Des palliatifs face aux conditions de vie, qui deviennent épouvantables pour beaucoup. Les Français, face au stress, aux difficultés socio-économiques, utilisent massivement les "pilules du malheur". Ils consomment par an plus de 120 millions de boîtes de tranquillisants, somnifères, antidépresseurs, etc. Et 11 % en font usage tout au long de l'année. La destruction rapide de leur mode de vie traditionnel, conduit les Français à consommer trois fois plus de psychotropes que leurs voisins européens, rappelle le Pr Edouard Zarifian dans le rapport qu'il va remettre aux pouvoirs publics.
Ce psychiatre, qui exerce au CHU de Caen, dénonce depuis longtemps la médicalisation systématique des difficultés existentielles en France. Chagrin d'amour, deuil, difficultés professionnelles, chômage, pauvreté : des médicaments en principe réservés aux troubles psychiques sont maintenant utilisés pour affronter les aléas de la vie. Gélules et comprimés deviennent des palliatifs à la disparition de la solidarité familiale. La carte de la consommation des psychotropes est celle d'une grande solitude, dans un monde déshumanisé.
Qui a recours régulièrement aux tranquillisants et aux antidépresseurs ? Les plus de 60 ans. Les femmes, et plus particulièrement les mères seules. Chez les hommes, les célibataires, les retraités et préretraités. Et surtout les chômeurs, qui sont trois fois plus nombreux que les actifs à en consommer.
Les "pilules du malheur" représentent pour les Français le seul moyen de supporter leurs conditions de vie déplorables. Le scénario devient proche du Meilleur des mondes, d'Aldous Huxley. Mais les pouvoirs publics ne veulent plus financer le résultat de ses politiques libérales, cela coûte trop cher à la collectivité : en plus des citoyens, ils ont mis les psychotropes sous surveillance.
En 1991, le gouvernement a limité la validité des ordonnances à trois mois pour les somnifères et à un mois pour les tranquillisants.
La stratégie n'a que partiellement porté ses fruits. Le nombre de prescriptions se stabilise, mais à un haut niveau : chaque année, les médecins français rédigent 64 millions de lignes d'ordonnances pour ces produits. Les tranquillisants, quant à eux, sont en régression : les prescriptions sont tombées de 29 à 26 millions. Pas de quoi se réjouir pour l'assurance- maladie : dans le même temps, les prescriptions d'antidépresseurs - des spécialités dans l'ensemble plus chères - grimpaient de 12 à 14 millions.
Le marché français des antidépresseurs progresse aujourd'hui au rythme annuel de 7 % en volume et de 16 % en valeur. Responsable de ce boom : une nouvelle famille de molécules, dont la fluoxétine - le fameux Prozac - est la pionnière. La précédente génération d'antidépresseurs avait une action large mais présentait d'importants effets secondaires : les généralistes hésitaient à les prescrire à leurs patients, préférant recourir aux tranquillisants. La nouvelle génération, plus ciblée, agit sur la sérotonine - un neurotransmetteur jouant un rôle dans l'équilibre de l'humeur - et a moins d'effets indésirables.
As-tu pris ton Prozac ? demande le héros de Woody Allen dans Meurtre mystérieux à Manhattan. En 1992, la phrase avait été traduite en français par : As-tu pris ton Valium ? Aujourd'hui, elle pourrait être transcrite telle quelle. Le battage fait par Eli Lilly autour du Prozac l'a largement fait connaître du grand public.
La gélule vert et blanc a de nombreux fans qui vantent ses mérites - Je vois la vie avec des couleurs nouvelles - de manière parfois exagérée : Cela me fait planer. Quelques réfractaires se plaignent bien de sentiments d'angoisse (au début du traitement), d'une impression de dépersonnalisation, ou simplement d'une absence d'effet. Il n'empêche. En 1995, les ventes de Prozac ont progressé de 24 % dans le monde. En France, elles ont conquis près de 50 % du marché des antidépresseurs. Contribuant à faire des psychotropes le deuxième poste de remboursement de l'assurance-maladie, derrière les antibiotiques.
Plus de 10 % des adultes français sont dépressifs Le boom risque de s'accentuer. Le Prozac fait des émules : une série de molécules voisines, agissant sur la sérotonine, débarque sur le marché. Lancé en 1993, le Floxyfral de Duphar n'a pas vraiment percé, faute de moyens de promotion suffisants. En revanche, le Deroxat de SmithKline Beecham, introduit en février 1995, concurrence déjà sérieusement le Prozac. Le médicament est peu connu du public, car le groupe britannique a choisi de jouer la carte des généralistes, avec une campagne de promotion didactique (comment reconnaître la dépression).
