Londres et Washington se sont opposées à un véritable accord de paix en Afghanistan après le retrait soviétique, il y a 30 ans, révèlent des documents du gouvernement britannique publiés par les Archives nationales de Londres.
Il y a trente ans aujourd’hui, le dernier soldat soviétique traversait le fleuve Oxus, quittant l’Afghanistan pour rejoindre l’Union soviétique. Une guerre qui dura près de dix ans contre l’extrémisme islamiste qui s’implantait aux frontières de l’URSS était terminée. Mais pas les souffrances du peuple afghan, dont les chances d’une vie pacifique ont été ruinées par les politiques trompeuses de l’Occident.
Tout en dénonçant publiquement l’implication soviétique contre une insurrection islamiste en Afghanistan, en la traitant d’invasion, d’agression et d’occupation, le gouvernement britannique admettait en privé que c’était bien une guerre civile qui ne pouvait être résolue que par un dialogue entre afghans, avec toutes les factions afghanes représentées. Les diplomates britanniques en poste à Kaboul informaient Londres que les réformes sociales et foncières en Afghanistan, entreprises dans les années 1980 par le gouvernement du Parti démocratique populaire d’Afghanistan (PDPA), étaient attendues depuis longtemps, mais que les propriétaires terriens et les mollahs étaient résolus à maintenir l’ordre ancien. Dans leur résistance à la modernisation de la société afghane, ils avaient tout le soutien de l’Occident : militaire, financier et moral.
Car, comme le révèlent les documents du gouvernement britannique, le sort du peuple afghan était le cadet de ses soucis.
« Notre objectif premier a été de virer les Russes », écrivait R. N. Peirce, un diplomate britannique de haut rang.
« Ensuite, nous voulons nous assurer d’un effondrement rapide et spectaculaire du régime du PDPA », écrivait un autre haut fonctionnaire, Percy Craddock.
« Qui précisément va remplacer Najib [Najibullah, le chef du PDPA], nous ne pouvons en être sûrs. Nous pourrions bien avoir un mauvais gouvernement fondamentaliste et un pays où les luttes intestines se poursuivent… Mais en fin de compte, ce sera l’affaire des Afghans ».
C’est ainsi que les Afghans ont été abandonnés par l’Occident dès que celui-ci a atteint son objectif premier de marquer un but contre Moscou. L’Afghanistan n’était qu’un outil pour l’Occident dans sa guerre froide contre Moscou.
Laissons la guerre afghane se poursuivre à jamais
En avril 1988, peu avant la signature des accords de Genève sur le retrait de l’Union soviétique d’Afghanistan et l’accord de paix, Bachir Babar, vice-ministre pakistanais des Affaires étrangères, ne pouvait que remarquer que :
« … l’approche cynique des conservateurs américains, qui voudraient voir l’Union soviétique rester en Afghanistan et subir davantage de pertes, même si cela doit se faire au détriment du peuple afghan lui-même ».
Les conservateurs britanniques n’étaient pas moins cyniques. Dès 1985, Lord Cranborne, président du Comité de soutien à l’Afghanistan au parlement britannique, envoyait un document d’orientation au premier ministre Margaret Thatcher, suggérant cela :
« La Résistance ne peut pas gagner la guerre, mais elle peut la faire durer presque indéfiniment si elle reçoit l’aide militaire et humanitaire appropriée en Afghanistan… Sur une période de dix ou vingt ans, la guerre peut devenir un fléau pour les Soviétiques, endommageant leur prestige international… La Résistance a besoin de civils afghans en Afghanistan (les poissons doivent avoir de l’eau pour nager) ».
La vie des Afghans n’avait pas vraiment d’importance dans cette politique occidentale. Les « poissons » ont été forcés de « nager » dans le sang. Comme l’a cyniquement dit un diplomate américain à Kaboul, « les Afghans aiment se battre, alors qu’ils se battent ». Sur ce point, les deux opinions étaient exactes – grâce aux politiques occidentales, la guerre en Afghanistan s’est poursuivie après le retrait de l’Union soviétique.
Ce qui a permis une percée lors des pourparlers de Genève sur le retrait de l’Union soviétique, c’est que les États-Unis et l’Union soviétique ont compris qu’ils continueraient à fournir leurs alliés respectifs en Afghanistan tant que l’autre partie le ferait – un arrangement qui est devenu connu sous le nom de « symétrie positive ». Cependant, alors que Moscou pouvait envoyer des fournitures à Kaboul directement par la frontière entre l’Afghanistan et l’Union soviétique, les fournitures américaines ne pouvaient atteindre les Moudjahidines que par le Pakistan, qui a régulièrement nié, pendant des années, que des équipements militaires parvenaient à la résistance afghane.
