15 juin 2019

1943 : Naples libérée et prostituée, ou la violence de la victoire

 

En 1943, Curzio Malaparte (1898 – 1957) est officier de liaison auprès des troupes alliées, dans la ville de Naples où les Américains viennent de débarquer. Naples est une ville exsangue dévorée par la faim et Malaparte raconte, de manière aussi brutale, macabre et picturale que dans «Kaputt», cette cité peuplée de femmes et d’enfants décharnés, aux visages couleur de cendre, de napolitains réduits à la honte face à aux soldats américains. La misère et la honte des napolitains luttant pour survivre les réduisent à une condition, selon Malaparte, encore plus tragique que la guerre.

«Avant la guerre, nous avions lutté et souffert pour ne pas mourir. Maintenant, nous luttions et nous souffrions pour vivre.».

«Vous ne pouvez pas imaginer de quoi est capable un homme, de quels héroïsmes, de quelles infamies il est capable, pour sauver sa peau. Cette sale peau.»

Comme dans «Kaputt» publié six ans auparavant, il est impossible démêler le reportage de la fiction dans «La peau», deuxième volet de cette fresque tragique de l’Europe en guerre, publié et traduit en français en 1949 par René Novella pour les éditions Denoël, somme hallucinée de mensonges qui permet de raconter la vérité.

 
Marqué par sa compromission avec le fascisme entre les deux guerres et par ses ambivalences politiques, personnage insaisissable et dandy affabulateur, écrivain visionnaire et témoin inlassable fasciné par la guerre, Curzio Malaparte grave ici des pages superbes sur l’abominable, grâce à la précision chirurgicale de sa plume expressionniste, la qualité picturale de ses descriptions qui rendent vivante et palpable l’ambiance des ruelles de Naples, où le bleu du ciel et de la mer, les lèvres vermeilles des femmes resplendissent face aux murs décrépis de la ville, face aux visages des «vieillards blancs et transparents comme des champignons de cave», dans ce livre où le lecteur est enveloppé par les mille odeurs qui émanent de la ville, et où l’éruption du Vésuve de 1944 semble faire écho à la violence et à la folie des hommes.

Dans une «Europe réduite à un tas de chair pourrie», dans Naples humiliée, Malaparte décrit aussi à merveille l’état d’esprit des Américains, leur pudeur, leur attitude parfois puérile ou méprisante, leur culpabilité dans une Europe qu’ils peinent à comprendre et finalement leur violence, dont Malaparte souligne ainsi qu’elle est inséparable de tout pouvoir.

Les scènes grandiloquentes et macabres racontées par Malaparte ont-elles vraiment eu lieu ? L’écrivain et journaliste, dont le nom de plume (Bonaparte inversé, en lieu et place de son nom d’origine allemande Curt-Erich Suckert) exprime l’ambivalence, brouille les pistes entre histoire et fiction, et les scènes outrées qu’il décrit laissent une trace inoubliable, à l’instar de cette vente à leur insu des soldats noirs américains par les napolitains qui se les passent de main en main, ou bien l’épouvante des convives devant le poisson sirène en forme de petite fille servi au dîner donné par le général Cork en l’honneur de Mrs. Flat, épouse d’un sénateur américain.

«Il n’est rien de plus humiliant, pour un peuple réduit à l’esclavage, qu’un maître aux manières frustes, aux goûts grossiers. Parmi ses nombreux maîtres étrangers, le peuple napolitain n’a conservé un bon souvenir que de deux français, Robert d’Anjou et Joachim Murat : le premier savait choisir un vin et apprécier une sauce, et le second non seulement savait ce qu’est une selle anglaise, mais savait aussi tomber de cheval avec une suprême élégance. A quoi bon traverser la mer, couronner son front du laurier des vainqueurs, si l’on ne sait pas se tenir à table ? Qu’étaient donc ces héros américains qui mangeaient du maïs comme les poules ?»

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