Le pays A construit des usines et des chaînes de montage, emploie des centaines de millions de gens qui construisent des objets, lance de gigantesques programmes d’infrastructures, déroule des millions de kilomètres d’autoroutes, ouvre de nouvelles routes maritimes, étend tous azimuts son réseau ferré à grande vitesse, et redistribue ses bénéfices dans des opérations de production qui accélèrent son développement économique, renforçant ainsi sa position dans le concert des nations.
Le pays B possède la plus grande armée du monde, maintient plus de 800 bases militaires aux quatre coins du monde, et dépense plus en effort de guerre et en développement de son armement que l’addition de toutes les autres nations du monde. Le pays B a éviscéré sa propre base industrielle, délocalisé ses usines, laissé ses infrastructures vitales se délabrer, délocalisé des millions d’emplois et de sociétés, plongé sa propre classe moyenne dans une récession perpétuelle, abandonné le contrôle de son économie à sa Banque centrale, et réinvestit 96% des profits de ses entreprises et de son secteur financier dans des manipulations de rachat d’actions qui vident l’économie d’un capital qui lui est vital, pour le placer dans les poches des ploutocrates corrompus de Wall Street, dont la vénalité sans limite est en train de pousser une nouvelle fois le monde vers l’abîme d’une autre crise financière.
Lequel de ces deux pays est-il à même de nous montrer la voix du futur ? Lequel offre une voix vers la sécurité et la prospérité internationales qui n’impliquerait pas l’existence de sites de séquestration et d’interrogation clandestins, la sous-traitance de la torture, des assassinats extra-judiciaires, de soi-disant révolutions de couleurs, des simulations de noyade, de la désinformation stratégique, des provocations sous faux drapeau, des changements forcés de régime et des guerres perpétuelles?
Les Nouvelles routes de la soie chinoises : un transfert tectonique du pouvoir géopolitique
Au cours de ce week-end, plus de 5000 représentants du monde entier ont convergé vers Beijing pour assister au second forum des Nouvelles routes de la soie pour la coopération internationale. Cette conférence a été l’opportunité pour les investisseurs publics et privés de mieux appréhender le projet d’infrastructures emblématique de Xi Jinping, qui est en train de redéfinir les relations commerciales entre l’Europe, l’Asie, l’Amérique latine et l’Asie. Selon le journaliste Pepe Escobar, « les Nouvelles routes de la soie sont soutenues par pas moins de 126 États et territoires, ainsi qu’un certain nombre d’organisations internationales », et « s’étaleront le long de six corridors de connectivité en Eurasie ». Ce gigantesque projet de développement « est l’un des plus importants projets d’infrastructures et d’investissement dans l’histoire de l’humanité,… concernant, à partir de 2017, 65% de la population mondiale et 40% du PIB mondial » (source : Wikipédia). L’amélioration des réseaux routiers, ferroviaires et maritimes augmentera fortement la connectivité de ces territoires, réduira les coûts de transport, augmentera la productivité des acteurs, et favorisera une prospérité partagée. Les Nouvelles routes de la soie sont la tentative chinoise de remplacer l’ordre libéral d’après-guerre en décrépitude par un système respectueux de la souveraineté des États, rejetant l’unipolarité du monde, et respectueuse des principes d’économie de marché dans le but de parvenir à une redistribution équitable de la richesse. Les Nouvelles routes de la soie sont la vision chinoise d’un nouvel ordre mondial. C’est le visage du capitalisme au 21ème siècle.
Le prestigieux événement qui a pris place à Beijing a été à peine couvert par les médias occidentaux, qui considèrent le projet comme une menace pour le projet américain de « pivot vers l’Asie » dont le but est de devenir un acteur majeur dans la région la plus prospère et la plus peuplée du monde. Mais le soutient international croissant au projet chinois laisse penser que les ambitions hégémoniques de Washington sont en train d’être court-circuitées par un projet de développement ambitieux qui fait de l’ombre à tout ce que les États-Unis réalisent actuellement ou planifient dans un avenir proche.
