25 mars 2019

L’infamie à l’origine (I)

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C’est le 24 mars 2019 que l’OTAN lança son offensive contre la Serbie et sa province du Kosovo. A partir d’une cause directe essentiellement montée de toutes pièces par les habituels opérateurs des montages du département d’État et de la CIA, les États-Unis constitués en “hyperpuissance” (Védrine) et en “indispensable nation” (Madeleine Albright), conduits par un couple d’escrocs shakespeariens-bouffe (les Clinton), entraînèrent leurs comparses de l’OTAN dans cette attaque sans le moindre mandat international sinon celui que l’OTAN se donna à elle-même.

La campagne devait durer une semaine-dix jours (2-3 jours avait dit Albright dans un moment d'euphorioe éthylique) pour mettre la Serbie à genoux grâce à l’irrésistible puissance américaniste/otanienne ; elle dura deux mois et demi avec des résultats militaires catastrophiques (mais beaucoup de morts civils, bien entendu). La Serbie capitula suite à l’intervention de la Russie d’Eltsine, qui avait décidé de lâcher son allié slave en espérant obtenir ainsi des avantages de son parrain américaniste alors que le ministre des affaires étrangères Primakov avait pris dès le jour de l’attaque la décision courageuse de s’y opposer au nom de son pays (épisode fameux où Primakov, dans son avion en route pour les USA pour des entretiens, ordonna un changement immédiat et complet de cap et un retour en Russie pour marquer l’opposition de la Russie à l’attaque). Sans cette évolution décisive des Russes, la campagne aurait pu tourner à la catastrophe interne pour l’OTAN; l’OTAN seule, et donc les USA avec un Bill Clinton hésitant et refusant un engagement terrestre pour s’en tenir à des bombardements “à plus de 5 000 mètres d’altitude”, avait démontré son impuissance à l’emporter. Comme c’est la coutume de la postmodernité, nul chez ceux qui sont chargés de tirer les leçons des événements n’en tira aucune leçon.

... Ainsi témoigne 20 ans plus tard de cette opportunité de voir l’OTAN défaite, le colonel de la DCA de l'armée yougoslave, Zoltan Dani, commandait le 3e groupe de batteries de la 250e brigade de missiles qui avait abattu le 27 mars un des avions “invisibles” et invincibles F-117 de l’USAF. Dani a parlé à Natasa Milosavljevic, journaliste de Spoutnik-français, spécialiste ès-FakeNews, le 24 mars 2019 : « ...Et d’ajouter que, même après 78 jours de bombardements, personne ne songeait à se rendre. “Ils[l’OTAN] avaient pensé ‘en venir à bout’ en une semaine. Après le 50e jour, la campagne antiyougoslave s'est mise à s'essouffler et à perdre de son actualité. Il s'est avéré que tout ne se passait pas comme ils se l’étaient imaginés. À la fin de l’opération, il ne restait que des pilotes américains et britanniques. Je pense que si cette intervention s’était prolongée, l'Otan aurait eu de sérieux problèmes, que cela aurait pu être même le début de l'éclatement de l'Alliance. Quelqu'un aurait pu se demander: à quoi bon tout cela si notre alliance ne sert pas du tout son but ?”, a relevé M. Dani. »

Ce fut donc l’infamie + la catastrophe “à l’origine”. Ce fut aussi, et surtout pour nous dans notre démarche de commentateur, l’inauguration en fanfare de la structuration du système de la communication en un gigantesque simulacre d’inversion, – ce que nous nommâmes d’abord “virtualisme”, puis déterminisme-narrativiste, avec aussi l’emploi du mot narrative, etc. Nous voulons dire par là que la guerre du Kosovo fut la première expérimentation “en temps réel” (!) de la formidable organisation d’un simulacre total de la réalité en une autre réalité, inaugurant ainsi le processus de désintégration de la “réalité réelle” qui sera achevé à notre sens avec la crise ukrainienne (déterminisme-narrativiste). Aujourd’hui, c’est bien dans cet univers-inverti que nous évoluons, où la réalité est désormais hors d’atteinte, dormant paisiblement et du sommeil du juste dans sa tombe postmoderne ; il ne nous reste qu’à mener une enquête permanente pour tenter de trouver des vérités-de-situation.

C’est donc dans cette orientation et essentiellement sur ces sujets de la communication que nous voulons mettre l’accent en rassemblant plusieurs textes que nous avons publiés dans des temps anciens, lors de l’événement et en commentaire de son souvenir encore frais dans nos mémoires, qui insistent effectivement sur cet aspect des choses qui est selon nous le facteur fondamental de cette époque diabolique que nous vivons. Cette orientation correspond évidemment à notre ontologie et à notre fonction, mais aussi au grand cas de principale force des événements que nous faisons du système de la communication.

Notre époque n’est possible et “tenable“ aujourd’hui qu’en fonction et dans le cadre institué par le Système du gigantesque simulacre, fait lui-même d’une infinité de simulacres, qui a remplacé la perception normale... Il faut voir évidemment combien de temps cette possibilité érigée en réalité faussaire sera “tenable”, et c’est notre travail de chaque jour ; et chaque jour montre l’augmentation de la tension générée par la différence sidérale entre ce simulacre et les diverses vérités-de-situation qui ne cessent de se signaler à ce qu’il reste d’humain en nous, cela de nous-mêmes qui n’arrive pas à mourir et que le Système n’arrive pas à réduire, qui ne cesse de se relever pour chaque fois affirmer une résistance et une contestation grandissantes.

La principale victime de cette tension, c’est bien entendu la psychologie qui, dans nombre de cas, dans nombre d’occurrences, se transforme soit en pathologie d’elle-même (les fous conduisent le Titanic avec leurs équipages de zombies), soit en colère et fureur contestatrices (les divers “monstres incontrôlables” qui naissent à l’intérieur du Système, contre le Système).

