29 mai 2019

Jamais les gens ne se rebelleront tant que leur conditionnement s’exercera aussi efficacement

Notre problème est simple à décrire... 

Depuis l’aube de la civilisation, les puissants contrôlent les récits que les gens se racontent sur leur identité : qui dirige, ce qu’est un bon citoyen, quels groupes doivent être aimés, quels groupes doivent être détestés et ce qui se passe dans le monde en général. En étudiant l’histoire, la plupart du temps, on ne fait que lire la vieille proto-propagande de tel ou tel royaume qui a gagné la dernière guerre durant telle ou telle période. En étudiant la religion, la plupart du temps, on n’étudie que des récits qui ont été forgés par d’anciens gouvernements, qui expliquent pourquoi il faut être docile, accepter de payer des impôts au lieu de se lever pour tuer les riches exploiteurs.

Depuis, rien n’a changé. Nous remplissons les cerveaux de nos enfants avec des mensonges sur la manière dont le monde tourne, dont le gouvernement administre, dont les médias informent et, à un niveau plus profond, la manière dont leur propre conscience fonctionne. Or l’ensemble du processus est façonné pour canaliser le pouvoir vers les personnes qui contrôlent nos récits. Le système scolaire moderne a été largement influencé par John D. Rockefeller, généralement considéré comme la personne la plus riche de l’histoire moderne, afin de former des générations de hamsters courant docilement dans la grande roue industrielle ploutocratique. L’école moderne est par essence un média de masse installé dans un bâtiment officiel. Jour après jour, elle rabâche des récits autorisés afin que les enfants aient une réaction de dissonance cognitive et de rejet lorsqu’ils sont confrontés à des informations qui contredisent ces récits.

Elle oriente discrètement la population vers la matrice narrative de contrôle des adultes – ou dit autrement, l’endoctrinement des enfants par des récits routiniers facilite la programmation permanente d’esprits crédules par la propagande des médias de masse. Tous les médias imprimés, télévisés et en ligne qui leur sont présentés constituent des programmes de soutien à la classe ploutocratique sur laquelle John D. Rockefeller a si longtemps régné. Cela garantit que, même si les choses vont mal, quelle que soit la sévérité avec laquelle nos esprits sont broyés par un néolibéralisme métastatique arrivé au stade final, quel que soit le nombre de guerres stupides et inutiles où nous sommes embrigadés par tromperie, peu importe à quel point nous sommes entraînés sur le chemin de l’extinction par le chaos climatique ou la guerre nucléaire, nous ne nous révolterons jamais contre nos dirigeants.

À peine trois paragraphes : notre problème était simple à décrire et facile à comprendre. Mais cela n’implique pas qu’il soit aisé à résoudre.

Or, tout le monde a déjà connu dans son entourage une personne soumise à une sorte de relation de domination perverse, que ce soit avec un partenaire, un membre de la famille ou dans son travail, et nous connaissons tous ce sentiment d’impuissance qu’il y a à aider une personne qui refuse de fuir la source de cette maltraitance.

« Mais enfin, quitte-le donc ! La porte est juste là, elle n’est pas fermée ! », disons-nous avec exaspération.

Mais ce n’est pas aussi simple. Ce n’est jamais aussi simple car, bien que la victime soit en effet physiquement capable de franchir la porte, sa tête exclut cette option.

Car aucun agresseur n’est simplement violent ou cruel. Il est en plus nécessairement manipulateur. Car s’il ne l’était pas, il n’y aurait pas de « relation perverse ». Une seule fois, quelqu’un ferait quelque chose d’horrible, et cette fois serait suivie d’une ruée immédiate vers la porte. Il ne peut donc y avoir une relation perverse durable sans un certain type de colle qui empêche la victime de bouger, et cette colle est d’abord la croyance dans un récit.
« Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je t’aime. Mais je suis parfois en colère à cause de ta stupidité. »
« Tu ne peux pas partir : tu ne pourras pas te débrouiller seule. Tu as besoin de moi. »
« Je suis la seule qui sera toujours là pour toi. Personne ne pourra jamais t’aimer car tu es si repoussant. »
« Tes enfants ont besoin de leur père. Tu dois rester. »
« J’ai besoin de toi ! Je mourrai sans toi ! »

« Ce n’est pas ce que je fais. Tu es paranoïaque et cinglée. »
« Ton incapacité à me pardonner montre que tu as un problème. »

C’est rarement dit aussi explicitement, parce que sinon la nuisance serait facile à déceler, mais ce sont des idées subtilement implantées dans la tête des victimes, jour après jour, par d’habiles manipulations.

« C’est sa faute puisqu’elle reste », dira quelqu’un, inévitablement.

Eh bien non. Pas vraiment. L’agresseur est responsable de la relation de domination, comme il est responsable des manipulations psychologiques qui empêchent la victime de réagir en dépit de la situation. C’est la même chose, et c’est donc entièrement la faute de l’agresseur.