Des responsables britanniques ont admis que le rôle du Pakistan, en permettant aux approvisionnements américains d’atteindre les résistants, pouvait constituer une violation des termes des accords de Genève.
« Il n’est pas clair, d’après les informations sommaires que nous ont fournies les Américains ici [à Genève], si les États-Unis garantissent l’accord… À première vue, ils semblent garantir que le Pakistan ne violerait pas l’accord tout en sachant que les Pakistanais ont l’intention de le faire ».
Les dires du sous-secrétaire d’État adjoint américain, Peck, ne les ont pas pleinement convaincus :
« En interrogeant doucement Peck, il semblait mal à l’aise chaque fois qu’il était sous-entendu qu’il y avait une contradiction entre l’obligation du Pakistan d’assurer une non-ingérence en Afghanistan et le droit des États-Unis, face à un approvisionnement soviétique continu, de fournir une aide militaire à la résistance afghane ».
Le Conseil national de sécurité des États-Unis a confié aux diplomates britanniques que Washington « avait ces dernières semaines accéléré l’approvisionnement de la résistance : il se pourrait donc que le Pakistan n’ait pas besoin d’approvisionnements supplémentaires importants dans les premières semaines cruciales après la signature de l’accord ».
L’Occident a tout faux
L’Occident s’attendait à ce que le gouvernement de Najibullah [Najib en langage occidental] tombe dès que le dernier soldat soviétique aurait quitté l’Afghanistan.
« L’évaluation actuelle des États-Unis ne prévoit pas que l’APDP durera au-delà de la période de retrait. »
Certains analystes de la CIA avaient même prédit que Najibullah tomberait avant que le retrait soviétique soit terminé. Ils allaient être très déçus. Le gouvernement afghan de Najibullah a tenu bon pendant trois ans après le retrait soviétique et n’a succombé aux Moudjahidines que lorsque le nouveau président russe, Boris Eltsine, a cessé les livraisons pour satisfaire ses nouveaux amis occidentaux. Cela a eu un effet démoralisant sur l’armée afghane et a provoqué des défections.
En avril 1988, lors d’une réunion d’information du Conseil de l’Atlantique Nord de l’OTAN sur les accords de Genève, conclus par Washington et Moscou, le secrétaire d’État adjoint délégué des États-Unis, Peck, se montrait sceptique quant à la probabilité d’un conflit entre les groupes fondamentalistes et modérés de la résistance. Bien que les divisions soient clairement visibles dans la résistance, disait-il, elles ne sont pas si marquées. C’est une erreur de parler de « fondamentalistes » contre des « modérés ».
Cela me rappelle les récentes descriptions occidentales concernant l’« opposition » syrienne.
« L’évolution en Afghanistan ne serait ni logique ni ordonnée, mais elle ne serait ni chaotique ni particulièrement violente », déclarait Peck à ses homologues occidentaux.
Mais est-ce vraiment important pour l’Occident puisque, comme Peck le rappelait à son auditoire, en termes stratégiques, l’Afghanistan est un pays relativement peu important ?
Aucune affection pour la paix
« La paix et l’harmonie ne reviendront pas en Afghanistan tant que le peuple afghan n’aura pas formé un gouvernement acceptable pour lui, en particulier les Moudjahidines qui représentent les aspirations véritables de leur peuple. »
Voici ce qu’écrivait le général pakistanais Zia-ul-Haq au premier ministre britannique Margaret Thatcher :
« Nous sommes heureux que M. Cordovez [l’envoyé spécial des Nations Unies pour la paix en afghanistan] se soit engagé à initier des efforts pour promouvoir un gouvernement à large base populaire en Afghanistan. Cela encouragerait le retour rapide des 5 millions de réfugiés afghans hébergés au Pakistan, en Iran et ailleurs, et permettrait au peuple afghan d’exercer son droit à l’autodétermination ».
Ce message, sincère ou non, a été répété par le ministre pakistanais des Affaires étrangères par intérim, Noorani, lors de sa visite à Londres, les 14 et 15 avril 1988 :
« Le Pakistan considère toujours le gouvernement intérimaire comme une étape vitale sur la voie de la paix. La meilleure façon d’aller de l’avant serait pour Cordovez d’établir un dialogue intra-afghan post-Genève ».
Noorani se félicitait de la décision soviétique de se retirer, mais déclarait que sans progrès dans la mise en place d’un gouvernement intérimaire, les combats se poursuivraient.