Nous revisitons donc l’origine de l’origine de l’infamie, la guerre du Kosovo comme premier acte de la chose, avant 9/11 et même si 9/11 a pris la première place en importance dans cette généalogie par sa puissance symbolique concentrée en une sorte de trou “dans le continuum espace-temps” comme le définit Justin Raimondo. Nous revisitons surtout la façon dont s’est organisée l’infamie autour de la guerre du Kosovo au niveau de la communication et de l’information et la façon dont s’est aussitôt organisée la résistance à cette monstrueuse agression, notamment grâce à l’emploi opérationnel pour la première fois massif de l’internet dans le domaine de la contre-information, de la résistance-communicationnelle, de la FakeNews comme ils disent par rapport et contre l’inversion-simulacre du Système, comme doigt et bras d’honneur brandis contre les serviteurs du Diable, pour l’honneur de nos âmes résistantes.

Nous avons sélectionné trois textes, tous venus de la Lettre d’Analyse (papier)dedefensa & eurostratégie qui fut à l’origine de ce site, l’accompagna quelques années avant de lui céder complètement la place pour prendre une honorable retraite. Les trois textes qui sont dans les archives de notre site ont été publiés respectivement le 10 juillet 1999, le 10 septembre 1999, le 24 mars 2002 (ce dernier comprenant deux textes, dont le second [Bouvard and Pécuchet At War] présente une dissection détaillée de la “guerre principale” qui a eu lieu à Evere, au siège de l’OTAN, pour l’emporter sur le front médiatique).
dedefensa.org

Nota Bene

Ce texte est présenté comme le premier d'une série de deux, pour des raisons techniques de capacité quantitative de mise en ligne. « L'infamie à l'origine (II) » qui suit reprend le dernier texte de nos archives qui est annoncé ci-dessus, celui du 24 mars 2002.

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Notre Samizdat globalisé

Dans l'URSS poststalinienne, où la main de fer du pouvoir commençait à rouiller, où l'on maintenait la discipline mais plus trop, une activité “dissidente” se développa, hors des lois, hors des normes, hors du conformisme officiel. Le samizdat en fut l'un des aspects les plus notables, et il acquit une grande notoriété. Il s'agissait de la publication clandestine d'écrits qui auraient eu toutes les chances d'être interdits, ou l'étaient déjà. Le samizdat devint une véritable “industrie” (dans le meilleur sens du terme), tant, sur sa fin, l'URSS pourrissante du brejnevisme assurait une censure et une surveillance trouées comme un gruyère.

L'information libérée du samizdat joua un grand rôle dans l'ultime phase de l'agonie de l'URSS, lorsqu'on ne savait plus qui représentait quoi. Des samizdat retranscrivirent jusqu'à des discours du secrétaire général du PC (Gorbatchev, naturellement) que la presse du Parti avait trouvés un peu trop “réformistes” pour leur faire une place dans ses colonnes.

Mais arrêtons cette évocation, on finirait par croire à une analogie. Ce n'est pas le cas évidemment. Il y a seulement analogie “technique”, pour définir une situation surprenante. Lors de la crise-guerre du Kosovo, les “canaux de grande distribution” de l'information furent alignés en général si complètement sur l'information officielle bien qu'il n'y ait eu aucune contrainte à cet égard, qu'on pourrait parler d'une information “libre-officielle”, un peu comme d'un mariage, un peu comme le mariage de Christianne Armanpour, reporter-vedette de CNN, et James Rubin, porte-parole du département d'État de Madeleine Albright. Internet fut la sauvegarde de l'information libre, c'est-à-dire l'information “libre-dissidente” (quoiqu'on pense de l'orientation générale, nettement anti-guerre, de cette information). Internet est apparu comme notre samizdat de l'époque de la communication et de la globalisation, à l'heure où il faut parler désormais de deux sortes d'“informations libres”: l'information “libre-officielle” et l'information “libre-dissidente”. C'est un événement révolutionnaire, inattendu aussi, et ironique pour commencer.
 
L'enfant indigne du système

Effectivement, commençons par l'ironie. Quelles que soient ses origines (réseau du Pentagone établi dans les années mil neuf cent soixante pour conserver la maîtrise du flot d'information en cas d'attaque nucléaire), Internet fut très vite présenté, àpartir de 1992-93, comme une innovation structurante du mouvement de globalisation, par le fait même d'une information sans-frontière. Les économistes et les experts boursiers y voyaient un instrument majeur de profit pour le système de globalisation économique. Internet était un outil du système, le plus brillant, peut-être le plus efficace, et aussi le plus original, le plus “porteur” pour les théories des commentateurs intellectuels de la globalisation, le plus vertueux enfin avec les commentaires à son propos mélangeant le droit du citoyen à l'information et les lendemains chantants du Progrès informatique.

Le contraire survient. On commence à avoir des doutes lorsque, en 1994-95, les guérilleros zapatistes du Chiapas commencèrent à utiliser des sites, ou à faire suivre vers des relais, tout cela utilisant Internet pour faire connaître leur cause, susciter des soutiens, des pressions en leur faveur auprès du gouvernement mexicain, etc. Internet révélait son double visage : instrument du système initialement, voilà qu'il se laissait utiliser, et avec une diabolique efficacité, par des adversaires déclarés du système (les zapatistes le sont doublement, à titre classique de “guérilleros” de type tiers-mondiste, et deuxièmement parce qu'ils ont fondé leur action sur leur hostilité complète au traité de libre-échange ALENA, et leur activité de guérilla a commencé le jour de l'entrée en vigueur du traité, le 1er janvier 1994).

