Ceux qui, comme moi, militent contre les guerres apparemment interminables de l’Amérique se demandaient pourquoi le sujet méritait si peu de discussions, d’attention ou de protestations. Était-ce parce que la guerre contre le terrorisme, qui se propageait encore, demeurait entourée du secret gouvernemental ? Le manque de couverture médiatique de ce que l’Amérique faisait à l’étranger était-il à blâmer ? Ou était-ce simplement que la plupart des Américains ne se souciaient pas de ce qui se passait au-delà de l’Atlantique ? Si vous me l’aviez demandé il y a deux ans, je vous aurais répondu « pour toutes ces raisons ». Maintenant, je n’en suis plus si sûr.
Après les énormes manifestations de 2003 contre l’invasion de l’Irak, le mouvement anti-guerre a disparu presque aussi soudainement qu’il avait commencé, certains le déclarant même ouvertement mort. Les critiques ont noté l’absence à long terme de protestations importantes contre ces guerres, l’absence de volonté politique au Congrès pour y faire face et, en fin de compte, l’apathie sur les questions de guerre et de paix par rapport à des questions comme les soins de santé, le contrôle des armes, ou même, plus récemment, le changement climatique.
Les pessimistes ont eu raison de souligner qu’aucune de la pléthore de marches sur Washington, depuis l’élection de Donald Trump, n’a montré le moindre intérêt pour les guerres stériles lancées par les États-Unis. Ils ont certainement raison de se demander pourquoi le Congrès, qui a l’obligation constitutionnelle de déclarer la guerre, a jusqu’à récemment permis aux présidents Barack Obama et Donald Trump de faire la guerre comme ils le souhaitaient, sans même lui demander son avis. Ils ont raison de se sentir nerveux lorsqu’un sondage national montre que ceux qui pensent que nous menons une guerre en Iran (ce qui n’est pas le cas) sont plus nombreux que ceux qui pensent que nous menons une guerre en Somalie (ce qui est le cas).
Mais voici ce que à quoi je réfléchissais récemment : Et si un mouvement anti-guerre grandissait sous notre nez sans que nous ne le remarquions ? Et si nous ne le voyons pas c’est en partie parce qu’il ne ressemble à aucun mouvement anti-guerre que nous imaginons habituellement ?
Si un mouvement n’est un mouvement que parce que ses membres remplissent les rues, alors les critiques ont peut-être raison. Mais on peut rétorquer que les marches de protestation ne sont pas toujours la caractéristique d’un mouvement. Un mouvement se définit par sa capacité à remettre en question le statu quo et, à l’heure actuelle, c’est peut-être ce qui commence à se produire quand il s’agit des guerres américaines.
Par exemple quand des étudiants de Parkland condamnent l’impérialisme américain ou quand des groupes luttant contre le refus de visas aux musulmans mènent également une guerre contre le terrorisme ? Quand des anciens combattants essaient non seulement d’affronter les guerres dans lesquelles ils ont combattu, mais se placent en première ligne dans les débats sur le contrôle des armes à feu, les changements climatiques et la brutalité policière. Quand le Congrès adopte la première War Powers Resolution depuis près de 50 ans. Quand des candidats Démocrates à la présidence s’engagent à mettre fin aux guerres interminables de l’Amérique.
Au cours des quinze dernières années, les Américains – et leurs représentants élus – ont à peine jeté un œil sur nos guerres sans fin et s’en sont surtout foutu. En 2019, cependant, un mouvement anti-guerre semble en train de prendre forme. Il ne ressemble tout simplement pas à celui de l’époque du Vietnam, pour ceux qui s’en souviennent, ou à celui précédant l’invasion de l’Irak. C’est plutôt un mouvement qui se glisse au milieu des autres domaines pour lesquels les Américains se battent en ce moment – et c’est exactement pour cela qu’il pourrait bien fonctionner.
Un mouvement anti-guerre mené par d’anciens combattants est-il en train de se former ?
Pendant la guerre du Vietnam des années 1960 et du début des années 1970, les protestations ont, au départ, été menées par des groupes religieux et des organisations pacifistes moralement opposés à la guerre. Cependant, à mesure que le conflit s’intensifiait, les étudiants ont commencé à se joindre au mouvement, puis des leaders des droits civiques comme Martin Luther King, Jr. se sont impliqués, puis des vétérans de guerre qui avaient été témoins de l’horreur sont intervenus – jusqu’à ce que Washington se retire d’Indochine, sous la pression constante des manifestations de rue.
