches fondations étasuniennes paient les environnementalistes canadiens afin de nuire à cette industrie et de bloquer les projets de pipeline. Mme Krause cite notamment le Rockefeller Brothers Fund, appartenant à la famille éponyme, ou la Tides Foundation.
Les thèses de Vivian Krause ont été largement réfutées, notamment par le journaliste spécialisé dans le secteur de l’énergie Markham Hislop. Si des fondations étasuniennes financent bel et bien des groupes canadiens opposés aux oléoducs, cela ne représente que 10 à 20 % des budgets de ceux-ci, le reste venant essentiellement du Canada. Par ailleurs, ce sont les écologistes à la recherche de fonds qui ont contacté des fondations aux poches profondes, et non ces dernières qui ont dicté un agenda sur le terrain.
Sans compter le contexte économique : la production de pétrole de schiste a explosé aux États-Unis alors que le pétrole albertain, lourd et cher à exploiter, est beaucoup moins rentable lorsque les cours sont bas. Cela est suffisant pour dissuader des investisseurs et repousser des projets d’oléoducs.
Campagne sur Facebook de Oil Sands Strong contre l’écologiste Tzeporah Berman.
Questionnée à savoir si elle avait vérifié les affirmations de Mme Krause, la ministre Savage répond que « le travail de Vivian coïncide avec ce que nous avons entendu de la part de l’industrie, et avec mon expérience de travail dans ce secteur ». Jason Kenney semble également boire les paroles de la blogueuse, à tel point qu’en juillet, il a lancé une enquête publique sur le financement étranger des groupes environnementaux, qui s’étalera sur un an.
« Il cherche clairement à démoniser un mouvement formé de gens qui sont préoccupés par le climat et la qualité de l’air et de l’eau », dit Melina Laboucan-Massimo, une militante impliquée depuis une dizaine d’année dans ces combats pour diverses organisations. L’enjeu du changement climatique étant mondial, il est bien normal que des fondations étasuniennes s’intéressent à ce qui se passe au Canada, explique-t-elle. « C’est ironique, parce que s’il y en a un qui travaille pour des intérêts étrangers, à savoir des multinationales pétrolières, c’est bien Jason Kenney ! »
Les accents conspirationnistes du discours de M. Kenney peuvent être reliés à une vieille doctrine en cours dans l’Ouest canadien, connue sous le nom d’« aliénation de l’Ouest » : « C’est l’idée que l’Ouest, et plus particulièrement l’Alberta, a servi de réservoir de ressources naturelles — le blé dans le passé, puis le pétrole et le gaz naturel — pour les besoins des provinces centrales (Ontario et Québec) ou pour l’exportation, sans jamais véritablement en retirer des bénéfices », résume Frédéric Boily, professeur de science politique à l’université de l’Alberta.
« Nous devrions être unis pour nous occuper de la crise climatique »
Aujourd’hui encore, l’ennemi est à Ottawa, la capitale du Canada : sur sa page Facebook, Jason Kenney (membre jusqu’en 2015 du gouvernement conservateur fédéral) attaque régulièrement Justin Trudeau, jugé trop écolo, et appelle ses partisans à sortir le Parti libéral du pouvoir. Dans le cadre de sa « riposte », il agite même la menace d’un référendum sur la péréquation, le programme de redistribution de la richesse nationale — bien nantie grâce à son pétrole, l’Alberta y contribue beaucoup.
M. Kenney n’a donc pas peur de diviser, et cela s’applique aussi aux Premières Nations, qui se positionnent souvent comme gardiennes du territoire. Début août, il a annoncé le lancement d’un fonds de 10 millions de dollars pour permettre à des autochtones « pro-développement des ressources » de lancer des procédures légales (par exemple, faire appel de décisions juridiques allant à l’encontre du secteur pétrolier). « Dans l’optique conservatrice, c’est quelque chose d’important, affirme le professeur Boily. Le but est de montrer que les autochtones ne forment pas un bloc qui est systématiquement contre l’exploitation des ressources naturelles. »
Pour Melina Laboucan-Massimo, qui est-elle même issue de la nation autochtone crie, cela n’était pas nécessaire : « Les peuples indigènes font déjà face à de nombreuses crises issues de la politique coloniale canadienne, comme de hauts taux de suicide et de pauvreté. Et voilà que les politiciens jettent de l’huile sur le feu en s’ingérant dans leur politique interne… »
Mais peut-être que les attaques de M. Kenney déclencheront un surplus de motivation chez les écologistes ? « Ce n’est pas mon cas, répond la militante. Je n’aime pas vraiment lutter contre des gens alors que nous devrions être unis pour nous occuper de la crise climatique. » Visiblement, l’Alberta a d’autres chats à fouetter que l’avenir du climat.
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