Yves Michaud : Je suis plus que jamais partisan de la nuance.
Les attaques contre les permanences, ce sont des restes de la crise des gilets jaunes – black bloc compris – et ce n’est pas terminé.
Les hôtesses du tour, c’est du folklore estival teinté de Metoo (« non à la récompense du guerrier… »). On recommencera l’année prochaine.
La tribune sur les fake sciences reflète de manière caricaturale ce qu’elle dénonce : un groupe hétéroclite de doctorants, professeurs retraités et journalistes (+ un agriculteur) donne une leçon de vraie science qui ne vaut pas mieux que la fausse science qu’il attaque.
Quant à la PMA, c’est une question grave et pas facile à examiner d’éthique, de société et...de lobbyisme politique.
Ce qui est en revanche commun à ces quatre différends, c’est l’amplification par les médias ; c’est...l’amalgame qui en fait un symptôme de crise de la démocratie ; c’est enfin l’incapacité à faire prévaloir un peu de rationalité dans tout ça.
Première conséquence : personne ne croira à mon diagnostic nuancé….
J’ajouterai que l’idée qu’il ne pourrait pas y avoir un consensus majoritaire sur ces questions est, hélas, elle aussi...fausse. « Au bon vieux temps », comme on dit, le citoyens lambda faisait confiance aux « experts » et surtout ne disait rien. Aujourd’hui, « il boit plus, il fume plus mais… il cause ». Le résultat est là : selon les camps, il y a consensus en faveur des attaques de permanences, de la supression des hôtesses pot-de-fleur, de la fausse science et pour la PMA (sans savoir de quoi il s’agit), ou bien, à l’inverse, condamnation des émeutiers, défense des hôtesses-bonbons, de la « vraie science » et condamnation de la PMA. Il n’y a pas une absence de consensus mais deux consensus – sans oublier tous ceux qui s’en foutent mais que ça inquiète quand même un peu, y compris de ne pas avoir d’idées sur ces questions...
Edouard Husson : D'un côté, je pense que le débat sur la post-vérité est une imposture. De l'autre, je suis bien d'accord qu'il existe un lien entre la crise de la démocratie et la façon dont la vérité est malmenée dans notre société. Pour comprendre ce qui se passe, il faut d'abord bien voir que "post-vérité", "fake news" etc.... sont des notions inventées par les progressistes, les néolibéraux, qui avaient le sentiment d'être installés définitivement au pouvoir et qui voient, depuis quelques années, leur position dominante mise en cause. Vous remarquerez que ces notions se sont largement diffusées à l'occasion du référendum sur le Brexit et de l'élection de Trump, deux défaites majeures de l'establishment progressiste. A partir de là, on comprend ce qui se joue: au lieu de laisser le débat d'idées et l'affrontement démocratique se dérouler sans entraves, les derniers des néolibéraux cherchent à l'entraver par tous les moyens et à disqualifier leurs adversaires. Johnson serait menteur et Trump fou ou allié des Russes. Les premiers producteurs de fake news sont ceux qui en dénoncent l'avènement: c'est le Project Fear en Grande-Bretagne pour expliquer que le Brexit sera suivi d'une catastrophe; c'est la tentative désespérée des démocrates américains pour prouver que Poutine a aidé l'élection de Trump. C'est la mobilisation de l'establishment et de la police pour calomnier, discréditer et réprimer le mouvement des Gilets Jaunes en France. Cela fait longtemps que les néo-libéraux avaient tendance à interdire le débat sur certains sujets: pensez à la manière dont le débat sur l'immigration a été plus ou moins interdit dans tous nos pays. Ou celui sur le libre-échange. Quand des forces politiques se sont obstinées à traiter ces sujets, elles ont été traitées de "populistes", pour les disqualifier. Il est bien évident qu'un parti politique, quel qu'il soit, ne montre qu'une partie de la réalité. Le risque du débat démocratique, c'est que la vérité soit divisée. Progressistes comme populistes ont leur part de vérité, tronquée su l'on veut en faire un absolu; utile si l'on accepte le débat démocratique qui oblige à la confrontation des points de vue.
Notre époque a déjà connu des situations similaires dans son histoire, où la société s'est trouvée sur le point de basculer dans la violence, dans les années 30 avec la montée des totalitarismes ou dans les années 60-70 face au communisme. Quelle comparaison vous semble la plus probante aujourd'hui ?
Yves Michaud : Je me méfie spontanément de ces comparaisons car tant de choses sont différentes. Notamment les niveaux de vie et les possibilités de communication. Entre parenthèses, l’usage qui est fait de l’histoire aujourd’hui, y compris par des gens qui se proclament historiens de haut vol, est d’une légèreté surprenante. C’était bien commode quand on pouvait identifier les camps du bien et du mal mais même à ces époques, ce n’était pas si clair : le pacte germano-soviétique d’août 1939, n’est-ce pas l’alliance du mal et du bien « selon les critères de l’époque » ?
Je vois cependant un rapprochement pertinent sous l’angle des modes de communication et de propagande.