Vous pouvez regarder le manque actuel d’indignation du public, dû peut-être à l’épuisement de s’être indigné et que rien ne change, et penser que le mouvement anti-guerre n’existe plus. Certes, il n’y a plus rien qui ressemble à celui qui s’est battu si longtemps et si obstinément contre l’engagement des États-Unis au Vietnam. Pourtant, il est important de noter que, parmi certains des mêmes groupes (comme les anciens combattants, les étudiants et même les politiciens) qui se sont battus contre cette guerre, un scepticisme sain à l’égard des guerres américaines du XXIe siècle, du Pentagone, du complexe militaro-industriel et même de l’idée même d’exceptionnalisme américain est finalement en hausse – du moins, d’après ce que les sondages nous disent.
Juste après les élections de mi-mandat, l’an dernier, une organisation nommée Foundation for Liberty and American Greatness expliquait avec tristesse que les jeunes Américains « se retournaient contre le pays et oubliaient ses idéaux », la moitié d’entre eux estimant que ce pays n’était pas « grand » et beaucoup voyant dans le drapeau américain « un signe d’intolérance et de haine ». Avec les milléniums et la Génération Z devenant rapidement le plus grand bloc d’électeurs étasuniens pour les 20 prochaines années, leurs priorités occuperont le devant de la scène. En matière de politique étrangère et de guerre, en l’occurrence, ils sont très différents des générations qui les ont précédés. Selon le Chicago Council of Global Affairs, "Chaque génération successive est moins susceptible que la précédente d'accorder la priorité au maintien d'une puissance militaire dominante dans le monde entier comme objectif de la politique étrangère des États-Unis, de considérer la supériorité militaire des États-Unis comme un moyen très efficace d'atteindre les objectifs de politique étrangère américaine et de soutenir l'expansion du budget à la défense. Dans le même temps, le soutien à la coopération internationale et au libre-échange reste élevé d'une génération à l'autre. En fait, les jeunes Américains sont plus enclins à soutenir les approches coopératives en politique étrangère et plus susceptibles de se sentir favorables au commerce et à la globalisation."
Bien que les marches soient le moyen de protestation le plus populaire, une autre façon frappante mais discrète est tout simplement de ne pas participer aux systèmes avec lesquels on n’est pas d’accord. Par exemple, la grande majorité des adolescents d’aujourd’hui ne sont pas du tout intéressés à s’enrôler dans une armée de volontaires. L’année dernière, pour la première fois depuis l’apogée de la guerre en Irak il y a 13 ans, l’armée n’a pas atteint ses objectifs de recrutement, des milliers de soldats manquant à ses objectifs. Cette tendance a été soulignée dans un sondage du ministère de la Défense de 2017 qui a révélé que seulement 14 % des répondants âgés de 16 à 24 ans ont déclaré qu’ils allaient probablement servir dans l’armée au cours des prochaines années. Cela inquiète tellement l’Armée de terre qu’elle a réorienté ses efforts de recrutement vers la création d’une stratégie entièrement nouvelle visant spécifiquement la génération Z.
De plus, nous voyons enfin ce qui se passe lorsque les soldats des guerres américaines de l’après-11 septembre rentrent chez eux avec un sentiment de désespoir par rapport à ces conflits. De nos jours, un nombre important de jeunes vétérans reviennent désabusés et sont prêts à faire pression sur le Congrès contre les guerres auxquelles ils ont participé. C’est le cas d’une nouvelle alliance gauche-droite entre deux groupes d’anciens combattants influents, VoteVets et Concerned Veterans for America, qui cherche à mettre fin à ces guerres sans fin. Leur campagne, qui vise spécifiquement à faire peser le Congrès sur les questions de guerre et de paix, est emblématique de ce qui pourrait être un mouvement potentiel diversifié se rassemblant pour s’opposer aux guerres étasuniennes. Un autre groupe d’anciens combattants, Common Defense, demande également aux politiciens de signer un engagement à mettre fin à ces guerres. En quelques mois à peine, ils ont convaincu 10 membres du Congrès, y compris des jeunes poids lourds de la Chambre des représentants comme Alexandria Ocasio-Cortez et Ilhan Omar.
Et ce n’est peut-être que la pointe d’un iceberg anti-guerre en pleine croissance. Une idée fausse au sujet de la naissance d’un mouvement est qu’il rassemble tout le monde pour la même raison, même vague. Ce n’est souvent pas le cas et il est parfois possible que vous participiez à un mouvement sans même le savoir. Si, par exemple, je demandais à une salle pleine de militants du changement climatique s’ils se considéraient également comme faisant partie d’un mouvement anti-guerre, je peux imaginer leurs dénégations. Et pourtant, qu’ils le sachent ou non, lutter contre le changement climatique signifiera aussi, tôt ou tard, d’assumer l’empreinte écologique du Pentagone.