La multiplication des antidépresseurs inquiète les pouvoirs publics, qui craignent d'assister à des dérives de consommation. Le Prozac est-il prescrit à tort et à travers ? Les responsables de Lilly-France s'en défendent : L'enquête que nous avons récemment réalisée montre qu'il n'y a pas de détournement de prescription , affirme le directeur médical, Dominique Blazy. Pourtant, nombre d'experts estiment que ce produit est trop souvent utilisé pour calmer un stress professionnel, surmonter un coup de cafard. Autre dérive : les timides, les hypersensibles, les mélancoliques découvrent au cours d'un traitement que la gélule transforme leur vie et deviennent de vrais accros .
De là à conclure que l'essor des antidépresseurs est un pur phénomène de mode, il y a un pas à ne pas franchir. Il ne faut pas oublier que les médicaments du cerveau ont révolutionné le traitement des troubles psychiques. En 1952, la découverte du premier neuroleptique, le Largactil, a vidé les asiles. De même, les antidépresseurs apportent de réelles solutions à la maladie handicapante qu'est la dépression grave.
Certains psychiatres estiment que le développement des antidépresseurs a mis en évidence une fréquence de la maladie que l'on ne soupçonnait pas. Serait-elle particulièrement élevée en France ? Selon une enquête réalisée à l'initiative de SmithKline Beecham, les Français et les Britanniques présentent plus de symptômes dépressifs que les Belges ou les Allemands. Plus de 10 %
des adultes français souffriraient de dépression caractérisée, et 12 %, d'une partie des symptômes. Les Français ont-ils plus d'états d'âme que leurs voisins, ou les décrivent-ils plus volontiers ?
La dépression reste une maladie difficile à diagnostiquer. Si les pilules miracles sont généreusement distribuées à ceux qui n'en ont pas besoin, les vrais malades ne sont pas toujours correctement traités. Sur 100 adultes atteints de dépression majeure en Europe - toujours selon l'étude de SmithKline -, 31 ne consultent pas de médecin, 51 ne reçoivent pas le traitement adéquat, 18 seulement se voient prescrire un antidépresseur.
Des généralistes mal formés Comment différencier la vraie dépression d'un coup de déprime ? Les psychiatres américains la définissent par l'accumulation d'un certain nombre de symptômes (voir encadré), dont le premier, il est vrai, est de se sentir déprimé. Un patient est considéré comme atteint de dépression s'il présente cinq de ces symptômes. Pour rudimentaires que soient ces critères, ils pourraient servir de base aux autorités françaises pour définir une référence médicale opposable sur les antidépresseurs.
Ces règles de bonne prescription s'imposent. Car la surconsommation de psychotropes met en évidence une fois de plus les aberrations de notre système de soins. D'un côté, les consommateurs, qui ne sont pas les payeurs, réclament leurs pilules. De l'autre, les industriels, dont les prix sont contrôlés, font une promotion agressive de leurs produits. Entre les deux, les généralistes sont d'autant plus désarmés pour résister aux pressions qu'ils sont très mal formés à la prescription. Et ne disposent pas d'autres informations sur les nouveaux médicaments que celles fournies par les laboratoires. Il manque en France un contre-pouvoir capable de fournir une évaluation objective des médicaments , estime le Pr Zarifian.
Le problème se pose pour tous les médicaments. Mais il est très aigu dans ce cas, car les généralistes sont peu familiarisés avec les troubles mentaux et psychologiques, alors qu'ils assurent 70 % des prescriptions. Or il est plus facile de prescrire une pilule que d'écouter et de réconforter un patient qui a des problèmes relationnels. Les médecins, dit-on, prescrivent couram- ment le Prozac dans les trois premières minutes de l'entretien !
Que faire ? Limiter les prescriptions ? Les réserver aux spécialistes ? Créer un organe d'évaluation des médicaments ? L'analyse du Pr Zarifian peut ouvrir beaucoup de pistes. Les pouvoirs publics devraient s'en inspirer pour annoncer assez rapidement des mesures, au premier rang desquelles figureraient l'amélioration de la transparence et le renforcement de la pharmacovigilance sur les psychotropes.
LES MEDICAMENTS DU CERVEAU Le terme psychotropes regroupe l'ensemble des médicaments agissant sur l'activité cérébrale.
Les anxiolytiques (ou tranquillisants) combattent l'anxiété, atténuent les phobies et les troubles obsessionnels.
Marques : Témesta, Lexomil, Tranxène, Librium, Valium, etc.
Les antidépresseurs stimulent l'humeur.
