En 2002, Paul Greengrass est déjà un auteur reconnu. Journaliste, il a accompagné les confessions de Peter Wright, l’ancien N°2 du MI-5, et a permis la publication de Spycatcher, un exceptionnel tableau des activités de contre-espionnage au Royaume-Uni pendant la Guerre froide. Le livre est un classique, et il faudrait que ceux qui parlent de renseignement l’aient lu, soit dit en passant.
Réalisateur pour la télévision, Greengrass s’est également aventuré sur grand écran avec Resurrected (1989), l’histoire d’un soldat britannique isolé pendant les combats aux Malouines, et The Theory of Flight (1998).
Depuis le début de sa carrière, Paul Greengrass révèle les vérités qui dérangent et ne cesse d’explorer l’envers du décor. Son intérêt pour le renseignement ne s’est d’ailleurs jamais démenti depuis, et son goût pour les révélations gênantes ou les enquêtes explosives ne saurait le faire accuser d’antimilitarisme. Disons plutôt qu’il dit les choses comme il pense qu’elles sont, et tant pis si cela doit faire tousser. Il est donc logique qu’en 2002 il ait livré, avec Bloody Sunday, une saisissante reconstitution des événements du 30 janvier 1972 à Derry.
Avec le souci du détail qui fait sa force, caméra à l’épaule, Paul Greengrass s’est lancé là dans un projet pour le moins délicat. Au Royaume-Uni, en effet, et à la suite de la publication en 1997 du livre de Don Mullan Eyewitness Bloody Sunday, les autorités ont enfin accepté, sous la pression des familles des victimes, de déclencher une nouvelle enquête au sujet des violences de ce funeste dimanche 72. La tâche est confiée, en 1998, à un prestigieux magistrat, Mark Saville, baron Saville of Newdigate, et son rapport, sans appel, sera rendu en 2010.
Alors que l’insurrection avait déjà commencé en Irlande du Nord contre la présence britannique, le massacre du Bloody Sunday (26 civils visés par des tirs, dont 14 tués), le 30 janvier 1972, est ainsi considéré comme un tournant dans un conflit qui ne s’est toujours pas éteint. Une première enquête officielle diligentée par Londres avait rapidement conclu en faveur des troupes anglaises et validé toutes les affirmations des militaires engagés en opération ce jour. Les conclusions britanniques, comme de juste, avaient été rejetées par l’IRA, qui n’y voyait qu’une auto absolution.
En 2001, alors que la commission Saville est au travail (Le rapport est consultable ici, et il ne laisse pas une chance à l’armée anglaise ou aux autorités), Paul Greengrass, s’inspirant en partie du récit de Don Mullan, tourne Bloody Sunday en Irlande, près de Dublin, et en Irlande du Nord, à Derry même. A la manière d’un documentaire, il s’attache à nous faire revivre les évènements et leur enchainement, des derniers préparatifs d’une marche pour les droits civiques à la fusillade et à l’embrasement. Il montre ainsi tous les protagonistes : militants pacifiques, membres de l’IRA, jeunes désireux d’en découdre, parachutistes (1st Parachute Regiment) déployés sur le terrain et état-major britannique à la manœuvre.
Greengrass ne juge pas, mais ce qu’il montre est sans appel. Court (107 minutes), sans musique, Bloody Sunday est, en effet, l’autopsie glacée du naufrage du mouvement des droits civiques en Irlande du Nord face à des forces plus puissantes et plus violentes. D’un côté, le gouvernement britannique, qui n’entend pas céder par principe, entend décapiter la révolte par un vaste coup de filet dont la réalisation est confiée à une unité de parachutistes qui n’a, évidemment, aucune expérience du maintien de l’ordre et qui est évidemment incapable de réaliser ce qui relève, ou devrait relever, de la police judiciaire.
Les militaires filmés par Paul Greengrass sont des combattants, ils sont venus faire la guerre, venger des camarades morts et défendre la Couronne. Le film ne cache pas la tension qui règne avant la manifestation, et le spectateur sait que 43 policiers ou soldats ont été assassinés, tout comme il sait que chaque nuit des affrontements ont lieu dans les rues de Derry entre émeutiers irlandais et forces de l’ordre britanniques. Pour autant, et malgré cette situation pré insurrectionnelle, la présence de cette unité parachutiste est incongrue, et inquiétante.