On a senti naître l'agacement, qui dissimulait à peine la panique, en janvier 1998. Le 17 de ce mois, le Drudge Report, site florissant d'Internet, sortit l'affaire Lewinsky et précipita la présidence Clinton dans une des crises virtuelles dont elle a le secret. On put alors mesurer à la louche la vertu de la presse “libre-officielle”, qui s'exclamait à l'infini sur ces non-journalistes qui ne recoupent pas leurs sources, qui balancent des informations sans avoir pesé le pour et le contre, etc. Tout cela était ironique, à nouveau, car c'est ironique de voir la vertu des bien-pensants soudain mise à mal par un rejeton d'une création dont ils ont hautement affirmé la valeur, et qu'ils croyaient être du camp de cette même vertu. Bien entendu, quand on examine le traitement que la presse “libre-officielle” a fait de l'affaire du Kosovo par rapport à l'information officielle et tenant compte de son devoir de recoupement, il y a de quoi s'interroger grandement à songer aux reproches qui furent lancés à Drudge. Drudge n'est certainement pas un ange, mais, en tous les cas, il ne prétend pas détenir la vertu en matière journalistique. Pour le reste, Drudge avait sorti une information qui valait son pesant d'or, car qui pourrait sérieusement soutenir que le contenu d'un témoignage d'un Président des États-Unis dans un procès intenté contre lui pour harcèlement sexuel n'est pas digne d'une manchette? La critique fut pourtant soutenu par la presse internationale, jugeant la presse US, obligée de suivre à son corps défendant la piste Drudge, pas assez respectueuse de l'information libre-officielle. (Depuis, notamment lors de la guerre du Kosovo, la presse libre-officielle américaine a prouvé combien elle savait être attentive à la ligne-Clinton, non parce que c'est Clinton mais parce que c'est le pouvoir et le système.)

Internet avait désormais ses titres de gloire après ses titres de noblesse (les zapatistes), et la presse “libre-officielle” pouvait commencer à s'en préoccuper. A cette époque encore (il y a 18 mois), on ne prêtait pas trop attention à la contradiction signalée plus haut (Internet/enfant du système, nourrissant des clandestins, non-journalistes/ennemis du système). Internet pouvait être un instrument au service de quelques marginaux rêveurs (zapatistes) ou de quelques marginaux échotiers (Drudge), mais pour l'essentiel le Web resterait dans la ligne (On Line).
L'explosion de l'information “libre-dissidente”

La crise-guerre du Kosovo a dissipé cette dernière illusion. Internet a fait irruption dans l'arêne de l'information, où il est apparu comme le plus formidable adversaire de la presse libre-officielle et de l'information manipulée.

La première surprise d'Internet à cet égard est de pur bon sens: le système, tel qu'il fonctionne, avec sa primauté faite àl'accès illimité à la technique journalistique des sites, établit une paradoxale égalité des chances. Au contraire de la presse imprimée/parlée, celle qui nourrit la tendance “libre-officielle” et qui a besoin de beaucoup d'argent pour être diffusée, la puissance financière ne joue aucun rôle dans cette situation.

Certes, les “moteurs de recherche” peuvent privilégier tel ou tel site dans les indications qu'ils donnent, mais avec un minimum d'expérience, et compte tenu des ramifications que chaque site offre à l'“internaute” à la recherche de l'information, ce dernier suit très vite ses propres voies d'investigation et trouve rapidement les sites qui lui conviennent. Le résultat est une remarquable ouverture faite àdes sites au départ confidentiels, sans moyens capitalistiques apparents (en tous les cas, sans moyens capitalistiques utilisés pour leur notoriété). Voici trois exemples de cette situation:

• WorldNetDailyest n°1 au Top 100 des sites visités sur Internet depuis dix semaines. Le site est nettement d'orientation droitiste (droite républicaine conservatrice), anti-Clinton, opposé à la guerre du Kosovo, etc. Sa position de n°1 est apparue à la fin avril, puis s'est confirmée de semaine en semaine. Ce succès est sans aucun doute un pur produit de la guerre du Kosovo.

• Le succès de Stratfor a été foudroyant pendant la guerre, grâce à son site Kosovo Crisis. Stratfor annonce 850.000 entrées en avril, et 870.000 en mai. Site d'analyse professionnelle sans couleur politique, ses commentaires sont totalement indépendants, réalistes, sans aucune référence à la pensée officielle. Stratfor a abandonné pour l'occasion ses entrées payantes pour l'accès libre, s'appuyant désormais sur la publicité suscitée par ses entrées.

• Antiwar.com établi en 1995 au moment de l'engagement américain en Bosnie, avait alors connu un succès d'estime; succès renouvelé à l'occasion de l'une ou l'autre crise irakienne. Avec la guerre du Kosovo, le succès de Antiwar.coma été considérable, avec 1.000 entrées quotidiennes à la mi-avril, passant à plus de 5.000 au début mai. Surtout, Antiwar.com s'est trouvé au cœur de la tentative d'organisation du mouvement “anti-guerre” rassemblant des progressistes et des conservateurs aux États-Unis.

Ces trois succès, mentionnés comme autant d'exemples d'une tendance générale, sont évidemment dus à la guerre du Kosovo. La question politique posée aujourd'hui, et qui concerne encore plus la situation aux États-Unis que la situation sur Internet, est de savoir si leur succès dépassera cette période. Cela semble acquis pour WorldNetDailyet pour Stratfor, la question reste ouverte pour Antiwar.com. L'enjeu est bien de passer d'une circonstance conjoncturelle à une situation structurelle.
Et si Internet avait une âme?