En apparence aujourd’hui la communication n’est pas contrôlée totalitairement mais 1) les moyens techniques de mise en réseau permettent une communication populiste directe qui est plus puissante qu’une propagande dirigée, ne serait-ce que parce qu’on a l’impression d’être libre (je pense à Trump avec ses plus de 60 millions de followers….) ; 2) les algoritmes qui suivent et modulent les trafics internet produisent un conformisme de masse (les recherches les plus fréquentes, le nombre de like ou de clics) et 3) on peut manipuler tout ça par des coups tordus à la russe, à la Assange, à la chinoise, etc. Monte donc un totalitarisme soft ou consensuel qui neutralise l’esprit critique et la rationalité. Je donne juste un exemple : quand on a fait un peu de science (même un peu!), on sait qu’il y a peu de certitudes absolues, qu’il y a des marges d’erreur, des zones d’incertitude, que les approches conceptuelles varient selon les époques, l’équipement scientifique, les étapes antérieures. Bref, plus on sait de choses, plus on mesure ce qu’on ne sait pas et surtout plus on mesure l’étendue de ce qu’on ne sait pas. A l’inverse, les gens sans aucune culture scientifique croient qu’on peut avoir des certitudes absolues et, en plus, les trouver dans les journaux… De là naissent ces consensus de fake science mais aussi bien de prétendument « vraie science ». Savoir, c’est aussi savoir où commence ce qu’on ne sait pas. Il faudrait en fait enseigner de nouveau le scepticisme.
Edouard Husson : Aucune! Dans les années 1930, on a affaire à un double défi: la montée en puissance des partis fascistes, désireux de plonger l'Europe dans une nouvelle guerre, au pouvoir dans deux pays, l'Italie et l'Allemagne; et la faiblesse des démocraties -France, Grande-Bretagne, Etats-Unis - ébranlées par la crise économique. Dans les années 1960 et 1970, vous avez un totalitarisme externe, qui a des compagnons de route dans nos pays. Aujourd'hui vous avez affaire à une radicalisation interne à l''establishment néolibéral conjugué à une métamorphose de la gauche intellectuelle. Les héritiers de Roosevelt et Kennedy sont devenus des dictateurs en puissance, adeptes d'un totalitarisme apparemment indolore. Si le phénomène allait à son terme, nous aurions affaire à la dictature de fait d'un parti non pas unique mais ultra-dominant, tenant les leviers du pouvoir et de la richesse, aidé par la puissance de censure des grandes entreprises (américaines) de traitement des données. Ce parti dominant tolérerait un ou deux partis populistes lui servant de faire-valoir. C'est l'idéal-type du pouvoir pour Emmanuel Macron; c'est ce que l'Union Européenne cherche à faire advenir en Grande-Bretagne, rêvant d'un grand parti néo-blairiste dominant avec un Brexit Party faire-valoir. C'est ce qui a échoué aux Etats-Unis, en Italie ou en Hongrie et fait enrager l'establishment progressiste ailleurs. Ajoutons qu'à l'abri de cette aspiration progressiste à la dictature, se produit une métamorphose de la gauche intellectuelle, toujours aussi intolérante qu'à l'époque du marxisme triomphant mais recyclée dans l'individualisme absolu: théorie du genre, dénonciation de la "suprématie blanche", multiculturalisme, millénarisme écologique, eugénisme libéral, sont autant d'instruments de combat que le progressisme s'approprie pour renforcer sa volonté de domination totale. Si vous ajoutez les mouvements d'extrême-gauche, type le Bloc Noir, idiots utiles du système puisqu'ils continuent à voir le monde selon l'opposition entre capitalistes et anticapitalistes, et sont un utile épouvantail à bourgeois, vous avez l'ensemble du mécanisme, qui ne ressemble en rien aux époques précédentes.
Que faire aujourd'hui pour empêcher que se répète la maxime selon laquelle on préfère avoir "tort avec Sartre que raison avec Aron" ?
Yves Michaud : Il est bien tentant d’avoir tort avec Sartre : on passe dans les journaux, on discute à la télé, on est reçu par les chefs d’État, on vaticine un peu partout et on finit même par être persuadé qu’on raisonne et même qu’on est rationnel. Avoir raison avec Aron n’est pas drôle, surtout si en plus on dit des choses pas drôles.
Je ne suis donc pas sûr qu’on puisse faire quoi que ce soit. Je pourrais en appeler rituellement à plus d’éducation mais ce serait un vœu pieux : encore faudrait-il avoir des maîtres capables d’enseigner à raisonner et douter. J’aurais donc tendance à m’abandonner à un certain fatalisme : de toute manière les choses arrivent… d’une manière ou d’une autre, pour reprendre une citation de Malcolm Lowry en la détournant (anyhow somehow). Sartre est resté une star mais ses Situations sont soit illisibles, soit risibles. Aron reste lisible. Maîgres consolations mais réelles au niveau du temps long.
Edouard Husson : Aron avait la chance d'écrire dans un monde où les institutions restaient fondamentalement saines, peu contaminées par l'idéologie de Sartre. Et Aron a eu l'air de l'emporter en 1989! Mais les conservateurs et les libéraux classiques n'ont pas pris garde au fait que se mettaient en place des forces qui ont sapé l'État-nation démocratique, à l'abri d'une fabrication monétaire comme il n'y en a jamais eu dans l'histoire. La machine à dollars américaine a évité l'hyperinflation en mettant en place d'une part les délocalisations d'emplois vers les pays les plus pauvres, d'autre part une finance mathématique et numérisée d'une sophistication extrême. C'est au sein de ce système profondément pervers que la démocratie occidentale a été progressivement vidée de sa substance. C'est au sein de la mondialisation postdémocratique que le néolibéralisme s'est habitué à fréquenter la dictature chinoise, elle aussi néolibérale par bien des aspects; ou ces monarchies pétrolières musulmanes qui ont financé l'islamisme. Le postmaoïme et l'Islam mondialisé semblent fasciner les progressistes au pouvoir en Occident, tant ils incarnent la possibilité de vivre sans démocratie -ou avec des simulacres- dans un monde sans frontières.
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