Soldats d’élite, conscients de leur force et de leur valeur, les paras sont là pour incarner la volonté de l’Etat britannique. La fermeté est un mot d’ordre, répété sans fin de l’intérieur des véhicules blindés aux bureaux de l’état-major, à quelques kilomètres de là, où la mission est dirigée par un général et supervisée par un autre (incarné par Tim Pigott-Smith, authentiquement glaçant – à la différence de certains foulards ou tatouages). La manoeuvre, d’une terrible brutalité, ne vise ni plus ni moins qu’à piéger les manifestants pour décapiter le mouvement en se saisissant des jeunes meneurs radicaux. Le discours des officiers, sans langue de bois, ne laisse pas d’ambiguïté quant à leur perception de leurs adversaires, jeunes hooligans, exclus sociaux, terroristes.
Dans le camp d’en face, justement, les responsables du mouvement des droits civiques, entonnant les chants de Pete Seeger, tentent de contrôler ces jeunes qui, sans avoir encore rejoint l’IRA, n’en pensent pas moins que le pacifisme est sans utilité face à l’attitude de Londres. Le choc de trajectoires opposées ne saurait provoquer autre chose qu’une catastrophe, mais la force du film réside dans la précision clinique avec laquelle il détaille, minute par minute, la mise en route de l’engrenage. En 2010, Paul Greengrass reviendra sur cette thématique dans Green Zone, un film qui montre le debut de l’insurrection en Irak quelques semaines après la victoire initiale de l’Empire.
Dans le cortège des manifestants à Derry, la jeunesse radicale devient turbulente. Pendant ce temps, les paras, embusqués, découvrent que leur idée de manoeuvre n’est pas réalisable en raison d’obstacles que les planificateurs n’ont pas pris en compte. La volonté des officiers sur le terrain d’aller au clash s’impose d’autant plus aisément que l’absence de leadership du brigadier MacLellan entraîne, disons-le clairement, la perte de contrôle de deux compagnies de combat.
Il y a là, par ailleurs, une intéressante leçon de choses. Sur le terrain, la logique opérationnelle, froidement technique, impose d’aller au contact. A l’état-major, la logique politique, au contraire, impose de ne pas y aller, quitte à faire échouer l’opération. Hélas, le général aux commandes ne s’impose pas à ses subordonnés, et l’affaire dérape lourdement.
Au cours d’une fusillade déclenchée par les soldats, 13 Irlandais sont donc tués en quelques minutes, devant des centaines de manifestants terrorisés. Un 14e mourra quelques semaines plus tard. Le basculement de la situation est montré de façon magistrale. On lit la stupeur sur le visage des responsables politiques, comme sur celui du commissaire de police auquel l’armée a assuré au début de l’après-midi qu’il serait fait un usage raisonnable de la force. Très vite, les officiers sur le terrain avancent la thèse de snipers sur les toits, ou de jets de bombes à clous. Les sous-officiers tentent de monter rapidement un récit qui permettra de justifier que près de 200 munitions aient pu être tirées contre une foule manifestement désarmée.
Le film ne montre pas seulement un dérapage opérationnel, il montre aussi un dérapage institutionnel, lorsque la vérité officielle doit à tout prix s’imposer à la vérité du terrain. Et tandis que les membres de l’IRA se voient renforcés, et tandis que toute une jeunesse décide de passer à l’action violente, les autorités britanniques s’en tiennent à leur version, décorant des soldats et des officiers, tolérant les mensonges manifestes, parfois gênés, de certains qui n’osent pas parler, de peur des conséquences dans leurs unités. La conscience se tait donc, tant la raison d’Etat doit impérativement triompher.
Comme toujours, les certitudes des uns nourrissent la colère des autres. Le major général Ford, presque caricatural, ne se prive pas de saluer une victoire contre les terroristes de l’IRA, alors même que l’opération, justement, est un cadeau béni pour le mouvement.
Dans la soirée, de retour de l’hôpital où les familles des victimes côtoient des paras au visage camouflé, le député Ivan Cooper, laissant la colère le submerger, laisse échapper quelques phrases terribles :
I just want to say this to the British Government… You know what you’ve just done, don’t you? You’ve destroyed the civil rights movement, and you’ve given the IRA the biggest victory it will ever have. All over this city tonight, young men… boys will be joining the IRA, and you will reap a whirlwind.
Au-delà de la leçon, pourtant déjà bien connue à l’époque, qui veut qu’on ne confie pas des missions de police à des unités de combat (même si certaines veulent voir la troupe dans les rues de Marseille), le film montre que la situation dégénère en raison de l’incompréhension des autorités militaires britanniques. Sans doute l’insurrection nord-irlandaise aurait-elle démarré de toute façon, mais le massacre du Bloody Sunday repose sur une suite d’erreurs impardonnables, bien qu’explicables. Emportée par son élan, aveuglée par sa mission comme par son statut, décidée à ne rien lâcher, à Derry comme ailleurs, l’armée britannique n’analyse pas la situation. Au lieu de différencier les chiens fous des authentiques insurgés, elle décide de gérer comme un ensemble cohérent une foule pacifique, quelques dizaines d’adolescents exaltés et une poignée de combattants ennemis. De ce fait, en méprisant le renseignement au profit d’une lecture bravache du contexte, elle provoque une catastrophe qui l’entraîne dans une guerre longue et douloureuse.