La première caractéristique de cette situation nouvelle d'Internet est qu'elle est d'abord américaine. Il n'y a aucune surprise à cela, d'abord parce que l'Amérique est évidemment le premier utilisateur d'Internet, ensuite parce que la situation intérieure des États-Unis est très différente, beaucoup plus complexe que ne le laisseraient supposer le fonctionnement apparent et la composition de son système dirigeant, notamment avec une représentation nationale semblant être le reflet d'une position politique majoritairement centriste qui caractériserait tous les autres aspects de la société américaine.

L'apparition d'Internet comme acteur “libre-dissident” du monde de l'information permet de mieux caractériser ce monde et ses problèmes. Il n'est bien entendu pas question de censure. Ce thème-là est dépassé, remplacé par la nécessité d'une capacité d'investigation pour distinguer, non pas tant entre propagande/mensonge et le reste, mais entre la version virtuelle de la situation du monde et la réalité de cette situation. L'action d'Internet durant la guerre du Kosovo n'est pas tant remarquable par son caractère général d'opposition à la guerre, que par son refus de soumettre l'information aux canons moralisants et vertueux dont l'information “libre-officielle” est toute entière chargée.

Internet est une information débarrassée des chaînes du “médiatisme”, mélange de conformisme et d'un moralisme développé pour dissimuler ce conformisme. C'est le refus de l'unanimisme qui s'impose désormais comme la vertu fondamentale de la presse générale, “libre-officielle”, qui a troqué la liberté pour la vertu (ce qui importe effectivement dans le développement de l'information/Internet pendant la guerre, c'est la diversité des opinions existante derrière la position générale anti-guerre qui s'exprima, plus que cette position anti-guerre elle-même; il s'agissait effectivement d'une situation de pluralité et d'une demande de liberté). La presse générale a choisi la vertu, et qui plus est la vertu officielle, Internet a recueilli la liberté. Ce n'est pas une vertu (sic) propre à Internet; c'est une nécessité: la liberté, abandonnée sur le bord du chemin, devait être recueillie par une âme compatissante. Ce fut Internet. Certains en conclueraient qu'Internet a une âme ...
Rubrique Contexte de la Lettre d’Analyse de defensa & eurostratégie
Volume 14, n°20 du 10 juillet 1999

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La première guerre virtualiste

Nous allons commencer par un exemple que nous jugeons impérativement anodin, c'est-à-dire décrivant une situation où, selon notre analyse, il n'y pas intention de dissimuler, ou de nuire, ou de modifier le jugement d'autrui par une manigance, de la part de ceux, des anonymes, que nous citons. Cela est important à admettre, disons comme une “règle du jeu”, car notre tentative est bien de sortir d'un schéma partisan ; notre intention est de tenter de montrer qu'il existe aujourd'hui une modification psychologique, qui est d'ailleurs circonstancielle et temporaire mais répétitive, et qui est aussi du domaine de l'inconscient, qui ne tient pas du parti-pris, du choix politique, du militantisme, et qui répond à quelque chose de nouveau que nous nommons pour le besoin de rangement et d'entendement : “virtualisme”. Il faut accepter l'idée, parce que simplement c'est la réalité, que l'exemple cité est un parmi la multitude, donc d'une valeur exemplaire réelle, mais que le comportement ainsi mis en évidence n'est pas une obligation policière, le résultat de pressions, l'effet d'une consigne qu'on accepte. Bien sûr cette idée est centrale à notre propos : ni mensonge, ni propagande.

Voici notre exemple : sur TF1, le lundi 7 juin au JT de 20H00, un commentaire sur la situation à la frontière entre la Serbie (le Kosovo) et la Macédoine, où l'on vient de constater l'échec des pourparlers entre les chefs de la K-FOR et les généraux yougoslaves de la IIIe Armée déployée au Kosovo. (Nous n'avons pas relevé le nom du commentateur, volontairement, pour ne pas faire une inutile polémique ; précisons tout de même, c'est important, qu'il est “en studio”, à Paris, non en Macédoine.) Le commentateur s'exclame sur un ton scandalisé mais aussi sincèrement désolé, et il est dommage à cet égard que l'écrit ne rende pas le ton : « L'OTAN avait annoncé que les termes de l'accord n'étaient pas négociables, etpourtant les Serbes ont discuté tous les points de l'accord ! » (C'est nous qui soulignons « pourtant » et « tous », façon de rendre le ton appuyé.) Un peu plus loin, même ton : « Les Serbes ont même demandé que la résolution de l'ONU soit votée avant que l'accord soit appliqué ici... » L'idée est parfaitement résumée par le titre du Monde commentant cette journée : « La paix se fait attendre », qui nous donne l'impression d'un professeur tapotant avec sa règle, agacé devant l'élève serbe, indiscipliné, qui rechigne à entériner des règles qui ont été universellement édictées, qui sont universellement comprises et admises. L'impression recueillie est imparable. Nous la résumons sous une forme caricaturale : “Ces Serbes, tout de même, ils sont incroyables ! Pour qui se prennent-ils? Ils sont archi-battus, écrasés, ils se sont rendus, ils ont capitulé, ils ont accepté les termes de l'accord pourtant bienveillant qu'on leur à imposés, ils ont complètement tort, ce sont des salopards, l'OTAN a été si patiente avec eux, et voilà qu'ils continuent à pinailler...” Nous sommes vraiment, sincèrement, « scandalisés »,et également, car nous sommes de la meilleure foi du monde, « sincèrement désolés » (pour la paix, les droits de l'homme, etc). Maintenant, rappelons la réalité :

• Il y a eu accord de compromis (nous soulignons) au sein du G-8, en mai 1999, entre les huit, c'est-à-dire entre les Américains, les Européens (de l'OTAN certes, mais on peut dire aussi : de l'UE) et les Russes. (Et non pas, terminologie virtualiste instinctive : accord “entre l'OTAN et les Russes”, ce qui suppose sémantiquement qu'il y a un bloc où tout le monde s'accorde parfaitement, et d'autre part les Russes [pas loin de penser : “contre les Russes”, ce qui est grandement faux].) Cet accord de compromis est substantiellement différent de l'accord de Rambouillet, l'accord de Rambouillet avec ses clauses “secrètes” (accord où seule l'OTAN était mentionnée, où l'ONU n'apparaissait pas, ni la Russie, où obligation était faite à la RFY d'accepter sans conditions la présence de l'OTAN sur tout son territoire, etc).

