Un capitalisme entraîné par des forces nouvelles où émergera une élite nouvelle et où se prolétarisera l’ensemble des classes traditionnelles.
Aux Etats-Unis, la classe ouvrière est rapidement dissoute par la concurrence de la technologie du Nord et des salaires du Sud. Le salaire moyen ouvrier baisse depuis vingt ans. En dix ans, la proportion d’emplois précaires a quadruplé, et la probabilité d’être au chômage au moins une fois dans les cinq ans à venir a triplé. Cette précarisation touche peu à peu aussi la classe moyenne : ingénieurs, commerçants, employés, cadres sont menacés par l’entrée de l’informatique dans les services et par la concurrence de leurs homologues du Sud, qu’accélèrent les télécommunications.
Ils portent avec eux le meilleur et le pire de demain, installant une société volatile, insouciante de l’avenir, égoïste et hédoniste, dans le rêve et la violence.
Il n’y aura plus bientôt, à la place du salariat, qu’un vaste prolétariat déclassé. Même les fonctionnaires rejoindront cette cohorte, les déficits publics entraînant la quasi-faillite du budget fédéral. A l’inverse, les rémunérations de certains nouveaux venus n’ont jamais été aussi élevées.
Ces fortunes nouvelles ne sont pas l’apanage de capitalistes traditionnels ni de dirigeants de grands groupes, mais plutôt des détenteurs ou de créateurs de rentes informationnelles, capables de disposer, même pour un temps bref, d’un savoir ou d’un savoir-faire unique.
Dans ce capitalisme global de haute compétition et de faible inflation, il faudra disposer de capitaux liquides, n’avoir ni dettes ni immobilisations et, surtout, disposer d’une rente de situation technologique (un savoir, une compétence, une opportunité d’être un intermédiaire utile à la valorisation ou à la circulation de l’information, une innovation dans le placement de titres, la génétique, le spectacle ou l’art).
Ceux qui seront les maîtres de ces rentes constitueront ce que j’appelle une surclasse parce qu’ils ne se regroupent pas en une classe dont les privilèges sont liés à la propriété des moyens de production et à transmission. Les théories libérales ou marxistes ne s’appliqueront pas à eux : il ne sont ni entrepreneurs-créateurs d’emplois et de richesses collectives ni capitalistes-exploiteurs de la classe ouvrière. Ils ne possèdent pas les entreprises, ni les terres, ni les postes administratifs. Ils sont riches d’un actif nomade, monétaire ou intellectuel et l’utilisent de façon nomade pour eux-mêmes, mobilisant rapidement du capital et des compétences en des ensembles changeants pour des finalités éphémères où l’Etat n’a pas de rôle. Ils ne veulent pas diriger les affaires publiques (la célébrité politique est, pour eux, une malédiction). Ils aiment créer, jouir, bouger ; ils ne se préoccupent pas de léguer fortune ou pouvoir à leurs enfants : chacun pour soi. Riches de surcroît, ils vivent luxueusement, souvent sans payer ce qu’ils consomment. Ils portent avec eux le meilleur et le pire de demain, installant une société volatile, insouciante de l’avenir, égoïste et hédoniste, dans le rêve et la violence.
Les élites traditionnelles européennes seront, elles aussi, balayées par ces nouveaux venus. Civilisation agricole, l’Europe est en effet beaucoup moins bien placée que l’Amérique pour cette victoire de la mobilité. Elle aura plus de mal à accepter que le pouvoir économique ne soit plus réservé aux propriétaires de sols, des murs, d’usines ou de diplômes. Ses élites, qui cumulent ces propriétés devenues anachroniques, seront peu à peu déclassées.
La France est particulièrement mal préparée à cet avenir. C’est une nation paysanne et étatique (étatique parce que paysanne). Les élites en place feront tout pour barrer le passage à la surclasse. La France se méfiera d’elle, qu’elle confondra au mieux avec des saltimbanques et au pis avec des parasites.
Pourtant, il faut accepter cette mutation, car cette surclasse porte la créativité et le bien-être de demain. Certes, il ne faut pas faire de l’Amérique un modèle à suivre à l’identique. Là-bas, une surclasse triomphante flottera sur les eaux boueuses de la misère, et la réussite de quelques-uns se paiera au prix de la marginalisation du plus grand nombre et de la violence des déclassés.
L’Europe ne doit pas avoir de complexes. Dans la formidable phase de croissance qui commence, et qui durera trente ans, l’Europe a toutes les chances d’être la première puissance du XXIe siècle. A condition de permettre à une surclasse européenne de s’exprimer librement et de mettre ses compétences créatives au service du long terme et de la solidarité.
Pour cela, c’est plus qu’un programme politique qu’il faut imaginer, c’est une révolution culturelle : l’acceptation du neuf comme une bonne nouvelle, de la précarité comme une valeur, de l’instabilité comme une urgence et du métissage comme une richesse, la création de ces tribus de nomades sans cesse adaptables, libérant mille énergies et porteuse de solidarités originales.
Il faut pour cela tout changer, et vite, dans le système fiscal, éducatif et social. Il faut une fiscalité favorisant la création plus que la possession de richesses, l’innovation plus que la routine, le travail à haute valeur ajoutée plus que le travail non qualifié. Il est absurde de ne s’intéresser qu’au travail non qualifié en baissant les charges qui pèsent sur lui alors que le chômage le plus dangereux pour l’avenir de nos sociétés est celui des jeunes diplômés, membres potentiels de cette surclasse nécessaire et créateurs futurs d’emplois non qualifiés. Il faut favoriser par tous les moyens les créations de produits, d’idées, d’entreprises pour que naissent des emplois valorisants et que chacun puisse exprimer ses potentialités.
En contrepartie, il faut imposer une justice sociale plus exigeante qui assure à chacun l’égalité des chances d’accéder à cette surclasse. C’est-à-dire cesser de confondre sécurité et immobilisme et donner à chacun au minimum les moyens de manger, d’apprendre et de se loger. Ce minimum, qui va très au-delà du revenu, est la clé du succès de cette mutation en Europe.
Il convient de considérer la formation comme un travail socialement utile en déplaçant l’éducation, trop concentrée dans la jeunesse, vers l’éducation permanente, incitation au renouvellement et à l’invention de demain. Bref, en créant un projet social qui fasse du renouveau une valeur et qui fasse de la solidarité la plus riche des façons de l’exprimer en chaque personne humaine.
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