Une situation qui en rappelle d’autres.
Réalisateur pour la télévision, Greengrass s’est également aventuré sur grand écran avec Resurrected (1989), l’histoire d’un soldat britannique isolé pendant les combats aux Malouines, et The Theory of Flight (1998).
Avec le souci du détail qui fait sa force, caméra à l’épaule, Paul Greengrass s’est lancé là dans un projet pour le moins délicat. Au Royaume-Uni, en effet, et à la suite de la publication en 1997 du livre de Don Mullan Eyewitness Bloody Sunday, les autorités ont enfin accepté, sous la pression des familles des victimes, de déclencher une nouvelle enquête au sujet des violences de ce funeste dimanche 72. La tâche est confiée, en 1998, à un prestigieux magistrat, Mark Saville, baron Saville of Newdigate, et son rapport, sans appel, sera rendu en 2010.
Alors que l’insurrection avait déjà commencé en Irlande du Nord contre la présence britannique, le massacre du Bloody Sunday (26 civils visés par des tirs, dont 14 tués), le 30 janvier 1972, est ainsi considéré comme un tournant dans un conflit qui ne s’est toujours pas éteint. Une première enquête officielle diligentée par Londres avait rapidement conclu en faveur des troupes anglaises et validé toutes les affirmations des militaires engagés en opération ce jour. Les conclusions britanniques, comme de juste, avaient été rejetées par l’IRA, qui n’y voyait qu’une auto absolution.
En 2001, alors que la commission Saville est au travail (Le rapport est consultable ici, et il ne laisse pas une chance à l’armée anglaise ou aux autorités), Paul Greengrass, s’inspirant en partie du récit de Don Mullan, tourne Bloody Sunday en Irlande, près de Dublin, et en Irlande du Nord, à Derry même. A la manière d’un documentaire, il s’attache à nous faire revivre les évènements et leur enchainement, des derniers préparatifs d’une marche pour les droits civiques à la fusillade et à l’embrasement. Il montre ainsi tous les protagonistes : militants pacifiques, membres de l’IRA, jeunes désireux d’en découdre, parachutistes (1st Parachute Regiment) déployés sur le terrain et état-major britannique à la manœuvre.
Greengrass ne juge pas, mais ce qu’il montre est sans appel. Court (107 minutes), sans musique, Bloody Sunday est, en effet, l’autopsie glacée du naufrage du mouvement des droits civiques en Irlande du Nord face à des forces plus puissantes et plus violentes. D’un côté, le gouvernement britannique, qui n’entend pas céder par principe, entend décapiter la révolte par un vaste coup de filet dont la réalisation est confiée à une unité de parachutistes qui n’a, évidemment, aucune expérience du maintien de l’ordre et qui est évidemment incapable de réaliser ce qui relève, ou devrait relever, de la police judiciaire.
Les militaires filmés par Paul Greengrass sont des combattants, ils sont venus faire la guerre, venger des camarades morts et défendre la Couronne. Le film ne cache pas la tension qui règne avant la manifestation, et le spectateur sait que 43 policiers ou soldats ont été assassinés, tout comme il sait que chaque nuit des affrontements ont lieu dans les rues de Derry entre émeutiers irlandais et forces de l’ordre britanniques. Pour autant, et malgré cette situation pré insurrectionnelle, la présence de cette unité parachutiste est incongrue, et inquiétante.
Soldats d’élite, conscients de leur force et de leur valeur, les paras sont là pour incarner la volonté de l’Etat britannique. La fermeté est un mot d’ordre, répété sans fin de l’intérieur des véhicules blindés aux bureaux de l’état-major, à quelques kilomètres de là, où la mission est dirigée par un général et supervisée par un autre (incarné par Tim Pigott-Smith, authentiquement glaçant – à la différence de certains foulards ou tatouages). La manoeuvre, d’une terrible brutalité, ne vise ni plus ni moins qu’à piéger les manifestants pour décapiter le mouvement en se saisissant des jeunes meneurs radicaux. Le discours des officiers, sans langue de bois, ne laisse pas d’ambiguïté quant à leur perception de leurs adversaires, jeunes hooligans, exclus sociaux, terroristes.
