25 juin 2019

La sagesse du pire

Centrale nucléaire israélienne de Dimona, à 1500Km de l'Iran...
Après la dernière séquence où nous avons frisé l’attaque de l’Iran à la suite de la destruction de l’imposant RQ-4C Global Hawk, il y a une idée que je dirais empreinte de sagesse, – assez paradoxalement en apparence mais nous sommes là pour en débattre, – une idée qui se répand et s’étend, qui se résume à ceci : “Quelle dommage que Trump ait empêché cette attaque” (avec ce complément réellement désopilant pour le sage : “Heureusement, il n’a pas [encore ?] viré Bolton et Pompeo”).

On trouve cette idée dans ces trois paragraphes de la dernière chronique de Paul Craig Roberts :

« Une partie du minuscule pourcentage de gens dans le monde occidental qui sont encore capables de penser regrette que Trump ait annulé son plan d’attaque fou. Ils pensent que les conséquences auraient été la destruction des gouvernements saoudien et israélien, –deux des pires engeances de l'histoire, – et l'interruption de l'approvisionnement en pétrole des États-Unis et de l'Europe, avec la dépression qui en aurait résulté et le renversement des gouvernements belligérants occidentaux. Ils croient que la défaite américaine catastrophique est la seule façon de rétablir la paix dans le monde.
» En d'autres termes, il n'est pas clair que la décision de Trump d’annuler l’attaque nous a sauvés ou a constitué un échec pour nous. Le lobby israélien et ses agents néoconservateurs n’ont été aucunement sanctionnés [et n’ont pas eu la leçon qu’ils méritaient]. Trump n'a pas viré Bolton et Pompeo pour avoir failli déclencher une conflagration, et il n'a pas remis à sa place son stupide vice-président. Donc, tout cela peut se reproduire.
» Et ce sera probablement le cas. La seule leçon que Bolton et Israël ont retenue est que le montage d’une attaque iranienne contre un cargo japonais, dénoncée par les Japonais, n’était pas suffisant pour mettre Trump dans la situation de devoir sauver la face en attaquant l'Iran. Préparez-vous donc à une plus grande provocation bien orchestrée. Bolton et Israël savent que la presseSystème les couvrira. Soyez à l'affût d'une provocation qui ne permettra pas à Trump d'autre choix qu'une attaque. »


Il est vrai que l’idée rejoint celle qu’on ne cesse de répéter, notamment et le plus souvent en citant cette phrase d’un néo-sécessionniste du Vermont que Chris Hedges rencontrait en 2010 : « La perspective apparaît alors, du point de vue de la communication, extrêmement importante et sérieuse, et elle rejoint une possibilité qu’avait évoquée un néo-sécessionniste du Vermont, Thomas Naylor, en 2010, à propos de la crise iranienne : “Il y a trois ou quatre scénarios possibles de l’effondrement de l’empire [les USA]. Une possibilité est une guerre avec l’Iran…” »

Il s’agit d’une logique inéluctable qui ne tient pas à une morbidité de la psychologie et du caractère, à une obsession catastrophiste de la pensée, mais à une analyse simple et rationnelle de la situation, passant par un diagnostic où le jugement doit se compter. Depuis des années et des années qui se sont écoulées, depuis 9/11, n’a cessé de se renforcer en nous, en moi, la conviction d’une folie collective touchant la direction du système de l’américanisme. On l’a évoquée souvent, cette question de “la folie”, passant par une psychologie exacerbée, particulièrement et essentiellement à “D.C.-la-folle” ; nous l’avons souvent identifiée, décortiquée, pour mieux tenter de la définir, elle qui affecte la direction de l’américanisme depuis l’origine, depuis les langueurs dépressives de Jefferson mourant en confiant comme son dernier et ultime jugement « Tout, tout est fini », – et il parlait du grand rêve de l’Amérique de faire cette perfection métapolitique...

(Par exemple et pour suggérer de quoi il s’agit, ces recherches sur la pathologie de la psychologie, au travers du monstrueux Pentagone, alias Moby Dick, avec ses secrétaires à la défense malades de dépression et tentés par le suicide, sinon suicidés... : « Le début du texte de Carroll rend compte effectivement de cette dimension spirituelle, voire maléfique, du Pentagone, avec cette terrible analogie du capitaine Achab parti à la poursuite du grand cachalot blanc, son obsession, sa maladie intime ; et si l’analogie convient effectivement à McNamara, comme à Forrestal avant lui, elle est aussi, selon l’intuition de Melville, la métaphore de la psychologie américaniste et, partant, de l’esprit de l'américanisme, de cette pathologie de la psychologie qui renvoie également au développement général de la modernité comme phase finale de la civilisation occidentale entrée dans la subversion d’elle-même. »)

Alors, on comprend que tout cela ne peut pas bien se terminer, c’est-à-dire par des arrangements, un passage aimable et fataliste du flambeau de la puissance, une acceptation américaniste de rentrer dans le rang, de ne plus être l’Exceptionnel, Lumière du Monde et Phare de la Liberté à la fois, – allons ! Imagine-t-on une seconde que cela soit possible ?Non, n’est-ce pas. Par conséquent, il faut rompre.