• Cet accord initial du G-8 prévoyait clairement la nécessité d'une résolution de l'ONU pour “officialiser” la procédure et la faire passer dans un cadre véritablement légal, qui implique légalement la communauté internationale. L'accord fut ensuite réaffirmé et confirmé le 9 juin, et officialisé le 10 par le vote de la motion de l'ONU par le Conseil de sécurité. L'on voit confirmés de facto les points de différence essentiels d'avec l'accord envisagé à Rambouillet.

• Milosevic accepta et signa finalement cet accord le 3 juin, à l'issue d'une négociation avec le Russe Tchernomyrdine et le président finlandais, représentant de l'UE. L'accord du 3 juin, confirmé le 9, entériné le 10, prévoit notamment le passage de l'opération sous la direction de l'ONU et le confinement de cette opération au seul Kosovo dont l'appartenance à la Serbie est confirmée (pas de référendum), sans intrusion quelconque en Serbie même. Cela modifie substantiel- lement l'accord refusé par les Serbes à Rambouillet, et fait effectivement de la fin de la guerre un compromis (avec la liberté d'en juger politiquement, et là effectivement défavorable à Milosevic), et certainement pas une “capitulation sans condition” des Serbes.

Maintenant, la réalité. Que s'est-il passé le 7 juin, lorsque les entretiens OTAN-Serbes ont été interrompus ? Patrick Bourrah, envoyé spécial de TF1 en Macédoine (sur place, lui), résuma, lors de la même émission : « Eh bien, Patrick [Patrick Poivre d'Arvor], il semble bien que l'OTAN ait vendu un peu vite la peau de l'ours serbe. » Bien vu : l'OTAN a joué “un coup” et elle s'est plantée. Ce que l'institut Stratfor explique ainsi, le 7 juin : « Ce qui semble être arrivé est que l'OTAN a réinterprété l'accord du G-8 selon les lignes de l'accord de Rambouillet, et l'acceptation de Milosevic de la formule du G-8 comme sa capitulation devant les termes de Rambouillet. »

Voici le virtualisme, l'idéologie absolue

Finissons-en avec cet exemple. Notre perception est que le commentateur en studio, sur place à Paris, qui vit dans l'atmosphère des dépêches d'agence, des communiqués officiels, des commentaires écrits ou télévisés des copains avec lesquels on va boire un verre, vit par conséquent dans un monde marqué par quelques axiomes définissant la réalité du monde (nous ne disons pas “nouvelle” réalité, ou réalité “transformée”, “déformée”, etc, non : réalité tout court). Pour le cas qui nous occupe, ces axiomes sont : les Serbes sont à la fois les salopards, les vaincus, et des gens retors dans la parole desquels on ne peut croire ; l'OTAN a gagné à plate couture, et en plus de la force irrésistible elle a le droit et la vertu de son côté ; l'accord en discussion ne peut être discuté, car il s'agit des termes, au demeurant assez magnanimes, imposés par le vainqueur à l'autre, l'écrasé qui a capitulé sans conditions (obligeamment, le porte-parole de l'OTAN, Jamie Shea, précise qu'il s'agit d'une « réunion d'information » [l'OTAN informe les Serbes de ce qu'elle a décidé] et non d'une « réunion de négociation »). Tout cela, où on trouve mélangées vérités évidentes et contre-vérités patentes, est accepté inconsciemment, sans discussion. Il apparaît pourtant qu'une simple discussion, justement, et sans échauffement particulier, basée sur des documents écrits et irréfutables, amènerait toute personne raisonnable, et sans doute la personne incriminée elle-même (le commentateur de TF1) , à admettre que le sens général de cette position est infondé et renvoie à une “réalité” qui n'existe pas. Par simple comparaison des textes, il est impossible de parler de “capitulation sans condition” pour les Serbes. On peut commenter (par exemple : compromis léonin, accord de compromis qui dissimule une capitulation, etc). Mais les mots sont ce qu'ils sont et un compromis reste un compromis.

Que se passe-t-il? Voilà ce que nous nommons le “virtualisme”. Nous proposons ce néologisme pour différencier la situation d'une définition de “virtualité”, qui est le constat d'une situation existante (la transformation de la réalité aux yeux des uns et des autres par divers moyens, le plus souvent automatiques, par le biais des communications). Le virtualisme est le développement d'une situation de virtualité à un point tel, et dans un but si fondamentalement mais non consciemment partisan, qu'il y a modification de substance. L'aspect partisan disparaît comme s'il n'avait jamais existé. Tout se passe comme s'il s'agissait d'une véritable idéologie (d'où l'emploi du “isme” du néologisme virtualisme) ; mais il s'agirait d'une idéologie absolue, différenciée ainsi de manière décisive de celles qui l'ont précédée.