Le projet chinois prévoit d’injecter des milliards de dollars dans des projets d’infrastructures de pointe qui vont rapprocher des continents grâce à des réseaux ferroviaires à grande vitesse, des oléoducs et des gazoducs (incluant la Russie). Des régions isolées d’Asie centrale seront modernisées, tandis que la qualité de vie y augmentera rapidement. En créant un espace économique intégré, au sein duquel des tarifs douaniers bas et la libre-circulation du capital faciliteront l’investissement, les Nouvelles routes de la soie donneront naissance à la plus grande zone de libre-échange au monde, un marché commun dans lequel les transactions seront dénominées en yuan ou en euros. Il n’y aura aucun besoin de commercer en dollars, malgré son rôle historique de monnaie de réserve. Ce changement de monnaie d’échanges ne manquera pas d’augmenter le flux de retour des dollars vers les États-Unis, accroissant d’autant la dette américaine déjà gargantuesque, à 22.000 milliards de dollars, et précipitant l’avènement d’un phénomène douloureux de correction de sa valeur.
Les dirigeants chinois et russes prennent déjà des mesures d’harmonisation de leurs initiatives économiques respectives, les Nouvelles routes de la soie et l’Union économique eurasienne. Il s’agit d’un vrai défi puisque l’expansion de réseaux d’infrastructures nécessite une certaine compatibilité entre les dirigeants, des garanties mutuelles de sécurité, de nouvelles réglementations pour le nouvel espace économique commun, et des structures administratives supranationales pour la gestion des questions commerciales, douanières, d’investissement étranger et d’immigration. En dépit de ces barrières, Poutine et Xi semblent être totalement dévoués à leur vision d’une intégration économique, qu’ils considèrent être basée sur « une adhésion inconditionnelle à la primauté de la souveraineté nationale et au rôle central des Nations unies ».
Il n’est donc pas surprenant que l’État profond et l’administration américains considèrent le projet de Poutine comme une menace réelle à leurs ambitions régionales. En effet, l’ancienne Ministre américaine des affaires étrangères Hillary Clinton trahissait son inquiétude dès 2012 lorsqu’elle déclarait que « cela va s’appeler une union douanière, une union eurasiatique ou quelque chose du genre, mais ne nous y trompons pas. Nous savons quel est l’objectif de ce projet et nous essayons de trouver des moyens de le ralentir ou de le contrecarrer ». Washington est opposé à tout accord de libre-échange dont il est exclu ou qu’il ne peut contrôler en coulisses. Les Nouvelles routes de la soie et l’Union économique eurasiatique tombent tous les deux dans cette catégorie.