Marques : Tofranil, Anafranil, Laroxyl, Prozac, Deroxat, etc.
Les hypnotiques (ou somnifères) abaissent la vigilance et par là favorisent le sommeil.
Marques : Mogadon, Halcion, Rohypnol, Stilnox, Imovane, etc.
Les neuroleptiques sont utilisés pour le traitement des psychoses.
Marques : Largactil, Dogmatil, Nozinan, Droleptan.
Les régulateurs de l'humeur traitent les troubles graves de l'humeur (psychose maniaco-dépressive).
Molécules : lithium, carbamazépine.
LE PROZAC : LA STAR DES ANTIDEPRESSEURS Le Prozac compte 11 millions de consommateurs dans le monde, dont 6 millions aux Etats-Unis. En France il a conquis près de la moitié du marché des antidépresseurs. Pilule miracle pour le patient ? Le Prozac a une efficacité... comparable à celle d'autres antidépresseurs , concluait en 1994 une étude américaine. Le succès de cette molécule tient sans doute à la diminution des effets secondaires indésirables... mais peut-être aussi à des effets secondaires des plus désirables. C'est en tout cas une pilule miracle pour Eli Lilly, qui en tire le tiers de ses revenus et une bonne partie de ses confortables profits : en 1995, le groupe a affiché une marge nette de 34 %. Trop de succès peut nuire.
Soupçonnés de pousser un peu trop fort sur la promotion, les responsables d'Eli Lilly adoptent un profil bas et s'affirment préoccupés par les débats médiatiques autour de notre médicament, qui peuvent induire des comportements irrationnels chez les patients .
LE TEMESTA, TRANQUILLISANT FAMILIER La consommation de tranquillisants a beau connaître une certaine décélération, le Témesta (du laboratoire Wyeth) caracole à la troisième place des produits les plus prescrits par les médecins français, talonné de près par le Lexomil (du laboratoire Roche). Les deux médicaments appartiennent à la famille des benzodiazépines, très efficaces sur l'anxiété pathologique, mais présentant des effets secondaires qui devraient limiter leur emploi dans le temps : effet sédatif, problèmes de coordination motrice, troubles de la mémoire, risques de dépendance. Une nouvelle génération de tranquillisants est apparue qui présente moins d'effets secondaires, mais les benzodiazépines, sérieusement concurrencées dans le domaine des somnifères, tiennent encore le haut du pavé dans celui des tranquillisants, avec une quinzaine de molécules commercialisées.
LES SYMPTOMES DE LA DEPRESSION Comment faire la différence entre la déprime et la dépression ?
Pour un généraliste, le diagnostic n'est pas toujours évident. Il dispose toutefois d'une bible : l'Association américaine de psychiatrie a mis au point un Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux qui sert aujourd'hui de référence à tous les experts. Pour qu'un patient soit considéré comme étant dans un état dépressif majeur, il doit présenter, pendant quinze jours consécutifs, cinq de ces neuf symptômes (dont obligatoirement un des deux premiers).
humeur triste, dépressive, qui persiste toute la journée, pendant plusieurs jours diminution marquée de l'intérêt ou du plaisir, même dans les activités préférées perte ou gain de poids, diminution ou augmentation de l'appétit insomnie ou hypersomnie, réveils nocturnes ou précoces agitation ou ralentissement psychomoteur fatigue, perte d'énergie sentiments d'indignité ou de culpabilité difficultés à se concentrer et à prendre des décisions idées suicidaires, pensées récurrentes de la mort.
LA MELATONINE, L'HORMONE A TOUT FAIRE La nouvelle coqueluche des Américains n'est pas un médicament, mais une hormone, la mélatonine. A entendre ses adeptes, elle aurait toutes les vertus : favoriser le sommeil, lutter contre le stress, ralentir le vieillissement, normaliser la pression sanguine, renforcer les défenses immunitaires. Un véritable remède miracle, bon à tout. Est-il besoin de préciser que les scientifiques restent réservés ? En dehors d'une action reconnue sur la régulation du sommeil (notamment en cas de décalage horaire), la plupart de ces effets bénéfiques sont loin d'être démontrés. Aux Etats-Unis, la mélatonine, considérée comme un produit naturel, est en vente libre.
En France, les autorités la considèrent comme un médicament, et rappellent qu'elle n'a pas d'autorisation de mise sur le marché.
Mais, dans la mesure où elle n'est pas brevetable en l'état, elle intéresse peu les laboratoires pharmaceutiques. Seuls Eli Lilly, Bristol Myers et, en France, Servier ont commencé à étudier ses propriétés.
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