Pensez-y : non seulement l’armée américaine est le plus grand consommateur institutionnel de combustibles fossiles au monde, mais, selon un nouveau rapport du projet Costs of War de l’Université Brown, entre 2001 et 2017, elle a rejeté dans l’atmosphère plus de 1,2 milliard de tonnes métriques de gaz à effet de serre (dont 400 millions étaient liés à la guerre contre le terrorisme). Cela équivaut aux émissions de 257 millions de voitures particulières, soit plus du double du nombre de voitures actuellement en circulation aux États-Unis.
Un mouvement anti-guerre en pleine croissance au Congrès
Une autre façon de sentir la montée du sentiment anti-guerre dans notre pays que de regarder les rues vides, les organisations d’anciens combattants ou les sondages de recrutement, est d’observer le Congrès. Après tout, l’un des indicateurs d’un mouvement réussi, même s’il n’en est qu’à ses débuts, est son pouvoir d’influence sur ceux qui prennent les décisions à Washington. Depuis l’élection de Donald Trump, la preuve la plus visible d’un sentiment anti-guerre croissant est la façon dont les décideurs politiques du Congrès américain se sont de plus en plus engagés dans les questions de guerre et de paix. Après tout, les politiciens ont tendance à suivre les électeurs et, à l’heure actuelle, un nombre croissant d’entre eux semblent suivre la montée du sentiment anti-guerre et en faire une série de débats sur la guerre et la paix à l’ère Trump.
À l’horizon 2020, Sanders est de nouveau en lice pour l’investiture, mais, depuis 2017, au lieu d’éviter la politique étrangère il est devenu le visage de ce qui pourrait être une nouvelle façon de penser notre rôle dans le monde.
En février 2018, Sanders est également devenu le premier sénateur à se risquer à présenter un projet de vote pour mettre fin au soutien américain à la guerre brutale menée par les Saoudiens au Yémen. En avril 2019, avec le parrainage d’autres sénateurs, le projet de loi a finalement été adopté par la Chambre et le Sénat dans une très rare démonstration de bipartisme, mais le président Trump y a opposé son veto. Qu’un tel projet de loi puisse être adopté par la Chambre, voire un Sénat encore républicain, même s’il n’a pas atteint une majorité bloquant le droit de veto, aurait été impensable en 2016. Tant de choses ont changé depuis les dernières élections que le soutien à la résolution du Yémen est devenu ce que Tara Golshan, de Vox, a qualifié de « signe décisif marquant le changement progressif du Parti Démocrate en matière de politique étrangère ».
Sanders n’est pas non plus, ce qui est assez frappant, le seul candidat Démocrate à la présidence qui se présente actuellement avec essentiellement un programme anti-guerre. L’un des principaux aspects du plan de politique étrangère d’Elizabeth Warren, par exemple, est de « revoir sérieusement les engagements militaires du pays à l’étranger, y compris le rapatriement des troupes américaines d’Afghanistan et d’Irak ». L’entrepreneur Andrew Yang et l’ancien sénateur de l’Alaska, Mike Gravel, se sont joints à Sanders et Warren pour signer un engagement à mettre fin aux guerres éternelles des États-Unis s’ils sont élus. Beto O’Rourke a demandé l’abrogation de l’Autorisation d’utiliser la force militaire, donnée par le Congrès en 2001, que les présidents utilisent depuis, chaque fois qu’ils ont envoyé des forces américaines au combat. Marianne Williamson, l’une des nombreuses (improbables) candidates Démocrates à l’investiture, a même proposé un plan pour transformer « l’économie de guerre des États-Unis en une économie de paix, réaffectant les énormes talents et infrastructures du complexe industriel militaire [américain]… au bénéfice de la vie plutôt que de la mort ».
Et pour la toute première fois, trois vétérans des guerres américaines de l’après-11 septembre ; Seth Moulton et Tulsi Gabbard, membres de la Chambre des représentants, et Pete Buttigieg, maire de South Bend ; se présentent aux élections présidentielles, apportant avec eux leur scepticisme quant à l’interventionnisme américain. L’inclusion même de tels points de vue dans la course à la présidence ne peut que changer la conversation, mettant en lumière les guerres américaines dans les mois à venir.
Montez à bord ou dégagez du chemin
Lorsque vous essayez de créer un mouvement, il y a trois résultats probables : vous serez accepté par l’establishment, rejeté pour vos efforts, ou l’establishment sera remplacé, en partie ou en totalité, par ceux qui sont d’accord avec vous. Ce dernier point est exactement ce que nous avons observé, du moins chez les Démocrates, au cours des années Trump. Alors que les candidats Démocrates à la présidence pour 2020, dont certains sont dans l’arène politique depuis des décennies, sautent progressivement dans le train de la fin des guerres sans fin, le véritable élan anti-guerre à Washington a commencé à faire venir de nouveaux membres du Congrès comme Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) et Ilhan Omar qui ne veulent pas accepter le statu quo quand il est question soit du Pentagone soit des guerres permanentes du pays. De plus, ce faisant, ils répondent à ce que leurs électeurs veulent vraiment.