Les États-Unis continuent de diaboliser les pays qui veulent utiliser l’économie de marché pour améliorer la vie de leur population et augmenter leurs chances d’atteindre la prospérité. L’approche hostile de Washington est peu judicieuse et contre-productive. La compétition devrait être considérée comme un moyen d’augmenter la productivité et d’abaisser les coûts, et non comme une menace à des industries sous perfusion qui ne sont plus d’aucune utilité. Voici un extrait d’un article que Poutine publia en 2011. Il aide à comprendre que Poutine n’est pas le dictateur calculateur que les médias occidentaux décrivent, mais au contraire un capitaliste convaincu qui soutient sans équivoque le marché libre et la mondialisation :
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le monde est en train de devenir réellement intégré, à la fois politiquement et économiquement. Une pièce majeure de cette mondialisation est la région Asie-Pacifique, au même titre que la région Euro-Atlantique. L’ascension de l’Asie entraîne avec elle des économies extérieures à l’Asie qui ont réussi à s’atteler au moteur de croissance asiatique… Les États-Unis ont aussi profité de la dynamique de ce moteur, en créant un réseau économique et financier avec la Chine et d’autres pays de la région … Le supercontinent eurasiatique héberge les deux tiers de la population mondiale et produit plus de 60% de la richesse mondiale. Grâce à la fulgurante ouverture de la Chine et de l’ancienne Union soviétique au monde, presque tous les pays eurasiatiques deviennent interdépendants d’un point de vue économique, politique et culturel …
Il existe un énorme potentiel de développement des infrastructures, malgré la présence d’importants goulots d’étranglement… Un marché commun de l’énergie, unifié et homogène, de Lisbonne à Hanoï via Vladivostok, n’est pas nécessaire, car le marché de l’énergie électrique ne fonctionne pas ainsi. Mais la création d’infrastructures qui pourraient soutenir un certain nombre de marchés communs régionaux et sub-régionaux aurait un fort impact bénéfique sur le développement économique de la Grande eurasie. (Izvestia, 2011)
Gardons à l’esprit que cet article fut publié en 2011, bien avant que Xi Jinping ne rende public son grand projet d’infrastructure pan-asiatique. Poutine était déjà un capitaliste convaincu tentant de trouver des moyens de mettre l’ère soviétique derrière lui, et d’utiliser habilement les marchés pour asseoir le pouvoir et la prospérité de sa nation. Malheureusement, il fut bloqué à chaque tournant. Washington ne permet pas que d’autres utilisent les marchés à leur avantage. Washington veut continuer de menacer, malmener, sanctionner, et harceler ses concurrents, afin de garder la main et de pouvoir continuer à détourner la richesse mondiale au profit de mastodontes oligopolistiques qui dictent les politiques économiques à leurs obligés politiques (le Congrès et la Maison-Blanche), et qui considèrent tout concurrent comme un ennemi juré qui doit être réduit en poussière.
Dès lors doit-on s’étonner que la Russie et la Chine soient considérées par Washington comme ses plus grands ennemis ? Cela n’a rien à voir avec les accusation fantaisistes d’ingérence dans les processus électoraux américains, ou une soi-disant « attitude hostile » en Mer de Chine du sud. Cela n’a aucun sens. Washington est terrifiée à l’idée d’un projet d’intégration russo-chinois qui remplacerait l’ordre mondial « libéral » dominé par les États-Unis, et que des infrastructures de pointe créeront de fait un super-continent euro-asiatique qui ne commercera plus en dollars et ne réinvestira plus ses dividendes dans des instruments financiers au service de la dette américaine. Washington craint qu’une large zone de libre-échange s’étendant de Lisbonne à Vladivostok contribue inévitablement à l’avènement de nouvelles institutions de crédit, de contrôle ou de gouvernance. Washington craint qu’un capitalisme rénové aboutira au 21ème siècle à une plus forte compétition pour ses industries en décrépitude, à moins d’opportunités pour son unilatéralisme et ses habitudes d’ingérence, et à la construction d’un système basé sur des règles qui garantissent l’égalité des chances pour tous les acteurs. C’est de cela que Washington a peur.
Les Nouvelles routes de la soie et l’Union économique eurasiatique représentent un changement de paradigme. Le modèle néo-libéral de mondialisation, défendu par les États-Unis, est rejeté de toute part, des rues de Paris, au Brexit, à l’émergence de partis nationalistes partout en Europe, jusqu’à l’élection inattendue de Donald Trump en 2016. Le modèle russo-chinois est construit sur des fondations plus solides et moins prédatrices. Cette nouvelle vision laisse entrevoir un monde multipolaire interconnecté où les régulations commerciales sont décidées par les acteurs commerciaux, où les droits de chaque État sont respectés de façon égale, et où les nouveaux garants de la sécurité régionale protègent à tout prix cette paix régionale. C’est cette vision d’un « capitalisme régénéré » que Washington considère comme son ennemi mortel.
Mike Whitney
Traduit par Laurent Schiaparelli, relu par Cat pour le Saker Francophone
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