Rappel de la définition de “idéologie” au sens où nous employons ce mot : « Ensemble des idées, des croyances et des doctrines propres à une époque, à une société ou à une classe » (le Robert). Acceptant cette définition, nous la complétons pour le cas particulier présenté ici : ces « ensembles des idées, des croyances et des doctrines » sont diffusés avec une force telle, par des moyens de communication si puissants, réunis dans ce qui est perçu comme une profonde et vertueuse harmonie par un ciment formidable que nous nommons “esprit conformiste”, qu'ils finissent par provoquer une modification de la perception qu'on a du monde. Dans ce cas, et c'est un événement considérable, la puissance de la forme prend le pas sur le fond et la forme remplace le fond. Le virtualisme est une idéologie où le contenu (les « idées, croyances et doctrines ») n'a plus guère d'importance, et bientôt plus du tout, et où compte majoritairement, et bientôt exclusivement, la conformité de l'esprit qu'impose cette forme. On ne s'occupe plus de la cohérence, de la cohésion, de la logique politique. Une attitude qui peut être perçue par un observateur extérieur comme hostile à l'Islam (crise irakienne et ses suites) évolue parallèlement, et dans le même sens, et selon les mêmes arguments, à une attitude qui peut être perçue par cette même observation extérieure comme favorable à l'Islam (crise bosniaque, crise du Kosovo). Qu'importe? Il n'importe pas, ici, de suivre une attitude géopolitiquement, ou politiquement cohérente. Il importe que soit démontrée, “dans la réalité” (dans la réalité virtualiste), une thèse quelconque, peu importe laquelle, qui engendre par son affirmation la réalité virtualiste, qui est l'organisation formelle de la cohésion idéologique cara- ctérisée par l'“esprit conformiste”.

La forme si puissante réussit à faire admettre comme évidence, un peu comme la pluie ou le beau temps nous apparaissent comme autant d'évidences hors du champ de la discussion, qu'elle est matrice de la réalité tout court. Le contenu, quel qu'il soit et sans souci de cohérence, devient nécessairement le domaine de cette réalité-tout-court. Le virtualisme est une idéologie par la forme qu'il affecte en tant qu'idéologie, et non par son contenu. C'est l'idéologie absolue, qu'on pourrait qualifier d'“idéologie post-moderne”. C'est évidemment révolutionnaire.

Comment le virtualisme n'est pas du tout un complot

Par conséquent, ni mensonges, ni propagande ne constituent le fond du débat. Bien sûr, cela fourmille, les mensonges et la propagande, d'ailleurs comme dans toute politique et même dans la vie courante. Mais le virtualisme réalise une véritable transmutation par la mécanique des forces qui le servent : par la puissance de son action essentiellement de type médiatique dans le sens le plus large possible, c'est-à-dire par simple acte mécanique, mensonges et propagande ne sont plus ni mensonges, ni propagande, et ceux qui les disent et la diffusent, et ceux qui l'acceptent, ne doutent pas une seule seconde qu'il n'est pas question une seconde de mensonges et de propagande. Nous entrons dans un univers qui ne connaît plus, dans son accomplissement, ni mensonges, ni propagande.

Le stalinisme, idéologie dont, par la forme, le virtualisme pourrait sembler le plus proche, n'était pas parvenue à faire disparaître la perception du mensonge comme mensonge. C'était un point essentiel pour tenir à terme historique le stalinisme en échec, tant le mensonge permanent perçu comme tel constitue pour l'équilibre de l'esprit, pour sa santé sans aucun doute, une grossièreté insupportable. Le compositeur Dmitri Chostakovitch a superbement exprimé combien la permanence du mensonge général était l'aspect le plus pénible du stalinisme ; et, par paradoxe cruel, mais ô combien humain, il expliqua combien la guerre (à partir du 21 juin 1941, l'attaque allemande contre l'URSS) fut un “soulagement” parce qu'enfin, et parce qu'on avait besoin de mobiliser la nation russe jusque dans ses tréfonds, on pouvait exprimer “librement” des perceptions fondamentales de la réalité : « Et soudain, la guerre arriva, explique Chostakovitch. Et aussitôt, le malheur devint commun. On pouvait en parler. On pouvait pleurer ouvertement les morts et les suppliciés. Les gens cessèrent d'avoir peur des larmes. [...] Je n'ai pas été le seul à avoir eu la possibilité de m'exprimer grâce à la guerre. Tous ressentaient la même chose. La vie spirituelle, qu'on avait presque étouffée avant la guerre, devint soudain riche, dense. Tout avait acquis un sens, une acuité. Beaucoup croient sans doute que je suis revenu à la vie après la Cinquième Symphonie. Non, ce n'est qu'après la Septième que je suis revenu à la vie. »

Gardons-nous bien de ceci : cette comparaison virtualisme-stalinisme ne porte pas sur le contenu, notamment le contenu politique (même s'il y a des similitudes, car il y en a évidemment). Elle concerne les réussites formelles comparées. Le virtualisme l'emporte haut la main, le stalinisme s'étant cantonné pour parvenir à ses fins à ses grossières méthodes habituelles (arrestations, tortures, exécutions, déportation, liquidation, etc). L'“Ingénieur des âmes” ne faisait pas le poids, méthodes brouillonnes et crasseuses de gangster et de bureaucrate-policier. Par conséquent, parlant du virtualisme, il nous est recommandé impérativement de laisser de côté nos gémissements de belles âmesrévoltées par les libertés extraordinaires prises avec la réalité, et nos dénonciations des mensonges de la propagande déferlante. Nous n'avons plus le droit, pour bien en juger, d'utiliser nos références courantes. Nous aurions affaire à quelque chose d'ontologiquement différent, qui, par sa masse et sa complexité, acquerrait une existence propre, et qui disposerait par conséquent de ses références propres.