Les Pakistanais croyaient fermement que :
« Cordovez devrait poursuivre ses efforts personnels pour établir un dialogue intra-afghan, impliquant éventuellement des pourparlers de proximité trilatéraux entre la Résistance, les exilés et le régime. »
Noorani a dit aux Britanniques que la communauté internationale devrait « encourager le PDPA et la Résistance au compromis ».
Il s’est montré prudemment optimiste quant aux perspectives d’un tel compromis. Bien que la réaction de la Résistance au processus de Genève ait été défavorable, nombre de ses commentaires ont été faits pour produire des effets, disait-il. « Une semaine ou deux de réflexion pourrait subtilement changer les attitudes de la Résistance. Le régime pourrait aussi être plus souple, maintenant qu’il est confronté à la réalité du retrait soviétique. »
Noorani prétendait que l’acceptation par les Soviétiques de la symétrie des livraisons d’armes [par les États-Unis à la Résistance et par l’URSS à Kaboul respectivement] impliquait que les Soviétiques étaient désormais prêts à considérer la Résistance comme étant sur un pied d’égalité avec le régime.
Le ministre britannique des Affaires étrangères, Sir Geoffrey Howe, a conseillé au Premier ministre Margaret Thatcher de réitérer dans sa réponse au Président Zia son soutien à un règlement politique global et à un gouvernement en Afghanistan qui représente véritablement le peuple afghan, y compris la Résistance. L’OCPSF a préparé un document d’orientation recommandant que Londres :
« … préconise un gouvernement intérimaire comme étant le meilleur moyen de faciliter un transfert pacifique du pouvoir entre le régime et un gouvernement véritablement représentatif ».
La tournure de l’expression « y compris la Résistance » impliquait que le FCO [Foreign and Commonwealth Office] considérait le gouvernement Najibullah à Kaboul comme faisant partie de ce processus.
Les Américains étaient d’avis que, selon les termes du sous-secrétaire d’État adjoint américain Peck, Najibullah était, sans aucun doute, un dirigeant formidable et aurait pu jouer un rôle majeur à l’avenir.
Cependant, malgré sa réponse au président Zia, Mme Thatcher, qui s’était publiquement prononcée en faveur de l’idée d’un gouvernement de réconciliation nationale à large assise en Afghanistan, exigeait en privé que le FCO s’abstienne de tout soutien de ce type.
Elle était tout à fait d’accord avec l’avis de son secrétaire particulier, Charles Powell :
« … tout comme vous aviez raison de rejeter la formation d’un gouvernement intérimaire avant, vous le seriez maintenant. Il ne sert à rien de soutenir un dialogue intra-afghan ou un gouvernement intérimaire… Nous voulons que la Résistance l’emporte ».
Thatcher a donc demandé à son ministre des Affaires étrangères, Geoffrey Howe, que le soutien aux efforts des Nations Unies visant à promouvoir un dialogue intra-afghan soit « rayé de la liste des politiques et domaines d’action » du gouvernement britannique.
« C’était simplement une façon d’organiser un transfert de pouvoir pacifique, chose qui a été régulièrement approuvée par les Douze [les alliés occidentaux coordonnant leurs politiques concernant l’Afghanistan]. Mais il [le ministre des Affaires étrangères] n’a aucune affection pour cela ».
L’objectif britannique, poursuit-il, devrait être d’exclure Najibullah du règlement intra-afghan et de lui refuser tout soutien international. Les combats semblent voués à se poursuivre, opina Peirce.
« Il serait évidemment utile que cela puisse être vu et présenté comme le résultat de l’intransigeance du régime et non celui de la Résistance ».
Mais en réalité, c’était la Résistance qui avait un grave problème, comme l’a reconnu Sayyid Ahmed Gailani, chef du Front national islamique d’Afghanistan.
Lors d’une visite à Londres en octobre 1988, à mi-parcours du retrait soviétique, Gailani se plaignait du fait que si les événements se déroulaient rapidement en Afghanistan, aucun progrès n’avait été accompli par les partis d’opposition basés à Peshawar. Il n’existait aucune organisation pour parler au nom de la Résistance dans son ensemble, et il y avait un risque, selon Gailani, que certains membres de l’alliance qui manquaient de soutien populaire en Afghanistan puissent exploiter le chaos qui suivrait le retrait soviétique et prendre le pouvoir.
Et c’est ce qui s’est finalement produit [avec les Talibans, NdT], menant aux attentats du 11 septembre et à une guerre occidentale sans fin en Afghanistan.
Nikolai Gorshkov
Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.
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