L’Amérique est devenue une “puissance impuissante”, à la dérive, sans but sinon cet entêtement extraordinaire de la croyance dans le chaos comme Moteur-Divin pour lui restituer toute sa grandeur hirsute et sa majesté de pacotille, ce simulacre d’une psychologie aux abois et qui ne sait pas qu’elle est aux abois. Les reste de la puissance de l’Amérique sont pourtant, quoique nous en voulions et puissions, des domaine de puissance de blocage quasi-absolu, des clefs qui permettent d’ouvrir ou de fermer les portes essentielles du Système (le dollar, l’expansion et l’implantation de ses forces armées, le système juridique extraterritorial, etc.).

Il est donc impossible d’ignorer cette vieille canaille rancie et totalement simulacre que s’est révélée être l’Amérique, impossible de passer par-dessus elle, de la laisser de côté, etc. ; au contraire, elle détient la clef et les clefs pour un désordre terrifiant du monde, comme une sorte de volonté suicidaire inconsciente qui nous emporterait tous... Ainsi l’issue de l’effondrement s’impose-t-elle comme unique porte de sortie, et la sagesse est d’y travailler avec assiduité.

Il est vrai que la querelle actuelle avec l’Iran est de bon aloi à cet égard, surtout à cause de la disproportion des résolutions (en faveur de l’Iran, à cause de raisons spécifiques), qui compensent d’une certaine façon la disproportion des forces. Fort préoccupée d’elle-même, de ses simulacres et de ses miroirs, l’Amérique ne distingue pas très bien qu’elle a poussé l’Iran si complètement dans ses retranchements, que ce pays puissant et fier d’une si vieille tradition en est arrivé effectivement au même raisonnement que celui qu’expose PCG et que je défends ici, savoir qu’il faut effectivement susciter la marche vers une guerre pour produire à Washington, grâce notamment à un Trump survolté qui menace l’Iran des pires choses mais ne veut pas la guerre à cause de ses échéances électorales, des chocs gigantesques qui bouleverseront le Système.

Cette perspective vaudrait donc jusqu’en novembre 2020, – ce qui nous donne, dirais-je avec une certaine légèreté pour un sujet de cette gravité, du temps et du grain à moudre... Cela nous a conduit à écrire à propos de cette crise, plus que jamais avec raison à mon sens : « Désormais, nous sommes bien au-delà de l’habituel “Orient compliqué”, nous sommes dans un épisode peut-être décisif de la Grande Crise de notre contre-civilisation, de l’Effondrement du Système... »

Il s’agit d’un exercice délicat du jugement et du commentaire, comme on l’a compris en lisant Paul Craig Roberts. “Tactiquement” du point de vue de l’évolution de mon jugement, je peux évidemment, et je ne m’en prive pas, vouer un Bolton aux gémonies et me féliciter que Trump, dans sa complète versatilité inconsciente, ait annulé l’attaque dix minutes avant son lancement ; “stratégiquement”, je dois plutôt le regretter, ce qui n’est pas simple et facile à faire ressentir et à justifier...

Ce va-et-vient constant du jugement est un travail intellectuel qu’il faut conduire avec attention et précaution, surtout qu’il doit être compris par le lecteur exactement pour ce qu’il est. Ainsi, le commentaire du sage en ces temps où la folie est la norme, pourrait parfois apparaître comme l’appréciation d’un fou dont l’avis varie étrangement sinon d’une façon suspecte, – comme varie l’avis d’un fou, justement. Dans les temps de folie, le sage paraît être un fou aux fous qui se croient assurés de ne pas l’être.

Qu’importe, le sage ne doit pas craindre de passer pour ne pas l’être. Son jugement doit être qu’avec cette crise USA-Iran, on a probablement trouvé une occurrence proche d’être parfaite pour ouvrir la voie vers la séquence de l’achèvement de l’effondrement. L’affrontement est symboliquement d’une grande force et d’une extrême beauté de l’arrangement, opposant la puissance la plus jeune de nos avatars historiques, celle qui porte tous les attributs de la modernité et jure avoir inventé “le Nouveau-Monde” ; à « l’une des civilisations continues les plus anciennes du monde », “l’Iran ou Perse”, porteur et passeur d’une tradition qui s’inscrit dans la cosmologie du monde depuis les origines.

Nous attendrons donc que la chose se fasse et se passe, et se casse... Devinez vers où penche l’âme poétique du sage ?

Philippe Grasset

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