L'hypothèse que nous proposons est bien qu'il y a formation d'un véritable cadre cohérent, d'une structure qui paraît complexe et stable en même temps, habitée d'une logique interne et perçue comme la réalité. Sa mise en place naturelle, instrumentée bien sûr par une mise en scène également naturelle (allant de soi, si l'on veut, c'est-à-dire inconsciente) de la part de l'appareil médiatique, encourage cette perception jusqu'à l'imposer par la force extraordinaire de l'évidence. Face à cela, les explications de complot (ensemble de mensonges, de propagande, de dissimulation, de montage, de manoeuvres, etc), proposées comme hypothèse alternative, comme explications tordues et sollicitées, souffrent de leur caractère profondément artificiel, elles sont d'une pâleur véritablement anémique.

D'ailleurs, et parce que nous naviguons continuellement entre réalité tout-court et réalité virtualiste, les mêmes qui acceptent naturellement (inconsciemment) la réalité virtualiste, à cause de leur fonction, de leur position, parce qu'ils sont habitués à ne pas poser de question, en examinent les faiblesses lorsqu'elles les choquent en offrant des hypothèses de réalités virtualistes différentes ; ils montrent ainsi leur parfaite candeur, et combien cette situation a été enfermée dans sa propre cohérence, sa logique, son débat contradictoire, ses propres références. L'hebdomadaire Aviation Week & Space Technology du 14 juin citait un « officiel du département de la défense », disant à propos de l'issue de la guerre du Kosovo : « [la guerre] a été très mal conduite, mais maintenant elle a l'apparence du succès. Le Kosovo ne sera pas un échec assez grand pour captiver l'attention. Il n'y aura pas de pression pour un changement. » La phrase, rapportée fort sérieusement (Aviation Week est une référence de ce point de vue) devrait alarmer notre bon sens : en quelques mots, l'« officiel du département de la défense » expose qu'on a “fait” de cette guerre un succès (une « apparence de succès », mais prise au comptant par combien de commentateurs, de dirigeants, de braves types qui croient ce qu'on leur dit ?), et qu'en réalité (la réalité vraie, peut-être ?), il est bien dommage que « l'échec [n'ait pas été] assez grand », car ainsi l'on passerait à côté des leçons qu'il faudrait en tirer. L'on comprend bien : ce qui chiffonne notre « officiel » en la circonstance, ce sont les leçons qu'on ne tirera pas pour améliorer l'appareil militaire utilisé (notamment) dans le cadre de la guerre virtualiste, et pas du tout la grande question de la réalité du monde : mais enfin, qui a gagné cette guerre ?

Effectivement, il est question d'une référence à un acte politique partisan, déformé, fabriqué, c'est-à-dire un “acte” virtualiste pour notre compte, et pas du tout àune réalité du monde. Toutes les gazettes bien-pensantes du monde occidental ont religieusement écrit que, successivement, Bill Clinton et Madeleine Albright, dans des circonstances différentes, « declared victory » (comme on “déclare la guerre” : « Declaring Victory, Clinton Warns Serbs That Milosevic Must Go », titre l'International Herald Tribune du 12-13 juin 1999) ; c'est une affirmation claire et sans ambiguïté que la réalité est un choix plus qu'un fait, ce qui est le fondamental de la démarche virtualiste. Les comportements montrent effectivement ce penchant, comme on le comprend bien en rappelant ce mot du correspondant de CNN Walter Rodgers, le 3 juin, à propos de l'acceptation du plan de paix par Milosevic : « Il est difficile de dire si c'est une capitulation [de Milosevic.] Ce n'est pas réellement à moi de le dire, c'est quelque chose qui doit être décidé par quelqu'un comme le président des États-Unis, [ou] le premier ministre britannique, Tony Blair. » Cette référence à l'autorité pour « décider » du sens et de l'interprétation de la réalité d'un événement relève de la même démarche complètement virtualiste. L'autorité comprend bien son rôle à cet égard, et elle se manifeste comme il faut, comme le signale, sans doute involontairement mais nous lui en faisons crédit tout de même, ce titre du Monde (12 juin 1999) : « Pour Jacques Chirac, Milosevic a “capitulé sans conditions” » (et, dans le texte : « L'accord de paix constitue, pour lui [Chirac], une “capitulation sans conditions” du président Milosevic »). (En d'autres termes, si pour Jacques Chirac c'est bien « sans conditions », pour Pierre ou Paul, cela pourrait être autre chose. Dont acte : la réalité n'est plus question de fait mais question de choix.) 

Le virtualisme face à ses “dissidents”

Il y a quelque chose du domaine de la substance. Littéralement, nous devons accepter d'envisager l'hypothèse que ceux qui y sacrifient “croient” à la réalité virtualiste lorsqu'ils l'exposent, malgré les signes, les accidents, les évidences, d'ailleurs reconnus, et même les hésitations et les doutes qu'eux-mêmes montrent à l'occasion, que la réalité virtualiste n'est pas la réalité vraie. Dans la réalité virtualiste, il y a une sorte de “vérité” pour les esprits qui l'acceptent, et par conséquent il faut écarter le soupçon de “mensonge” qu'on serait tenté de porter contre cette démarche. D'ailleurs, et comme on l'a déjà signalé, il n'y a pas seulement deux catégories d'esprits, ceux qui acceptent la réalité virtualiste et ceux qui ne l'acceptent pas ; chacun, àl'intérieur du système virtualiste qui est aujourd'hui absolument universel grâce au médiatisme, peut se trouver conduit à y sacrifier, et, le lendemain, réfuter une affirmation de cette réalité virtualiste ; une sorte d'“esprit critique” est laissé aux citoyens dans l'ère virtualiste, qui permet aux dissidents de s'exprimer mais aussi (et surtout) aux virtualistes de contribuer à l'œuvre générale de renforcement constant de la crédibilité de la réalité virtualiste. (Voir notre « officiel du département de la défense » déplorant qu'on ait fait un peu trop de cette guerre « l'apparence du succès », et ainsi empêché de tirer les leçons qui auraient permis de corriger et de modifier l'outil appuyant et imposant la réalité virtualiste.)