Dans le camp d’en face, justement, les responsables du mouvement des droits civiques, entonnant les chants de Pete Seeger, tentent de contrôler ces jeunes qui, sans avoir encore rejoint l’IRA, n’en pensent pas moins que le pacifisme est sans utilité face à l’attitude de Londres. Le choc de trajectoires opposées ne saurait provoquer autre chose qu’une catastrophe, mais la force du film réside dans la précision clinique avec laquelle il détaille, minute par minute, la mise en route de l’engrenage. En 2010, Paul Greengrass reviendra sur cette thématique dans Green Zone, un film qui montre le debut de l’insurrection en Irak quelques semaines après la victoire initiale de l’Empire.
Dans le cortège des manifestants à Derry, la jeunesse radicale devient turbulente. Pendant ce temps, les paras, embusqués, découvrent que leur idée de manoeuvre n’est pas réalisable en raison d’obstacles que les planificateurs n’ont pas pris en compte. La volonté des officiers sur le terrain d’aller au clash s’impose d’autant plus aisément que l’absence de leadership du brigadier MacLellan entraîne, disons-le clairement, la perte de contrôle de deux compagnies de combat.
Il y a là, par ailleurs, une intéressante leçon de choses. Sur le terrain, la logique opérationnelle, froidement technique, impose d’aller au contact. A l’état-major, la logique politique, au contraire, impose de ne pas y aller, quitte à faire échouer l’opération. Hélas, le général aux commandes ne s’impose pas à ses subordonnés, et l’affaire dérape lourdement.
Au cours d’une fusillade déclenchée par les soldats, 13 Irlandais sont donc tués en quelques minutes, devant des centaines de manifestants terrorisés. Un 14e mourra quelques semaines plus tard. Le basculement de la situation est montré de façon magistrale. On lit la stupeur sur le visage des responsables politiques, comme sur celui du commissaire de police auquel l’armée a assuré au début de l’après-midi qu’il serait fait un usage raisonnable de la force. Très vite, les officiers sur le terrain avancent la thèse de snipers sur les toits, ou de jets de bombes à clous. Les sous-officiers tentent de monter rapidement un récit qui permettra de justifier que près de 200 munitions aient pu être tirées contre une foule manifestement désarmée.
Le film ne montre pas seulement un dérapage opérationnel, il montre aussi un dérapage institutionnel, lorsque la vérité officielle doit à tout prix s’imposer à la vérité du terrain. Et tandis que les membres de l’IRA se voient renforcés, et tandis que toute une jeunesse décide de passer à l’action violente, les autorités britanniques s’en tiennent à leur version, décorant des soldats et des officiers, tolérant les mensonges manifestes, parfois gênés, de certains qui n’osent pas parler, de peur des conséquences dans leurs unités. La conscience se tait donc, tant la raison d’Etat doit impérativement triompher.
Comme toujours, les certitudes des uns nourrissent la colère des autres. Le major général Ford, presque caricatural, ne se prive pas de saluer une victoire contre les terroristes de l’IRA, alors même que l’opération, justement, est un cadeau béni pour le mouvement.
Dans la soirée, de retour de l’hôpital où les familles des victimes côtoient des paras au visage camouflé, le député Ivan Cooper, laissant la colère le submerger, laisse échapper quelques phrases terribles :
I just want to say this to the British Government… You know what you’ve just done, don’t you? You’ve destroyed the civil rights movement, and you’ve given the IRA the biggest victory it will ever have. All over this city tonight, young men… boys will be joining the IRA, and you will reap a whirlwind.
Au-delà de la leçon, pourtant déjà bien connue à l’époque, qui veut qu’on ne confie pas des missions de police à des unités de combat (même si certaines veulent voir la troupe dans les rues de Marseille), le film montre que la situation dégénère en raison de l’incompréhension des autorités militaires britanniques. Sans doute l’insurrection nord-irlandaise aurait-elle démarré de toute façon, mais le massacre du Bloody Sunday repose sur une suite d’erreurs impardonnables, bien qu’explicables. Emportée par son élan, aveuglée par sa mission comme par son statut, décidée à ne rien lâcher, à Derry comme ailleurs, l’armée britannique n’analyse pas la situation. Au lieu de différencier les chiens fous des authentiques insurgés, elle décide de gérer comme un ensemble cohérent une foule pacifique, quelques dizaines d’adolescents exaltés et une poignée de combattants ennemis. De ce fait, en méprisant le renseignement au profit d’une lecture bravache du contexte, elle provoque une catastrophe qui l’entraîne dans une guerre longue et douloureuse.
Une situation qui en rappelle d’autres.
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