Le problème de l’humanité est le même. J’entends souvent des penseurs révolutionnaires exprimer leur frustration à l’égard de M. et Mme Tout-le-monde qui choisissent de rester dans cette dynamique manifestement perverse au lieu de se lever et de forcer le destin. Et certes, il est évident que les citoyens pourraient facilement utiliser leur nombre pour le faire s’ils choisissaient de le faire collectivement. La porte est juste là, elle n’est même pas fermée à clé.

Mais ce n’est pas parce que les gens aiment être maltraités qu’ils échouent à choisir la porte : ils y échouent parce qu’ils ont été conditionnés précisément pour ne pas la choisir. Du berceau à la tombe ils sont matraqués par des récits qui leur assurent que c’est la seule façon dont les choses peuvent être, exactement de la même façon qu’une femme battue ou les membres d’un culte, conditionnés, pensent que la sortie est impossible.

La difficulté de notre époque n’est pas que nous sommes enfermés. Nous ne le sommes pas. La difficulté est que beaucoup trop d’entre nous sont conditionnés de manière à choisir le cachot plutôt que la liberté.

Le fait est qu’une population ne s’élèvera jamais contre ses oppresseurs tant que la propagande la convaincra de ne pas le faire. Jamais cela n’arrivera : la majorité choisira le cachot à chaque fois.

On s’attendrait à ce que plus de pensée dissidente débouche sur plus de diffusion pour résoudre ce dilemme, mais ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Les gens parlent d’élections et de stratégies politiques, ils débattent pour savoir qui a les idées les plus justes, ils envisagent de se lever et de saisir les moyens de production en raison de leurs conditions matérielles inacceptables, ils expriment leurs réflexions philosophiques sur la tyrannie de l’État et l’immoralité de la coercition, mais ils ratent presque toujours l’éléphant dans le couloir : on ne peut pas attendre d’une population qu’elle renverse le statu quo quand elle ne le veut pas.

Rien de notre problème ne pourra jamais être résolu tant que les puissants contrôleront la production des récits auxquels le public accorde sa foi. Cela est aussi vrai aujourd’hui qu’à l’époque de John D. Rockefeller, et c’était aussi vrai que lorsque Rome a choisi de répandre dans tout l’Empire la soumission au « Rendez à César ce qui est à César » chrétien. La seule différence est que les puissants ont maintenant un siècle de méthode propagandiste post-Bernays dans leur attirail, sans compter que bon nombre d’améliorations technologiques ont pu advenir en un siècle.

Alors, quelle est la solution ? Comment éveiller une population qui n’est pas seulement conditionnée pour choisir sa cellule à chaque fois qu’on l’interroge, mais aussi pour penser que toute suggestion qu’elle se trouve dans un cachot est une théorie du complot délirante ?

Eh bien, que faisons-nous quand quelqu’un que nous aimons est la victime d’une relation perverse ? La secouer en criant « On te maltraite ! » n’a jamais fonctionné. Cette méthode la pousse à se couper et à s’enferrer plus profondément dans le récit de son agresseur. Ce récit explique précisément que c’est la seule façon dont les choses peuvent être et que quiconque dit le contraire est dément. En revanche, ce qui fonctionne est de stimuler avec bienveillance cette étincelle d’autonomie en elle pour qu’elle accepte les preuves que les récits nourris par l’agresseur sont des mensonges. Insistez chaque fois que la réalité contredit le récit auquel elle croit. Affaiblissez sa foi dans les vieux récits tout en renforçant la confiance dans sa perception, son droit et sa propre estime. Aidez-la à voir qu’on lui ment et qu’elle mérite mieux que ce mensonge.

Cette démolition des récits doit s’opérer au sein des chambres politiques respectives de ceux qui sont soumis à la propagande. Il est inutile d’accroître la défiance envers CNN et MSNBC parmi la base électorale de Trump, par exemple, mais il est très utile d’y accroître la défiance envers les récits de droite. Il est inutile d’accroître la défiance des Démocrates envers Trump et Fox News, mais il est très utile de les rendre sceptiques envers la machine narrative de contrôle sur laquelle ils sont branchés. Chaque tête du système mono-partite bicéphale doit être attaquée au sein de sa propre chambre d’écho.

Et surtout, ce dont nous avons besoin est que davantage de penseurs se concentrent sur le cœur du problème. Je sais que certaines personnes d’influence lisent ce blog. Si elles peuvent aider à semer cette idée que la propagande est notre principal problème parmi les prescripteurs et les agitateurs de la dissidence, nous pourrons avancer. Nous avons besoin de changer radicalement notre perspective et de nous concentrer sur la matrice narrative de contrôle ainsi que sur l’obstacle qu’elle oppose à toute révolution. Et chacun à sa manière peut apporter son aide à cette tâche.

La machine propagandiste ne sera pas mise en échec efficacement sans un effort intense, et jusque-là nous continuerons systématiquement à faire le choix du cachot.

Caitlin Johnstone

Traduit par Stünzi pour le Saker francophone

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.