Lorsque l'issue de la guerre du Kosovo est saluée comme une “victoire” de l'OTAN, il n'y a pas là-dedans la moindre démarche mensongère, et l'on lit des commentaires pleins de mesure à partir de cette affirmation présentée comme prémisse. En fait, il n'y a pas dans l'univers virtualiste des manipulateurs et des manipulés, mais des êtres assez égaux devant le phénomène, simplement placés dans des positions différentes ; c'est là, on le comprend bien, une différence décisive d'avec la propagande, le système propagandiste. A l'extrême, les “dissidents” doivent se battre, intellectuellement s'entend, pour distinguer l'accessoire de l'essentiel, le permanent du provisoire, le réel du virtuel dans l'univers virtualiste. (Il y a des “dissidents” du virtualisme, comme il y avait des dissidents dans l'URSS post-stalinienne de Brejnev, contestant la logique du système, restée stalinienne par le mensonge ; comme les nôtres, ces dissidents brejnéviens étaient moins menacés de liquidation physique que de considérations générales et conformistes, peu flatteuses sur l'état de leur santé mentale. Boukovsky a raconté son soulagement paradoxal lorsqu'il fut placé dans un camp d'internement ; il se retrouvait en position “légale” d'opposant, en position reconnue, il pouvait donc clamer comme une réalité son désaccord politique, il pouvait même en écrire là-dessus puisqu'il envoyait des lettres à l'administration pénitentiaire pour protester contre son internement et qu'on lui répondait — bureaucratie oblige —, montrant par là qu'on acceptait l'existence de la réalité-Boukovsky.)

Il n'y a pas vraiment de côtes fixées dans le virtualisme, ni d'ennemi “absolu” contrairement à ce qu'on affirme en général, ce qui montre combien la forme importe, et pas du tout le fond. Au moment où Chirac continue à faire de Milosevic un « tyran dans la lignée des grands tyrans du XXe siècle », il faut constater que ce « tyran » est devenu un allié “objectif” de l'OTAN et du virtualisme occidental. Il fait tout pour supprimer la réalité des réfugiés serbes-kosovars en Serbie, voire pour les renvoyer au Kosovo, parce que ces réfugiés sont la preuve de la stupidité et de la cruauté de sa politique ; l'OTAN, Blair, Chirac et compagnie, de leur côté, c'est le “même combat” au côté de Milosevic, car la situation d'un Kosovo ethniquement purgé de ses Serbes réduirait vite fait à l'état de propagande débile le grand thème humanitaire qui a soutenu la croisade pour rétablir l'état multiethnique dans sa réalité virtuelle.

Une bataille médicale, pas intellectuelle

Nous tentons de conclure ce qui est une première approche d'une hypothèse que nous devrions être amené à envisager de nouveau, dans sa perspective historique, dans ses causes profondes, dans sa prospective. Nous conclurons par quelques points qui permettrons de mieux expliciter ce concept de “virtualisme” que nous avons tenté de présenter.

• Le virtualisme ne repose pas sur un double discours, et par conséquent, pas non plus sur une langue de bois. Il s'agirait plutôt de la re-construction ou de la re-création de la réalité. Dans ce système, la notion de mensonge est transformée. Le mensonge n'est plus un accident dans une réalité complexe. Il devient une autre réalité, puis, par la puissance de sa diffusion, il devient la réalité.

• Le virtualisme ne saccage pas la réalité, comme faisait le stalinisme. Le stalinisme avait besoin d'un État-policier pour faire croire à coup de knout. La virtualisme a besoin d'un État-médiatique pour être structuré par la répétition et pour installer exclusivement l'esprit de conformisme.

• Aujourd'hui, il y a deux éthers différents. Même si une affirmation du virtualisme contredit in fine une réalité du vrai monde, l'absence de lien interdit d'en tirer la conséquence, encore moins de la réaliser, — et la réalité non-virtualiste subsiste.

• L'absence de coercition directe, l'absence du knout, en même temps que l'affirmation des “valeurs” qui structurent le virtualisme, interdisent absolument d'éliminer les libertés diverses. Au contraire, celles-ci sont des composantes nécessaires du système et entretiennent sa mystique autant que son fonctionnement. Le virtualisme est une doctrine totalitaire et totalement anti-autoritaire.

• La puissance extraordinaire du virtualisme est balancée par une faiblesse non moins extraordinaire. Son triomphe est nécessairement toujours temporaire et soumis à contestation, jusque de l'intérieur même. Fondé sur l'ivresse de l'absence d'autorité, de l'absence de “ligne générale”, puisqu'il affirme n'être rien d'autre que la réalité policée par les “valeurs”, le virtualisme est en état d'agitation perpétuelle.

• Pour finir, constatons ceci : le virtualisme est fondé sur l'affirmation de vertus qui l'ont favorisé décisivement dans les circonstances initiales, et qui le menacent mortellement dans les circonstances nouvelles qu'il crée lui-même. La liberté est une de ces vertus. Le résultat n'est pas l'oppression, sinon par instants, mais le désordre et, au-delà, l'hystérie, voire l'accident nerveux.

Notre diagnostic : la bataille autour du virtualisme n'est pas une bataille intellectuelle. C'est une bataille médicale. Nietzsche, encore une fois visionnaire, n'affirmait rien d'autre, lui qui se disait « médecin des âmes ».
Rubrique Contexte de la Lettre d’Analyse de defensa & eurostratégie
Volume 15 n°01 du 10 septembre 1999
 

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