Déjà en 2014, lorsqu’un sondage sur l’énergie de l’Université Texas-Austin demandait aux gens où le gouvernement américain devrait dépenser leurs impôts, seulement 7 % des répondants de moins de 35 ans disaient qu’ils devraient servir aux dépenses militaires et de défense. Au lieu de cela, dans le cadre d’un « virage politique assez important » à l’époque, ils ont massivement opté pour utiliser l’argent des contribuables dans le cadre de la création d’emplois et de l’éducation. Une telle tendance est devenue plus évidente lorsque ceux qui réclament la gratuité des collèges publics, l’assurance-maladie pour tous ou un New Deal écologique se sont rendu compte qu’ils pourraient payer pour de telles idées si l’Amérique cessait de dépenser des milliers de milliards de dollars pour des guerres qui n’auraient jamais dû être lancées.
Les nouveaux membres de la Chambre des représentants, en particulier les plus jeunes et ceux provenant de la diversité, ont commencé à remplacer la vieille garde et se montrent de plus en plus disposés à rejeter des politiques qui ne fonctionnent pas pour le peuple américain, surtout celles qui renforcent la machine de guerre américaine. Ils comprennent qu’en mettant fin aux guerres et en commençant à réduire le complexe militaro-industriel, ce pays pourrait à nouveau avoir les ressources dont il a besoin pour régler tant d’autres problèmes.
En mai, par exemple, Omar tweetait : « Nous devons reconnaître que la politique étrangère EST de la politique intérieure. Nous ne pouvons pas investir dans les soins de santé, la résistance aux changements climatiques ou l’éducation si nous continuons à dépenser plus de la moitié de nos dépenses discrétionnaires en guerres sans fin et en contrats avec le Pentagone. Quand je dis que nous avons besoin de quelque chose d’équivalent au New Deal écologique pour la politique étrangère, c’est ce que ça veut dire. »
Quelques jours auparavant, lors d’une audience du House Committee on Oversight and Reform, Ocasio-Cortez avait confronté des cadres de l’entreprise militariste TransDigm à la façon dont ils faisaient pression sur le contribuable américain en vendant un disque d’embrayage automobile valant 32 $ au Département de la défense pour 1 443 $ par disque. « Une paire de jeans coûte 32 $ ; imaginez payer plus de 1 000 $ pour cela », a-t-elle dit, « Savez-vous combien de doses d’insuline nous pourrions obtenir avec cette marge ? J’aurais pu obtenir de l’insuline pour plus de 1 500 personnes avec le coût de la marge de vos prix rien que pour ces seuls disques d’embrayage. »
Et même si ce ridicule gaspillage n’est pas nouveau pour ceux d’entre nous qui suivent de près les dépenses du Pentagone, c’est sans aucun doute quelque chose à quoi beaucoup de ses millions de partisans n’avaient jamais pensé auparavant. Après l’audience, Teen Vogue a dressé une liste des « 5 choses les plus ridicules pour lesquelles l’armée américaine a dépensé de l’argent », la comédienne Sarah Silverman a tweeté le clip-vidéo de Cortez à ses 12,6 millions de fans, l’actrice de Will and Grace, Debra Messing, a publiquement exprimé sa gratitude à Cortez, et selon Crowdtangle, un outil de mesure de médias sociaux, le clip-vidéo de cette audience parlementaire a suscité plus de 20 millions de réactions.
Non seulement les membres du Congrès commencent à attirer l’attention sur ces questions auparavant gardées discrètes, mais ils commenceront peut-être même à accomplir quelque chose. Deux semaines seulement après cette audience controversée, TransDigm a accepté de reverser 16,1 millions de dollars de bénéfices excédentaires au Département de la défense. « Nous avons économisé aujourd’hui plus d’argent pour le peuple américain que le budget total de notre comité pour l’année », a déclaré Elijah Cummings, président du comité de surveillance de la Chambre.
Bien sûr, les manifestants anti-guerres ne défilent pas encore dans les rues, même si les guerres dans lesquelles nous sommes déjà impliqués continuent de traîner et qu’une nouvelle guerre possible avec l’Iran se profile à l’horizon. Pourtant, on voit poindre une tendance notable à l’opinion et l’activisme anti-guerre. Quelque part sous la surface de la vie américaine se cache un mouvement anti-guerre authentique et diversifié qui semble s’unir autour d’un objectif commun : faire croire aux politiciens de Washington que les politiques anti-guerres sont défendables, voire potentiellement populaires. Traitez-moi d’éternel optimiste mais je peux imaginer qu’un jour un tel mouvement contribuera à mettre fin à ces guerres désastreuses.
Allegra Harpootlian
Traduit par Wayan, relu par San pour le Saker Francophone
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